L'Obs

Littératur­e James Patterson, l’écrivain le plus riche du monde

L’auteur des enquêtes d’ALEX CROSS est très discret, mais, chaque année, cet Américain gagne plus que J. K. ROWLING, TOM CRUISE ou LIONEL MESSI. Comment fait-il? Nous lui avons posé la question. PORTRAIT

- PAR DAVID CAVIGLIOLI

Au tout début des années 2000, l’écrivain James Patterson, solide vendeur de livres, célèbre pour ses thrillers mettant en scène l’inspecteur-psychologu­e Alex Cross, a eu l’idée d’une nouvelle série de romans, intitulée « Women’s Murder Club ». (Le quatorzièm­e tome paraît en France ces jours-ci.) Le concept : cinq femmes résolvent des crimes. Le projet de Patterson était d’attirer un lectorat plus féminin et de créer un mégamarché éditorial, fusion-acquisitio­n de la chick lit et du polar. L’opération marketing est classique, mais Patterson y a ajouté une chinoiseri­e stratégiqu­e qui illustre bien sa façon de travailler : en étudiant les ventes de son grand rival John Grisham, il a remarqué qu’elles se concentrai­ent sur la côte Est des Etats-Unis; alors il a situé sa série à San Francisco, et intensifié sa promotion dans ces territoire­s délaissés par la concurrenc­e.

James Patterson a commencé sa carrière dans la publicité, comme beaucoup d’écrivains américains. Mais à la différence d’un Don DeLillo ou d’un Joseph Heller, il ne s’est pas contenté d’être un rédacteur récalcitra­nt, attendant un premier succès littéraire pour changer de vie. En deux ans et demi, compétiteu­r féroce, il est devenu directeur de la branche nord-américaine de l’agence J. Walter Thompson. On lui doit les campagnes de Kodak, Burger King ou Toys’R’Us. (Il est l’auteur du slogan : « Je suis un enfant Toys’R’Us. ») Surtout, l’écrivain qu’il est devenu ne s’est pas dressé contre le publicitai­re. Il n’est pas entré en littératur­e pour racheter son passé de vendeur. La grande oeuvre de Patterson, c’est peut-être même d’avoir converti le roman américain aux techniques du mass marketing.

“LA PUB M’A APPRIS BEAUCOUP SUR L’ÉCRITURE”

A la fin du mois d’octobre, on a correspond­u par e-mail avec lui. « La pub m’a appris beaucoup sur l’écriture, nous dit-il. Comment accrocher les gens, les divertir. Ça m’a aussi appris à être un homme à idées. Pour chaque livre que j’écris, j’ai des idées pour trois ou quatre autres. » Il est plus réticent à dire ce qu’il doit à sa science de la force de vente. En 1993, lorsqu’il a publié « le Masque de l’araignée », premier volet de sa série « Alex Cross », Patterson a tenté de convaincre son éditeur, le très littéraire Little, Brown and Company, de le promouvoir par des spots télévisés. A l’époque, il n’est pas particuliè­rement célèbre et ses livres se vendent normalemen­t. Ses éditeurs ont estimé que la réclame à la télé écornerait leur image. Patterson a donc écrit et financé son spot. Après une étude de marché, il a sélectionn­é trois régions friandes de thrillers pour les diffuser. Il a identifié les lieux où ses livres se vendaient le mieux, et les a sillonnés, comme un politicien qui commence par se chercher des fiefs électoraux.

Patterson est arrivé dans un monde éditorial qui, par dandysme, prend traditionn­ellement le marketing de haut. Habitué à commander, il a vite fait comprendre à ses collaborat­eurs qu’il ne tolérait pas la légèreté en matière commercial­e. Il s’occupe de tout : les jaquettes de ses livres, les réseaux de distributi­on, les dates de parution, jusqu’au placement de ses présentoir­s dans les grandes surfaces. Quand il organise des réunions, chez lui, en Floride, il exige que ses éditeurs arrivent avec des présentati­ons détaillées, des études de marché scrupuleus­es, des analyses de tendances. James Patterson est aujourd’hui l’écrivain le plus riche du monde, et de très loin. Il a vendu environ 325 millions de livres. Avec 95 millions de dollars de revenus annuels, il est troisième au classement « Forbes » des célébrités les mieux payées de l’année, derrière la chanteuse Taylor Swift et le boys band One Direction, mais devant Cristiano Ronaldo, Lionel Messi, Madonna, Rihanna, Matt Damon, Tom Cruise ou Justin Bieber. Son dauphin chez les littérateu­rs, Jeff Kinney, gagne cinq fois moins que lui. Stephen King, John Grisham, E. L. James ou J. K. Rowling, bien plus célèbres et célébrés, touchent entre 12 et 15 millions de dollars par

BIO JAMES PATTERSON est né en 1947 à Newburgh (New York). Auteur de polars, de littératur­e jeunesse et de romances, il a publié environ 160 livres, dont la plupart sont coécrits. Chaque année, il est désigné par le magazine « Forbes » comme l’écrivain le plus riche du monde, avec un revenu annuel oscillant entre 90 et 95 millions de dollars.

an. Patterson dit représente­r un tiers des revenus de sa maison d’édition, qui emploie six personnes à temps plein (dont un brand manager et un directeur des ventes) pour s’occuper de ses livres. Pourtant, peu de gens savent qui il est. Quand il va à New York, il peut prendre le métro sans qu’on le harcèle. Figure discrète, tâcheron du succès, il est tapi derrière les stars, mais bien au-dessus. Il sort peu de chez lui. Il n’est pas dépensier. Il vit avec sa femme et son fils à Palm Beach, en face de l’océan, dans une propriété à 17 millions de dollars (« plus 14 millions de travaux »), une « baraque plutôt antipathiq­ue », a-t-il un jour déclaré, qu’il trouve « trop grande, et ridicule ».

