L'homme qui fait trembler la planète
Ce qui se trame vraiment en Corée du Nord
Il est le plus jeune chef d’Etat du monde – le plus dangereux aussi. Lorsqu’il succède à son père, en décembre 2011, Kim Jong-un n’a pas 30 ans. Avec son étrange coupe de cheveux, son visage poupin et sa démarche d’obèse, on le prend pour un clown. On croit que le troisième monarque de la dynastie des Kim – la famille qui tyrannise la Corée du Nord depuis près de soixante-dix ans – n’est qu’un bouffon, que son régime tortionnaire s’e ondrera, enfin, comme un château de cartes. Mais voilà : quatre ans plus tard, le clan Kim est toujours au pouvoir, et le Falsta de Pyongyang s’est mué en un Caligula d’Asie. Il ne fait plus rire personne.
Non seulement il est encore en place, mais il se révèle aussi autoritaire, ambitieux et menaçant que son père, Kim Jong-il, et même que son grand-père, le fondateur de la monarchie rouge en 1948, Kim Il-sung. Pire, il dispose de l’arme suprême – la bombe atomique – et des moyens de la projeter. Si bien que ses menaces de vitrifier Séoul, Pékin ou New York sont désormais prises très au sérieux par les grandes chancelleries. Autrement dit, et aussi improbable que cela ait pu paraître il y a quelques années, « Kim 3 » est aujourd’hui l’un des acteurs majeurs de la géopolitique asiatique, si ce n’est mondiale. C’est pourquoi le magazine américain « Time » vient de le classer parmi les cent personnalités les plus influentes de la planète en 2016.
Qui est cet énigmatique despote de 33ans, appelé « le Maréchal » par la presse o cielle nord-coréenne ? Comment et avec qui gouverne ce potentat richissime, fana de pop music, qui entend continuer de martyriser son peuple pendant les quarante ou cinquante années à venir – et qui, dans ce but, va se faire définitivement introniser Suryong (« Leader suprême ») lors d’un congrès grandiose le 6 mai ? Jusqu’où peut aller cet admirateur déclaré de JeanClaude Van Damme et de Michael Jordan qui vient d’instaurer un service militaire de six ans pour les jeunes femmes (il est de dix ans pour les hommes)? A Séoul et à Washington, « l’Obs » a interrogé des spécialistes réputés de la mystérieuse dynastie Kim ainsi que plusieurs personnages importants qui ont, récemment, fait défection et réussi à fuir le pays le plus fermé du monde. Leurs réponses sont souvent surprenantes – jamais rassurantes.
Ra Jong-yil a longtemps dirigé les services secrets sud-coréens. Il est donc l’un des hommes les mieux renseignés sur la famille qui règne sur le frère ennemi du Nord depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Il appelle ce régime assassin « la théocratie de Pyongyang », en référence à la propagande locale qui présente les Kim comme d’essence quasi divine. « Le dernier de la lignée, Kim Jong-un, n’est certes pas un demi-dieu comme le croient beaucoup de ses compatriotes, explique le maître-espion dans le très sélect Seoul Club, mais, à l’évidence, il est extrêmement intelligent. Il aime la confrontation et n’a peur de rien. Benjamin des trois fils de Kim Jong-il, il était son préféré, justement à cause de ce caractère trempé et narcissique. Personne ne lui a jamais imposé de discipline. Il a pris l’habitude d’obtenir ce qu’il désire. C’est pour cela qu’il est particulièrement dangereux. »
Dès son enfance, Kim Jong-un, qui souffre de diabète et d’hypertension comme son père, vit à l’écart. Au début des années 1990, Kim Jong-il l’envoie en Europe faire ses études primaires et secondaires dans des établissements ultrachics, notamment près de Berne, en Suisse. Là, le futur « Maréchal », qui devient francophone et anglophone, vit sous une fausse identité dans un grand duplex qu’il ne quitte presque jamais. Comme sa mère vient très souvent en France pour soi- gner un cancer (voir encadré p. 35), il est chaperonné par une tante et un oncle. En 1998, le couple s’exilera aux Etats-Unis et
changera de nom, terrifié par le tempérament violent et imprévisible de son protégé. Un troisième adulte s’occupe de lui en Suisse : l’ambassadeur nord-coréen auprès des Nations unies à Genève, Ri Su-yong. C’est lui qui cache la fortune de la famille en Occident et fait parvenir en catimini à Pyongyang les produits de luxe dont Kim grand amateur de femmes, de yachts et d’alcool, est très friand mais que l’ONU lui interdit d’importer. Entre le diplomate et l’héritier, une relation de confiance s’établit. Après son installation au pouvoir, « Kim 3 » en fera son ministre des Affaires étrangères et l’un des hommes clés de son régime.
