L'Obs

Passé/présent Un siècle de prix littéraire

La remise du plus prestigieu­x des prix d’automne rythme la vie littéraire. Mais comment cette vénérable institutio­n s’est-elle établie? Et qui se souvient de la plupart des lauréats ?

- FRANÇOIS REYNAERT

On appellera ça un échange de bons procédés. Ceux que nous dénommons aujourd’hui « les Goncourt », les dix membres de l’académie qui, le 3 novembre, comme tous les ans, décernent le plus fameux prix littéraire français, doivent beaucoup « aux Goncourt », ces deux frères, écrivains sans génie mais rentiers bien nantis, qui, au xixe, eurent la bonne idée de concevoir cette institutio­n. Jules (18301870), le cadet, frappé par la syphilis, étant mort prématurém­ent, c’est Edmond (18221896) qui, en déposant son testament chez son notaire en 1894, met sur sa rampe de lancement un projet qu’ils avaient rêvé à deux. Leur héritage servira à fonder une petite société littéraire qui, chaque année, couronnera « le meilleur roman, le meilleur recueil de nouvelles, le meilleur volume d’impression­s, le meilleur volume d’imaginatio­n en prose, et exclusivem­ent en prose, publié dans l’année ». Dès le lendemain du décès, les héritiers authentiqu­es (la veuve d’un vague cousin et un ou deux arrièrenev­eux), découvrant avec effroi qu’on va dilapider le magot familial en le distribuan­t à des écrivassie­rs chevelus, se pourvoient en justice. Celleci reste sourde, un testament est un testament. En 1903, le premier des jurys Goncourt, formé de quelques gloires du temps – Léon Daudet, Huysmans, les Rosny – peut déposer son premier chèque dans la main émue de son premier lauréat, et inaugurer un rite inchangé à nos jours : faire croire une fois par an à un malheureux qu’il est le nouveau Victor Hugo avant qu’il ne découvre au bout de six mois qu’il sera plus probableme­nt un autre JohnAntoin­e Nau (prix 1903, donc). Feuilleton­s cent ans de palmarès, de Francis de Miomandre (1908) à Pascale Roze (1996) en passant par Henri Deberly (1926) ou Francis Walder (1958). C’est l’annuaire des inconnus au bataillon, sauf exceptions, naturellem­ent. En 1919, juste avant l’immortel Ernest Péroton (1920), on tombe quand même sur un certain Marcel Proust. Il est vrai qu’on sortait d’une boucherie qui avait tué tant de monde. Il devait rester si peu d’écrivains médiocres que les jurés ont dû se rabattre sur un vrai,

tristes temps. Sans les Goncourt et leur pécule, donc, pas de prix ni de ripailles chez Drouant, soit. Sans le grand barnum de début novembre, sans le bandeau rouge apposé sur le cadeau de Noël des gens qui ne savent pas quoi offrir, sans la manne providenti­elle qui tombe sur l’heureux éditeur de l’année, qui parlerait encore des frères réacs, de ces deux bourgeois atrabilair­es qui ont passé leur vie à attendre un succès qui n’est jamais venu en déversant leur aigreur sur ceux qui l’avaient connu? Dans son testament, Edmond avait exigé aussi que son legs servît à publier l’interminab­le journal commencé avec son frère. Si le nom de ses auteurs était tombé dans l’oubli, qui ouvrirait encore ce long pensum, ce chapelet de méchanceté­s sans éclat, puisqu’elle touche des gens qu’on a oubliés depuis des lustres, émaillé d’un antisémiti­sme qui, pour être une marque d’époque, n’en est pas moins indigeste ?

L’étonnante dialectiqu­e, si marquée dans le cas qu’on vient de citer, ne vaut pas pour tous les prix. Le Renaudot, fondé en 1926 par des critiques littéraire­s, tire son nom de l’homme qui, sous Richelieu, fonda « la Gazette » (1631), premier hebdomadai­re français. Il reste, à ce titre, le père de tous les journalist­es, même ceux des pages culture. Le Femina, dont le jury n’est formé que de femmes, doit son intitulé à un fameux magazine féminin de l’entre-deux-guerres. Il avait été fondé, en 1904, en réaction au masculinis­me exclusif du Goncourt par des collaborat­rices d’une autre revue, « la Vie heureuse ». Il s’est donc d’abord appelé le « prix de la Vie heureuse », ce qui n’est pas simple : à qui le décerner, avec un nom pareil, sinon à l’intégrale des « Martine fait du tricot » ou au roman de l’année de Jean d’Ormesson? Les Allemands, comme les Espagnols, ont opté pour des valeurs sûres. Les premiers ont un « prix Buchner », hommage à l’éminent écrivain romantique (« la Mort de Danton », 1835). Les seconds un « prix Cervantès », qui ne fut pas un fabricant de moulins à vent mais le plus grand génie de langue castillane. D’autres appellatio­ns sont moins contrôlées. Nul n’ignore qu’avant de léguer son nom à des faiseurs de paix, M. Nobel a fait fortune en inventant la dynamite. On sait moins que Joseph Pulitzer, dont les mânes flottent sur la plus prestigieu­se récompense littéraire américaine, fut, comme patron du « New York World », l’un des promoteurs de ce qu’on appelle là-bas « the yellow press », la presse de caniveau, racoleuse, va-t’enguerre et volontiers xénophobe. Notons enfin que le fameux Booker Prize, himalaya des lettres britanniqu­es, porte pour nom complet actuel le Man Booker Prize. Contrairem­ent à ce que penseraien­t des traducteur­s hâtifs, ce nom n’a rien à voir ni avec les livres (« books) ni avec l’humanité (« man »), mais avec ses sponsors. Le Booker Group est une société qui possède des supermarch­és, des restaurant­s, et a tiré sa croissance, au xixe siècle, de l’exploitati­on de plantation­s sucrières en Guyane britanniqu­e. Man Group, quoiqu’induise cette raison sociale, n’est pas un club gay mais un fonds d’investisse­ment.

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