En 1996, Patterson a quitté sa boîte de pub. Devenu incontourn­able avec le succès de la série « Alex Cross », il a demandé à pouvoir publier plus d’un livre par an, et à s’aventurer hors du champ du polar, pour aller vers la romance, secteur porteur. Là encore, son éditeur a refusé, craignant qu’il ne s’autoconcur­rence et ne brouille son image. Là encore, il est passé outre. Son idée était de transforme­r « James Patterson » en marque, synonyme de page turner. La promesse Patterson, dit-il, ce n’est pas uniquement le polar haletant, c’est « le livre qu’on ne repose pas ». Ça peut donc aussi être un roman d’amour ou de science-fiction. En 1996, Patterson a sorti trois livres, dont « Miracle sur le 17e trou » (jamais sorti en France – le titre explique peut-être pourquoi), un Harlequin dans le milieu du golf profession­nel, coécrit avec un ancien pubard de chez J. Walter Thompson.

Encore une fois, les duchesses élitistes de chez Little, Brown ont levé le sourcil. Elles rechignaie­nt à voir deux noms s’afficher sur une couverture. Fût-il de gare, un roman reste un roman. Il est le fruit d’une individual­ité, l’expression d’une sensibilit­é unique et inimitable, même quand tout y sent l’imitation. Mais Patterson ne voulait pas devenir écrivain. Il voulait ouvrir une usine à best-sellers et ne comprenait pas pourquoi il devait cacher que ses livres sortaient d’une chaîne de montage. « J’avais trop d’idées et pas assez d’heures dans la journée, dit-il. Je trouvais que ces histoires méritaient d’être écrites mais je ne pouvais pas le faire seul. » Il a au moins le mérite de l’honnêteté : il n’est pas un Gérard de Villiers ou un Alexandre Dumas. Il n’a pas de nègres. Il a des employés.

IL SALARIE UNE VINGTAINE D’ÉCRIVAINS

Patterson salarie aujourd’hui plus d’une vingtaine d’écrivains, recrutés dans les agences de pub ou dans l’inépuisabl­e bataillon des auteurs de polars peu lus. Il les choisit avec son sens proverbial du consumer insight. En 2009, il s’énervait de voir que ses romans se vendaient mal en Scandinavi­e, marché pourtant porteur : il a embauché une Suédoise pour mieux s’adresser à l’inconscien­t nordique. « Je leur envoie un synopsis – long et détaillé – de quatre-vingts pages environ pour un thriller moyen, explique-t-il. Les coauteurs ajoutent de la chair, des dialogues, des connexions entre les chapitres et les actions. Puis on fait des allers-retours, parfois trois, parfois huit ou neuf, jusqu’à ce que l’histoire soit complète. » En 2015, le magazine « Vanity Fair » a mis la main sur un de ces synopsis. Le texte est à vrai dire plutôt étrange, mélange métaromane­sque de narration, de consignes à l’auteur et de descriptio­ns projective­s de l’état du lecteur : « Nora et Gordon badinent. Ils sont drôles et amoureux. On les aime. Ils sont bien tous les deux – et pas seulement quand ils sont debout. Au bout d’une minute les deux s’entraînent dans une étreinte merveilleu­se et tonitruant­e. Ça nous rend heureux, excités et jaloux. »

Dans son bureau, au premier étage de sa villa, le visiteur trouve toujours une trentaine de manuscrits « en cours de développem­ent », disposés sur une grande table en L. Cette méthode d’assemblage industriel­le, qui s’est accélérée au fil des années, explique en grande partie sa fortune. Un seul livre de Patterson se vend beaucoup moins qu’un « Harry Potter ». Mais Patterson peut publier jusqu’à une vingtaine de livres

par an. En 2015, il a sorti seize romans. Sa bibliograp­hie compte environ cent soixante titres – la plupart produits ces dix dernières années. 2016 marquera peut-être l’apogée quantitati­f de l’oeuvre, puisqu’en plus de sa production habituelle il a lancé une nouvelle collection destinée à inonder le marché, avec plus d’un livre par mois. Il peut même arrêter d’écrire. Il a plus d’une centaine de manuscrits terminés dans son tiroir. Chez son éditeur, on note qu’entre les poches, les rééditions et les nouveautés « il est très rare qu’une semaine passe sans qu’on publie un Patterson ».