C’est en 2008 qu’il est bombardé dauphin officiel, après la première attaque cérébrale de son père. Il a 25 ans. Les médias du régime commencent à parler de lui et de son destin de futur maître du pays. On l’appelle « le brillant camarade » puis le « jeune général ». « Jusque-là, personne ne connaissait son existence qui a été cachée même à la nomenklatura, dit Jang Jin-sung qui a occupé un poste élevé dans le toutpuissant Parti des Travailleurs, avant de faire défection il y a quelques années. Afin de l’imposer au peuple, les services de propagande lui ont concocté, à la va-vite, un passé mythique, grandiose. »
A les croire, « Kim 3 » serait né au pied du mont sacré Paektu, alors qu’il a vu le jour dans la ville portuaire de Wonsan, où son père disposait d’une résidence ; il aurait appris à conduire une voiture à 3 ans et rédigé une thèse de stratégie militaire à 15, tandis qu’il est rentré de Suisse sans le moindre diplôme et qu’enfant ses Mercedes étaient… à pédales. Rien n’est trop gros pour tenter de faire avaler aux 25 millions de Nord-Coréens un troisième Kim à la tête du pays.
Les propagandistes font tout pour transformer ce jeune homme aux étranges proportions – 1,50 mètre pour 90 kilos – en « Leader suprême ». Ils assurent que le « système idéologique monolithique du chef », base doctrinale de la révolution nord-coréenne, a besoin de… continuité familiale. Ils lui organisent dare-dare un mariage avec une jeune chanteuse. Un homme marié en impose plus qu’un célibataire. On lui apprend à parler et à marcher comme son grand-père, qui reste vénéré dans ce pays clos qui n’a connu que des régimes féodaux. Afin d’accentuer la ressemblance, on lui aurait même, assurent certains, fait subir de la chirurgie esthétique. Et la manip prend.
D’autant plus facilement que, dès son accession au pouvoir, Kim Jong-un endosse le costume de chef de l’Etat avec une maîtrise déconcertante. Jean Lee a été, en 2012, la première correspondante d’une agence de presse occidentale, Associated Press, accréditée à Pyongyang. « J’ai assisté à son premier discours comme leader du pays, se souvient-elle. C’était le 15 avril 2012, pour la célébration du centième anniversaire de la naissance de son grand-père, Kim Il-sung, sur la grande place qui porte son nom. Cela faisait vingt ans qu’un chef de la Corée du Nord ne s’était pas exprimé en public ! J’ai été sidérée par sa voix grave et son calme. Malgré son inexpérience, il émanait de lui une très grande confiance. »
LA “POMPE À FRIC” DE LA FAMILLE
Pendant un an, « Kim 3 » s’initie aux arcanes du pouvoir grâce à un mentor désigné par son père avant sa mort : son oncle, Jang Song-thaek, qui a épousé la fille du fondateur de la dynastie. Ce tonton par alliance, qui devient une sorte de régent, connaît les rouages les plus secrets du régime. Depuis des années, il dirige le saint des saints : le Département de l’Organisation du Parti. Derrière cette dénomination anodine se cachent la « pompe à fric » de la famille et l’instrument de contrôle de l’élite nordcoréenne. Kim Kwan-jin y a longtemps travaillé, avant de fuir en Corée du Sud : « Nous, les fonctionnaires du département, étions des intouchables, raconte-t-il. Nous étions payés en devises et n’avions de comptes à rendre qu’au leader. C’est normal : nous montions des opérations pour lui procurer du cash. »
Un exemple ? « A Singapour, poursuit Kim Kwan-jin, j’ai participé à une grande arnaque à la réassurance qui a rapporté 20 millions de dollars avant d’être découverte par les autorités locales. En fait, le département gère toutes sortes d’activités : des hôtels, des boîtes d’import-export, des pêcheries industrielles, des fabriques de pâtes, et même l’unique service d’e-mail de la Corée du Nord. Le tout pour abonder ce que les autorités appellent pudiquement le “fonds révolutionnaire”. En réalité, les millions de dollars ainsi récoltés sont apportés, chaque semaine, au leader du pays, en liquide. »
Aujourd’hui, le département est, selon certains spécialistes, contrôlé par l’une des soeurs de « Kim 3 ». Une autre dirigerait le ministère de la Propagande. Petit à petit, le nouveau dictateur a installé des proches à tous les postes clés. Il a même promu son ancien entraîneur de basket, le général Choe Pu-il, ministre de la Sécurité du peuple, et donc chef des 300 000 policiers qui assurent la sécurité du régime.
