L'Obs

Le premier Perec

L’ATTENTAT DE SARAJEVO, PAR GEORGES PEREC, SEUIL, 208 P., 18 EUROS.

- GRÉGOIRE LEMÉNAGER

Voilà donc le premier roman de Georges Perec (1936-1982). Ecrit à 21 ans, à la Stendhal, à l’automne 1957, après une déception amoureuse en Yougoslavi­e. Des éditeurs l’avaient refusé avec des mots encouragea­nts. Puis le jeune homme l’avait égaré (bon moyen de passer à autre chose). Un demi-siècle plus tard, dans son intéressan­te préface, Claude Burgelin est catégoriqu­e : c’est bien du Perec (1965, photo). Mais lequel ? Ni le génial sociologue des « Choses » ni le formaliste prométhéen de « la Vie mode d’emploi ». Son « Attentat de Sarajevo » a des airs de thriller psychologi­que : le héros est un Cyrano éconduit par la maîtresse d’un copain serbe; parti zoner à Belgrade, il met donc au point une tactique pour éliminer cet intellectu­el qui le saoule à coups de raki et de discours « sur les bienfaits du franciscan­isme appliqué au marxisme-léninisme ». C’est la complainte du mal-aimé (Perec cite Apollinair­e en douce) pervertie par « les Liaisons dangereuse­s ».

Bien sûr, comme c’est le héros qui raconte son « crime parfait », il dit ce qu’il veut. Il peut prétendre qu’« analyser ses sentiments est une chose détestable », il en sait plus que nous. Sa confession est un récit truqué comme « la Chute » de Camus, sorti un an plus tôt. Elle est envahie de redites et de points de suspension comme une rédaction de collégien, mais on s’y laisse piéger avec plaisir. Perec a déjà de l’humour (« il est assez difficile d’amener une femme à tuer son mari, surtout si cette femme n’est pas complèteme­nt idiote ») ; de brillantes intuitions sur la mémoire (« chaque souvenir devient insaisissa­ble au moment même où on croit l’approcher ») ; un sens aigu de ce qui peut faire penser qu’une fille vous aime, alors qu’elle vous trouve sympa. Surtout, il a le culot de mener en parallèle le récit d’un autre attentat commis à Sarajevo, le 28 juin 1914, qui coûta la vie à un archiduc et à « 9 millions » de personnes. Quel était son « véritable sens » ? Perec refait le procès des terroriste­s, d’une manière qui éclaire subtilemen­t le fait divers des chapitres voisins. La quasi-symétrie de son jeu de miroirs finit par donner le vertige. C’est la formule qui, en 1975, fera de « W » un chef-d’oeuvre.

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