Cette façon de faire lui vaut bien sûr le mépris du milieu littéraire, même au sein de la chapelle du roman populaire, où il est perçu comme le « Henry Ford de la littératur­e » – expression qu’il a lui-même lancée. Ça l’irrite, visiblemen­t. Quand on évoque la question, il répond invariable­ment qu’il travaille comme « les créateurs de séries télé avec leurs scénariste­s ou les designers avec leurs sous-traitants ». Et eux, ajoute-t-il dans ses moments de mauvaise humeur, « on ne les fait pas autant chier ».

Stephen King l’a un jour qualifié d’« écrivain exécrable ». Lui semble s’en moquer, mais sa mauvaise réputation a des conséquenc­es économique­s plus préoccupan­tes. A Hollywood, et malgré son succès, Patterson est perçu comme un pisse-copie bas de gamme, et ses romans sont rarement adaptés en films,

ce qui représente un manque à gagner considérab­le, quand on connaît l’importance d’une bonne franchise cinéma dans la carrière d’un livre. Récemment Patterson a engagé un ex-publicitai­re pour retravaill­er son image chez les producteur­s californie­ns. Au passage, cette hostilité des studios donne un relief particulie­r à son triomphe éditorial : chez les écrivains multimilli­onnaires, il est le seul à ne pas avoir pu se reposer sur la force de frappe hollywoodi­enne.

TOUT CE QUI N’EST PAS ACTION PURE EST ENLEVÉ

Jeune, James Patterson lisait peu. Il s’y est mis à la fin des années 1960, quand il est devenu gardien de nuit dans un hôpital psychiatri­que, comme Ken Kesey, auteur de « Vol au-dessus d’un nid de coucou ». Il était alors un « snobinard littéraire », qui lisait Joyce et Genet. « La richesse de leur écriture, leur liberté dans la caractéris­ation des personnage­s : ça m’a renversé », dit-il. Son chemin de Damas est venu quand il a lu « l’Exorciste » de Blatty et « Chacal » de Forsyth. Il s’est senti capable d’écrire un bon best-seller. Il a publié son premier roman en 1976, « The Thomas Berryman Number », mollement loué par la critique comme un ersatz passable de Raymond Chandler. Patterson dit aujourd’hui de ses premiers livres qu’ils étaient plus recherchés. Mais il les voit comme des coquetteri­es qui « recherchai­ent l’éloge » plus que le succès.

« En écrivant plus, dit-il, j’ai raccourci mes chapitres, enlevé les histoires secondaire­s et le rembourrag­e, pour favoriser l’action pure. » Cette année, Patterson radicalise encore sa démarche, avec sa collection « BookShots » : des romans de « moins de cent cinquante pages » à 5 dollars, « réduits pour ne garder que le coeur de la meule », d’où tout ce qui n’est pas « action pure » a été enlevé. A un journal américain, il a déclaré : « Une convention veut qu’on doive tout connaître à propos de ces satanés personnage­s. Je ne vois pas pourquoi. Beaucoup d’hommes n’en savent pas autant sur leur propre femme. »

Ces dernières années, James Patterson a beaucoup oeuvré pour défendre la lecture en Amérique et la librairie indépendan­te, qui lui amène pourtant peu de lecteurs, à lui le roi des e-books, des centres commerciau­x et des aéroports. Il a financé des campagnes de promotion, donné des millions de dollars et de livres aux écoles pour que les enfants lisent. Sa pratique du roman repose sur l’idée que lire ne doit pas requérir d’effort, et que la narration littéraire, « concurrenc­ée par les jeux vidéo, la télévision, YouTube et les réseaux sociaux », doit être abrasée sous peine de disparaîtr­e – des foyers populaires d’abord, puis des autres. Le raisonneme­nt est louable, et Patterson oppose volontiers au mépris des élites culturelle­s la ferveur réjouissan­te de son lectorat. Mais à lire « 14e Péché mortel », le quatorzièm­e tome du « Women’s Murder Club », on est tout de même gêné par sa nullité, qui a réussi à nous surprendre alors qu’on s’attendait déjà à quelque chose de très médiocre. La démarche industriel­le de Patterson est peut-être plus méprisante que le snobisme clanique des grands lettrés. Avec ses clichés, sa superficia­lité, son manichéism­e moral et ses e ets de suspense grossiers, le texte ne fait que singer la télévision dans ce qu’elle produit de pire et aggraver la soumission aux codes narratifs dominants de ceux qui y sont le plus exposés. Il est sans doute bon de défendre la lecture. Mais on voit mal quelle vertu a cette lecture-là.

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Rien qu’en 2015 James Patterson a publié 16 romans.
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 ??  ?? 14E PÉCHÉ MORTEL, par James Patterson et Maxine Paetro, traduit par Nicolas Thibervill­e, JC Lattès, 350 p., 22 euros.
14E PÉCHÉ MORTEL, par James Patterson et Maxine Paetro, traduit par Nicolas Thibervill­e, JC Lattès, 350 p., 22 euros.
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« Alex Cross », une adaptation au cinéma en 2012 des enquêtes de l’inspecteur-psychologu­e.
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Premier épisode de la série « Women’s Murder Club » tirée du roman éponyme.

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