CINÉMA
La nouvelle a aire Kerviel
L ’argent, décidément, a une odeur, voire un léger fumet de merde. Jérôme Kerviel, le personnage le plus célèbre de la saga financière du e siècle, le héros déconfit de « l’Outsider », le film de Christophe Barratier, en est la preuve vivante. Jeune trader breton, enivré par la fièvre des salles de marché et le survoltage du « middle o ce » de la Société générale, il a raflé des sommes cosmiques pour la banque (qui en était ravie) avant de chuter et d’être condamné à rembourser 4,9 milliards d’euros, soit 278 535 années de smic. Le juge avait fumé la moquette, le tapis de Boukhara, le papier peint du couloir et le gazon du Luxembourg ! Finalement ce verdict hallucinant a été annulé, et la Société générale vient même d’être condamnée par les prud’hommes à verser 455 000 euros à son ancien trader. Le film de Barratier reconstitue toute la saga.
C’est à la fois passionnant, révoltant, fascinant, tragique et drôle. L’ambiance des
salles d’ordres, les rapports humains (si peu), l’électricité des écrans informatiques, l’ivrognerie des courbes des marchés, la progression des indices, la façon de parier sur un avenir incertain, la montée des chi res, tout est d’une violence incroyable. C’est donc ainsi que les banques gagnent leur pognon ? Avec des jeunes types qui font carpet (qui cachent leurs gains), qui « bouclent » ou « débouclent » on ne sait quoi, qui se lancent le benchmark à la figure, qui jonglent avec le Nasdaq et le Broker Forex, qui font du spiel et du warrant bid only et qui pratiquent l’« îlot de retournement » ? Qui connaissait les mots « algorithme » ou « hedge fund » en 2000 ? Désormais passés dans le langage courant, ces vocables jalonnent le parcours de Kerviel. Dans le film, il est juste un ambitieux pris dans une nasse : tandis que ses supérieurs se contentent d’enregistrer des résultats mirobolants et le poussent à faire encore mieux, la machine s’emballe. Oui, Kerviel a dépassé les limites. Mais franchement les limites sont floues – voire pourries.
Christophe Barratier ne juge pas. Il laisse son héros au seuil de l’écroulement : le spectateur a les cartes en main, à lui de se faire une opinion. Le plus di cile, dans ce récit de deux heures, est de tenir l’intérêt : les visages devant des écrans clignotants ne su sent pas. Le réalisateur se penche donc sur les liens d’équipe : entre Kerviel et Keller, son chef direct, il y a une complicité chaleureuse. Entre Kerviel et Sofia, une a ection qui se désintègre. Entre Kerviel et tous les autres, Samir, Mathieu, Benoît, Sébastien, une amitié agressive, et frêle. Les acteurs donnent à ces personnages une épaisseur et, qui sait, une âme. Arthur Dupont, dans le rôle principal, danse sur un volcan. François-Xavier Demaison, en gourou bou on, est incroyable. Quant à Sabrina Ouazani (« Des hommes et des dieux »), elle est fine et bouillante à la fois.
Signe des temps ? Le film financier – que les Mexicains nomment le « dollarista » – est en train de devenir un genre en soi. Depuis le « Wall Street » d’Oliver Stone (1987), le sujet est d’actualité. De « Margin Call », analyse impitoyable du krach des subprimes en 2008, à « The Big Short » où cette même crise est expliquée par une fille nue dans un bain, en passant par « le Loup de Wall Street », la tendance est évidente. Les films utilisent les vrais personnages, sans les dissimuler derrière des pseudos : Jordan Belfort, Nick Leeson, Jérôme Kerviel ont beau être joués par Leonardo DiCaprio, Ewan McGregor ou Arthur Dupont, ils ne perdent pas leur identité. Dans le domaine du fric, la réalité est aussi dingue que la fiction. Pas besoin d’en rajouter.
« L’Outsider » est un western, au fond. Il y a des territoires à conquérir, des morts, des cactus, des méchants et des shérifs. Il y a aussi un regard impitoyable sur une société dont les traders, dit-on, se vantent de regarder les films pornos à l’envers. Pourquoi ? « Parce qu’ils aiment penser que la fille rend l’argent. » C’est drôle, mais pas tellement. « L’Outsider », en salles le 22 juin.