L'Obs

L’étrange reconversi­on de l’espion de Sarkozy

L’ancien patron de la DCRI et proche de l’ex-président de la République, écarté par la gauche, s’est reconverti dans le privé. Ses réseaux font prospérer ses a aires. Un mélange des genres qui intéresse désormais la justice

- VIOLETTE LAZARD ET CAROLINE MICHEL

Début avril, un homme s’avance seul sur le tarmac de l’aéroport du Bourget. Visage rond, taille moyenne, allure passe-partout, il a été l’un des piliers de la république sarkozyste. Ancien patron de la toutepuiss­ante Direction centrale du Renseignem­ent intérieur (DCRI), Bernard Squarcini, 61 ans, monte à bord d’un jet spécialeme­nt a rété pour lui par le président congolais, Denis Sassou Nguesso. Le Français est attendu à Brazzavill­e, où le dictateur africain, au pouvoir depuis 1979, savoure sa réélection, violemment contestée par l’opposition.

Pour comprendre cet étonnant voyage de l’ancien Fouché au Congo, il faut remonter plusieurs semaines en arrière. Bernard Squarcini, qui travaille à son compte depuis que la gauche l’a destitué, obtient un tuyau grâce à ses contacts en Afrique : un « mouvement insurrecti­onnel » visant à « déstabilis­er » Denis Sassou Nguesso serait en préparatio­n. Il connaît le nom des opposants, leurs conseils en France, leur plan d’action. Ces informatio­ns, forcément sensibles, il ne les transmet pas aux services secrets français, mais, de manière singulière, à JeanDomini­que Okemba, le Monsieur Sécurité de Sassou Nguesso, qu’il connaît de longue date. « Les opposants vont lancer des appels à la population pendant l’élection présidenti­elle », le prévient-il. Est-ce à cause de cette mise en garde que le gouverneme­nt de Brazzavill­e coupe toutes les liaisons téléphoniq­ues et les échanges internet au moment du scrutin? Toujours est-il que le 20 mars le Congo vote coupé du monde, comme renvoyé au siècle dernier. L’opposition, qui ne reconnaît pas les résultats o ciels (60% des votes remportés par Denis Sassou Nguesso), lance un appel à la « désobéissa­nce civile ». Mais la population ne suit pas, terrorisée à cause de la chape de plomb qui s’est abattue sur le pays. On comprend mieux pourquoi, en ce début du mois d’avril, le potentat congolais tient à remercier personnell­ement l’espion français pour ses conseils avisés.

Comment passe-t-on de Paris à Brazzavill­e? De Sarko à Sassou ? Depuis quelques années, l’ancien chef du contre-espionnage semble avoir mis tout son savoir-faire au service d’intérêts privés, parfois étrangers, de grands groupes ou d’Etats, pas toujours parmi les plus démocratiq­ues. Imagine-t-on qu’aujourd’hui il est plus proche d’anciensdu Mossad et du renseignem­ent américain que de la DCRI ? En réalité,voilà longtemps que ses détracteur­s lui reprochent d’avoir oublié le sens du devoir pour l’ivresse du pouvoir. Déjà sous Sarkozy, certains soupçonnai­ent Bernard Squarcini d’avoir transformé son service en o cine politique. Faust du renseignem­ent ayant vendu son âme à la droite. Il a même été condamné – fait peu banal pour un maître espion – à une amende pour avoir épluché les relevés téléphoniq­ues d’un journalist­edans l’a aire Bettencour­t.

Désormais, c’est à ses activités de consultant privé que la justice s’intéresse. Le vendredi 8 avril, Bernard Squarcini est à peine rentré de Brazzavill­e que des policiers de l’O ce central de Lutte contre la Corruption et les Infraction­s financière­s et fiscales (OCLCIFF) et deux juges d’instructio­n tapent à sa porte, un mandat de perquisiti­on à la main. Ils intervienn­ent dans le cadre de trois enquêtes di érentes. En fouillant son appartemen­t parisien, ses bureaux profession­nels et un co re ouvert dans une banque, les enquêteurs tombent sur une pile de documents « explosifs », selon une source judiciaire encore étonnée de « l’imprudence » de l’ancien chef de la DCRI. Des rapports classés secret-défense, notamment sur les mouvements islamistes au Moyen-Orient, des notes sur des personnali­tés politiques de tout bord, des pièces de procédures judiciaire­s couvertes par le secret de l’instructio­n. Et la trace de nombreux échanges avec des policiers soumis au secret profession­nel. Dès le lendemain, trois enquêtes préliminai­res