Pour forger une nouvelle élite à sa main, le jeune mais habile tyran a fait le ménage au sommet de l’Etat – une purge à coups de kalachnikov. Deux ans après son arrivée au pouvoir, en décembre 2013, il prouve à son peuple et au cercle dirigeant qu’il n’est pas une marionnette et qu’il n’a plus rien à apprendre du régent. Comment ? En le faiJong-il,
sant exécuter en public… « L’oncle-mentor se moquait ouvertement de son inexpérience, dit le maître-espion sud-coréen Ra qui vient d’écrire un livre sur lui. A mon avis, il y a une autre raison à cette exécution spectaculaire : le dauphin détestait depuis toujours cet homme qui, au vu et au su de sa mère, organisait, pour son père, des parties fines avec des brigades du sexe composées de prétendues “secrétaires techniques”. » Les Atrides en Extrême-Orient… Au total, les services secrets sud-coréens estiment que, ces deux dernières années, plus de deux cents hauts responsables ont été passés par les armes. Avec, selon le principe très en vogue à Pyongyang de « culpabilité par association », tous les membres de leurs familles qui n’ont pas réussi à fuir à l’étranger.
Afin d’acheter la loyauté de la nouvelle nomenklatura, « Kim 3 » lui accorde des privilèges exorbitants. Lui-même adore le luxe. L’ancienne vedette du basket américain Dennis Rodman est l’un des très rares Occidentaux à avoir été invités chez lui. Il raconte son appétit pour le caviar, les cognacs français. Et ses fêtes « 7 étoiles » sur son yacht. Pour les 200 000 cadres qui forment l’armature de son régime, le jeune dictateur a fait construire des immeubles ultra- chics et sécurisés à Pyongyang, avec piscine intérieure, crèches et centres commerciaux approvisionnés en produits venus de Paris, Londres ou Tokyo, où tout est payé en devises étrangères. Pour leurs loisirs, il a fait bâtir une petite station de sports d’hiver et plusieurs parcs d’attractions. Cette « classe spéciale » a le droit d’acheter des appartements et même des commerces, bien que la propriété privée soit toujours o ciellement interdite.
« Le peuple, lui, n’attend plus rien de son “Leader suprême”, explique le professeur Lee Woo-young, président de l’Association des Etudes nord-coréennes à Séoul. Depuis la grande famine des années 1990, il sait que le système prétendument socialiste ne fonctionne plus. Tout s’est e ondré. Un quart seulement des Nord-Coréens peuvent survivre avec un maigre salaire de l’Etat. Les autres, qui gagnent quelques centimes – oui cen-
“Il est extrêmement intelligent. Il aime la confrontation et n’a peur de rien.”
times – d’euro par mois !, essaient de se débrouiller grâce au “jangmadang”, le marché noir, auquel toute la population a recours. » Pour eux, l’heure est au capitalisme le plus sauvage, avec ses usuriers et ses flics totalement corrompus. Beaucoup n’y parviennent pas. Selon l’ONU, un NordCoréen sur quatre a du mal à se nourrir tous les jours. Et des milliers d’enfants vivent dans la rue.
Yo-yong, petit bout de femme de 50 ans, a fui le « paradis » des Kim en 2015. « J’étais chef de district dans une ville près de la frontière chinoise, raconte-t-elle dans un minuscule appartement de la banlieue de Séoul. J’avais la responsabilité de trente-huit foyers. C’est par moi que passaient les messages de propagande et les ordres du “Leader suprême”. Quand il a décidé de construire une autoroute, j’or- Le nettoyage des rues de la capitale s’effectue sous le contrôle de la police (mars 2016). donnais à mes “voisins” d’aller, à leurs heures perdues, ramasser plusieurs kilos de sable et de gravier dans le lit d’une rivière proche. A la fin, certains refusaient d’obéir. Ils n’avaient même pas de quoi se nourrir et on leur demandait de travailler pour rien. Moi-même je faisais du marché noir pour survivre, puisque mon salaire officiel n’était que de 800 wons [80 centimes d’euro] par mois. J’allais acheter des céréales en Chine que je revendais à la sauvette. Les flics, les douaniers, les chefaillons du parti nous rackettaient si souvent que parfois il ne nous restait plus rien. Pendant longtemps, j’ai cru dur comme fer que nous vivions dans un “paradis”. A la fin, je n’en pouvais plus de ces parasites. »
“Le peuple n’attend plus rien de son ‘Leader suprême’.”