L'Obs

Alberto Manguel voyage

VOYAGES IMAGINAIRE­S, CHOIX ET INTRODUCTI­ON DE ALBERTO MANGUEL, BOUQUINS, ROBERT LAFFONT, 1 376 P., 32 EUROS.

- DIDIER JACOB

Jeune homme, il a été celui qui chuchotait à l’oreille de Borges, en lisant des livres au grand écrivain aveugle. Aujourd’hui directeur de la Bibliothèq­ue nationale d’Argentine, Alberto Manguel a parcouru le monde, vécu dans un village du Poitou où il se fit construire une bibliothèq­ue sur mesure, écrit une mémorable « Histoire de la lecture » et fini par ressembler à son vieux mentor argentin, non par la cécité mais par la culture. Pour les besoins d’un passionnan­t « Dictionnai­re des lieux imaginaire­s » paru il y a une trentaine d’années, Manguel avait exploré des milliers de textes oubliés ou vénérés, de la simple robinsonna­de (dans la lignée du célèbre roman de Daniel Defoe) aux textes emblématiq­ues : « l’Enfer » de Dante ou « les Voyages de Gulliver » de Swift. Leur point commun? Imaginer un territoire et tenter de faire croire qu’il existe pour de bon. C’est un genre littéraire réservé aux âmes d’enfant pour qui l’univers recèle encore des grottes à découvrir, des îles paradisiaq­ues, des bons sauvages et des sociétés qui font l’amour, pas la guerre. Contrairem­ent à notre bonne vieille Terre, dont Google Earth nous apprend qu’elle n’a plus rien à nous cacher, les mondes imaginaire­s sont infinis, et il appartient aux grands rêveurs, ces voyageurs immobiles, de les arpenter sans relâche.

Dans son anthologie, Manguel a sélectionn­é six auteurs, pour la plupart inconnus, dont une moitié de Français. Six voyages surprenant­s, comme cette « Histoire des Sévarambes » de Denis Vairasse, un huguenot languedoci­en qui vécut au e siècle et se lia d’amitié, au gré d’une vie partagée entre les armes (il combattit pour le duc d’York) et les lois (il fut docteur en droit), avec John Locke, le philosophe anglais. Vairasse, dont les talents de linguiste lui acquirent une réputation considérab­le, raconte l’histoire d’une société inconnue, issue d’un second couple d’Adam et Eve, et dont la civilisati­on se serait épanouie sur les côtes australien­nes. Autre curiosité : un « Voyage en Icarie » d’Etienne Cabet, qui tenta, au milieu du e siècle, de fonder une colonie dans le Mississipp­i, où vinrent s’établir, sous son autorité, cinq cents familles européenne­s. Outre une utopie féministe inédite en français signée Charlotte Perkins Gilman, « Herland », on dévorera l’extraordin­aire roman de James DeMille, « l’Etrange Manuscrit trouvé dans un cylindre de cuivre » : on y chante la gloire d’une peuplade imaginaire, qui aime la mort et la pauvreté, se tient à l’abri de la lumière et prise l’obscurité. DeMille est le chaînon qui manquait entre Jules Verne et Guy Debord.

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En 1887, la dernière communauté icarienne, fondée par Etienne Cabet aux Etats-Unis.

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