sont ouvertes, pour « recel de violation du secret profession­nel », « compromiss­ion du secret de défense nationale » et « trafic d’influence ». Un mois plus tard, une nouvelle perquisiti­on est lancée, et une informatio­n judiciaire, ouverte. Les policiers veulent savoir si l’ancien patron de la DCRI a pu activer ses réseaux afin d’obtenir des informatio­ns utiles à ses clients. Et s’il a usé de son influence pour orienter des services de police. Les enquêteurs s’intéressen­t notamment à un contrat signé avec le cigarettie­r Philip Morris, pour lequel Bernard Squarcini aurait sollicité un commissair­e marseillai­s par l’intermédia­ire d’un cabinet d’investigat­ion niçois pour échanger des renseignem­ents sur des trafics de contrefaço­ns. Le grand public ne sait presque rien de ce Corse au contact facile et au vocabulair­e sorti d’un film de Michel Audiard. Dans sa bouche, les indics sont forcément des « tontons » ou des « tatas ». Pour parler de ses ennuis depuis 2012, il a trouvé une formule bien à lui : « J’ai bouffé froid tous les jours. » Chaque fois que Bernard Squarcini est sorti de l’ombre, c’était en effet au détour d’une affaire louche. N’a-t-il pas été soupçonné d’avoir prévenu un cacique socialiste des Bouches-du-Rhône, Jean-Noël Guérini, qu’une grosse enquête le visait? Et d’avoir fait écouter des policiers qui s’intéressai­ent au cercle de jeux Wagram, où il avait ses entrées? Et même d’avoir rédigé une fiche sur Valérie Trierweile­r!? « Ils m’ont tout collé sur le dos », déclare-t-il parfois en soupirant, sans jamais préciser qui ce « ils » est censé désigner.

Toute sa vie, il a navigué dans les eaux troubles du renseignem­ent, là où se mêlent raison d’Etat, services rendus et fréquentat­ions douteuses. Et ça, il assume. Comme il a toujours assumé sa proximité avec Alexandre Djouhri, un intermédia­ire dont la fortune reste d’origine mystérieus­e. C’est avec cet étrange individu que Squarcini a organisé l’exfiltrati­on en jet privé du grand argentier de Kadhafi, Bachir Saleh. Episode rocamboles­que qui lui vaut d’être cité dans l’enquête sur le supposé financemen­t libyen de la campagne de 2007 de Nicolas Sarkozy. L’ancien patron de la DCRI ne renie pas davantage ses relations anciennes avec Michel Tomi, un Corse qui a bâti un empire des jeux en Afrique, aujourd’hui mis en examen pour « corruption d’agent public étranger ». Alors qu’ils « filochaien­t » celui qu’ils considèren­t comme le dernier grand parrain français, des policiers de la direction des renseignem­ents de la Préfecture de Police ont eu la surprise de voir Bernard Squarcini monter à l’arrière de la Mercedes aux vitres teintées de Michel Tomi, garée devant le Café Mode, rue François-Ier à Paris. Une photo qui figure en bonne place dans le dossier. « Pas grave », relativise « Bernard » quand ses proches s’inquiètent de cette avalanche de nouveaux dossiers judiciaire­s. Il a l’habitude. Ce n’est pas d’hier que les « affaires » le frôlent sans vraiment l’atteindre. Il n’y a rien. Rien ne pourra être retenu contre lui… Ses liens avec la police ? La routine. C’est son travail. Comme celui de tous les anciens flics reconverti­s dans le privé. Il n’est pas interdit d’échanger des services, surtout quand c’est pour la bonne cause, celle de la justice et de la France… Ses déplacemen­ts en Afrique ? Des services rendus à des pays amis de la France, dont on ferait bien de préserver la stabilité. Au demeurant, il n’a pas été payé par l’Etat congolais pour le rapport sur l’opposition que les policiers ont trouvé chez lui. Ces derniers ont beau avoir débarqué pile à son retour de Brazzavill­e, ils n’ont pas découvert un seul centime en liquide. Ces fronts judiciaire­s ne sont que le signe d’un acharnemen­t, un règlement de comptes politique, de l’intimidati­on. « La preuve qu’ils ont encore peur de

moi », dit-il un peu fier à son entourage. Grand expert des a aires corses, formé à l’ombre des réseaux Pasqua, Bernard Squarcini a gravi tous les échelons des renseignem­ents généraux, avant d’être repéré par Claude Guéant, envoyé comme préfet à Marseille puis chargé de la création de la DCRI. « Trente-cinq ans de renseignem­ent », résument ses soutiens. Que pouvait-il faire sinon continuer à faire ce qu’il a toujours fait ? Après le changement de majorité, il a attendu longtemps une nouvelle a ectation, rendant visite une fois par mois à Manuel Valls au ministère de l’Intérieur, persuadé que son expérience en matière d’antiterror­isme le rendrait indispensa­ble. N’est-ce pas lui qui, en 2003, avait localisé Yvan Colonna, l’homme le plus recherché de France à l’époque ? Une place était libre à la Préfecture de Police, il avait candidaté, pensant se faire oublier à ce poste subalterne. « Mais il y avait un oukase complet et total sur son nom, François Hollande avait donné instructio­n de ne pas le recaser », assure un proche du pouvoir. « Lâché de tous », selon un ami, Bernard Squarcini s’est résolu, fin 2013, à fonder sa propre société d’investigat­ion, Kyrnos Conseil (du nom de la Corse en grec). Passant, plein de regrets, de Fouché à Vidocq.

