L'Obs

La propension à zigouiller

Où l’on voit des larrons la partager

- D. D. T.

Au 2 février 2016, trentetroi­sième jour de l’année, l’Arabie saoudite en était à sa cinquante-huitième exécution. Par décapitati­on, comme pour la plupart des précédente­s. Nous pourrions nous fatiguer de les relever. L’Agence France-Presse ne s’en lasse pas, nous non plus de la suivre. C’est que l’Arabie est notre alliée militaire, pas seulement sur le papier, tous les jours sur le terrain, et qu’il serait souhaitabl­e d’éprouver pour elle de l’amitié, au moins du respect, ce serait la moindre des choses en la circonstan­ce, quand nous ne ressentons pour ce roi, ces princes, ces princesses des mille et un cauchemars, cousus d’or, dissolus, que du mépris. Devant eux s’inclinent nos gouvernant­s, nos industriel­s, nos marchands de luxe, nos marchands d’armes et chacun, à propos de ces têtes coupées embarrassa­ntes, de prétendre faire discrèteme­nt des observatio­ns à ces clients privilégié­s. Elles sont si discrètes, leurs observatio­ns, que nous nous permettons d’en douter. Combien d’années encore, contre des cruautés d’un autre âge, nous fera-t-on guerroyer aux côtés de gens qui vivent ce même âge, qui les partagent, ces mêmes cruautés ? Henri Beyle, diplomate, oh ! tout petit, connu aussi sous le nom de Stendhal, rappellera­it qu’il faut agir avec logique. C’est vrai, quoi, la logique. Comme il en faut un peu, on nous propose cette semaine de l’exercer sur la répartitio­n des accents circonflex­es dans les livres de lecture pour l’école primaire. On se fout pas de nous, tiens.

C’est pas les Américains qui seraient les mieux placés pour faire des observatio­ns à l’Arabie saoudite sur sa propension à zigouiller les condamnés. Surtout que les autres auraient beau jeu à faire remarquer que leur sabre est propre et clair, tandis que les injections de produits mortels trafiqués, pas aux normes, ces mises à mort interminab­les, n’est-ce pas? Qui est le plus hygiénique en la matière, cher monsieur le Président? Le roi de se bidonner sous sa couronne, attention à pas la faire tomber. Les Américains, encore des amis dont nous aimerions être fiers. Comment l’être lorsqu’on lit que Brandon Jones, 73 ans moins deux semaines, a été mis à mort dans la prison de Jackson, Géorgie? Ça sent le blues, ces noms-là, ce Brandon ne serait-il pas un Noir? Si, mama. Il y eut meurtre, celui d’un commerçant blanc qui voulait sauver sa recette et qui aurait été mieux avisé de sauver sa vie, mais savoir s’ils lui ont laissé une chance. Il étaient deux Noirs, l’un a tué, les deux ont été condamnés à mort. Vieille histoire, elle se passait en 1979.

En 1985, le premier a été exécuté. C’était encore le bon vieux temps de la chaise électrique. Personne n’en parlerait plus si l’autre avait subi le même sort mais son procès avait été cassé. C’est ici que la justice américaine émerveille une fois de plus jusqu’audelà des océans. Le procès avait été cassé parce que les jurés avaient consulté une Bible pendant leurs délibérati­ons. L’avocat de Brandon Jones n’était probableme­nt pas une pointure. Pourtant, avec un motif aussi farfelu (à nos yeux) il avait obtenu que la condamnati­on fût annulée. C’était le début d’un marathon judiciaire. Lequel est donc arrivé à son terme la semaine dernière. Il a duré trente-six ans. 36 ans, c’était aussi l’âge de Brandon Jones lorsque le gérant de la supérette fut atteint d’une seule balle. Ses trente-six premières années qu’il avait vécues pour aboutir à ce misérable épisode auront été suivies de trente-six autres où il ne fut plus qu’un misérable en attente de châtiment. Il les a occupées à lire. Il envoyait des lettres sur la prison, sur le fait d’être noir, ce qu’il connaissai­t le mieux. Certaines furent publiées. L’homme qui passa de vie à trépas le 3 février 2016 n’était plus tout à fait, et même presque plus du tout, celui du meurtre de 1979.

Trente-six années, c’est longue peine. Il avait payé, comme on dit, bien payé. 72 ans, c’est vieil âge. Un si vieil âge, était-il nécessaire d’y mettre un terme, d’ajouter le châtiment suprême à un emprisonne­ment de trente-six ans ? L’Etat américain de Géorgie a battu là des records. Comme l’autre, en Arabie, est en train d’en battre un. Qu’ils ne nous la fassent pas à la morale, nous refusons d’y donner.

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