Vingt ans de “Monologues”
Depuis sa création en 1996, la pièce d’Eve Ensler “les Monologues du vagin”, connaît un succès planétaire. Retour sur un texte devenu un classique féministe
Le soir où j’ai vu « les Monologues du vagin », mon intuition était en panne, je n’ai pas un instant pressenti la fortune que le spectacle allait connaître. Je n’ai pas été le seul à manquer de flair. Marie-Cécile Renauld, l’agent littéraire de l’auteur, avait beaucoup bataillé pour placer la pièce. D’ailleurs, autant qu’il m’en souvienne, si la critique a salué le jeu de Fanny Cottençon et la mise en scène de Tilly, le texte d’Eve Ensler a été jugé faiblard. Style passe-partout, sans art, plus journalistique que littéraire. Le fond n’avait pas convaincu davantage. Pour nous, enfants de Mai-68, comparé au « Torchon brûle », le journal « menstruel » du MLF au début des années 1970, le féminisme de cette dramaturge nord-américaine paraissait sacrément édulcoré. Eve Ensler via Fanny Cottençon se faisait fort de prononcer cent vingt-trois fois le mot « vagin » en une heure de spectacle. Bon. Mais en France, la gaine (vagina veut dire « gaine » en latin) ne faisait plus scandale depuis longtemps. Au moins, pendant les deux minutes et demie où elle chante « les Nuits d’une demoiselle » (1963), Colette Renard a uble-t-elle le sexe féminin de vingt-huit sobriquets di érents.
Ai-je sous-estimé « les Monologues » parce que je suis né XY ? Sans doute. Encore que sur le moment mes consoeurs ne se soient pas montrées tellement plus tendres. Ce que nous n’avions pas mesuré, c’est que le discours d’Eve Ensler répondait à une demande universelle. Des milliers, des millions de femmes avaient et ont besoin de ces paroles pour briser les chaînes dans lesquelles les phallocrates les tiennent. Bien sûr, ces « Monologues » inspirés de deux cents témoignages authentiques recueillis à travers le monde sont trop militants pour entrer dans l’immortalité. Bien sûr, le nom d’Eve Ensler ne restera pas comme celui d’un nouveau Shakespeare. N’empêche que, depuis leur création en 1996 dans les sous-sols du Cornelia Street Café à New York, « les Monologues » « sont devenus un mouvement social », comme l’écrit le « Los Angeles Times ». Ce que confirme Fanny Cottençon : « C’est un texte révolutionnaire qui refuse que le silence étou e les femmes. »
Nous n’allons pas citer ici toutes les célébrités qui ont repris la pièce en solo ou à plusieurs. On gagnerait du temps en donnant la liste de celles qui ne l’ont pas jouée. De même qu’aux Etats-Unis des stars comme Jane Fonda, Glenn Close, Susan Sarandon ou Oprah Winfrey se sont engagées dans cette croisade, tout ce qui a un nom dans Paris s’y est essayé. Représenter la pièce est devenu une proclamation politique. Neuf eurodéputées l’ont donnée au Parlement. Aux Etats-Unis, Lisa Brown, élue démocrate féministe exclue de la Chambre des Représentants pour avoir prononcé le mot « vagin », a en guise de protestation lu « les Monologues » à 2 500 personnes venues la soutenir devant le Capitole. En Chine, la pièce a été représentée plusieurs fois, soulevant de vives controverses. Eve Ensler a même été imitée. Par la Néerlandaise Adelheid Roosen et ses « Monologues voilés ». Ou la Marocaine Maha Sano et son « Dialy » (« A moi »), traité de « travail artistique sale » par le quotidien islamiste « Justice et Développement ».
Pas plus tard que l’an dernier, Eve Ensler a été censurée aux Etats-Unis : des étudiantes du Mount Holyoke College ont annulé la représentation des « Monologues » parce qu’on n’y entend pas la voix des femmes transgenres dépourvues de vagin. Venue à la rescousse d’Eve Ensler, Suzanna Walters, directrice du programme d’études sur les femmes, les genres et la sexualité à l’université de Northeastern, leur a répondu avec un certain bon sens qu’une pièce ou un livre qui n’inclut pas la voix des transgenres n’est pas nécessairement transphobe. « “Les Monologues du vagin”, conclut-elle, est une pièce toujours pertinente en tant qu’outil pour les organisations féministes et pour mener des collectes de fonds. » Cette façon de voir « les Monologues » comme un instrument de propagande ne rejoint-elle pas mon impression première ?