Depuis trois ans, Bernard Squarcini ne donne plus ses rendezvous à la Villa corse, à Paris, où une table porte une plaque à son nom, mais dans les établissem­ents de la luxueuse avenue Montaigne, où il a installé ses bureaux, à L’Avenue, au Café Mode ou au Stresa. L’homme a gardé cette manière si caractéris­tique de parler à mi-voix, obligeant ses interlocut­eurs à tendre l’oreille pour recueillir ses précieux secrets. Il voit toujours quelques amis journalist­es, qui l’informent de ce qu’on dit de lui. Et déjeune plus souvent encore avec d’anciens collègues, car on ne quitte jamais vraiment la « maison poulaga ». Il se dit que chaque matin il reçoit sur son bureau le rapport rédigé pendant la nuit pour son successeur, Patrick Calvar, avec un di éré de quelques minutes. Manière de dire que le Squale – le surnom qu’il avait gagné au faîte du pouvoir – n’aurait rien perdu de son entregent. Est-ce sa faute si des « gens » viennent le voir pour lui parler de Corse, d’Afrique, du Moyen-Orient? L’informatio­n vient à lui, comme avant, comme quand la Syrie lui aurait proposé une liste de djihadiste­s français, que Manuel Valls aurait refusée, le ministre ne voulant rien devoir à Squarcini le sulfureux.

L’an dernier, Kyrnos a réalisé 1,9 million d’euros de chi re d’affaires et 512 000 euros de bénéfice. Son seul actionnair­e et salarié a reçu 178000 euros de revenus bruts et 78740 euros de dividendes. « Au début, il n’y croyait pas lui-même », se souvient un proche. « Il me disait : “Mais je n’ai jamais vu un comptable de ma vie !” » « Il ne cherchait pas à faire de l’argent, il voulait s’occuper, mais tant mieux pour lui si ça marche », se réjouit un autre. Ses multiples réseaux se sont révélés de précieux sésames. Son principal client s’appelle Bernard Arnault. Dès la création de Kyrnos, le PDG de LVMH a fait appel à lui pour tout savoir des héritiers d’Hermès, auxquels il disputait le contrôle de la maison de luxe. Il a recours à lui pour l’aider dans sa lutte contre la contrefaço­n. Le malletier aurait aussi confié à Squarcini le soin de filtrer ses assemblées générales quand elles étaient perturbées par les équipes du journal « Fakir », épisode qui a donné lieu à quelques passages hilarants du film « Merci patron ! ». Bien introduit auprès du président du Gabon, Ali Bongo, dont il fréquente le demi-frère Frédéric, et de celui du Mali, Ibrahim Boubacar Keïta, Bernard Squarcini a par ailleurs pénétré le cénacle très fermé d’Arcanum Global, l’une des plus grosses sociétés d’intelligen­ce économique du monde. Désormais président et coactionna­ire de la filiale française du groupe, Bernard Squarcini y côtoie le gratin des anciens espions des Etats-Unis, d’Israël et du Royaume-Uni. Le Squale, qui parle mieux le corse que la langue de Shakespear­e, a dû se remettre à l’anglais. Par l’intermédia­ire d’Arcanum, Bernard Squarcini s’est ainsi retrouvé à travailler pour le compte de la terrible dictature kazakhe, afin d’obtenir l’extraditio­n de l’opposant Moukhtar Abliazov, accusé d’avoir détourné six milliards de dollars. Réfugié en France, ce dernier se disait alors menacé de mort.

Et si cela ne déplaisait pas tant que ça à l’ancien chef des services secrets de se retrouver de nouveau au centre de l’attention? Au moins l’écoute-t-on à l’étranger à défaut de l’entendre en France. Quand ses amis lui demandent s’il pense « revenir », il répond : « Pas pour n’importe quoi »… « Bernard est un très grand profession­nel. Il est regrettabl­e que l’Etat se soit passé de lui. Il a noué des contacts précieux avec ses homologues en Algérie, en Egypte, au Liban, en Syrie. Je comprends qu’on ne l’ait pas gardé à la tête de la DCRI mais il pouvait encore rendre des services », estime Frédéric Péchenard, ancien directeur de la police nationale, passé dans l’équipe de Nicolas Sarkozy. Lors des élections régionales, « Bernard » a donné quelques conseils à Christian Estrosi, élu en Paca. Mais il ne se voit pas en politique comme son copain Péchenard. On lui prête de rêver secrètemen­t à la DGSE ou au ministère de l’Intérieur… si les « a aires » ne le rattrapent pas.

“Bernard a noué des contacts précieux en Egypte, en Algérie, au Liban, en Syrie…”

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2. Denis Sassou Nguesso, président du Congo.
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1. L’homme d’affaires Michel Tomi.
 ??  ?? 3. Bernard Squarcini et Nicolas Sarkozy en 2009.
3. Bernard Squarcini et Nicolas Sarkozy en 2009.

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