L'Obs

UN TIGRE DANS LES TRANCHÉES

La guerre à tout prix : c’est la ligne de conduite de l’intransige­ant Clemenceau qui, à 76 ans, revient aux affaires et impose son style très, très martial

- Par ARNAUD GONZAGUE

Nous nous présentons devant vous dans l’unique pensée d’une guerre intégrale. » Ce 20 novembre 1917, le premier message que Georges Clemenceau délivre à la Chambre des Députés, alors qu’il présente son gouverneme­nt, a le mérite de la clarté. « Politique intérieure, je fais la guerre ; politique extérieure, je fais toujours la guerre », précisera-t-il quelques mois plus tard. On suppose que ce bellicisme à tous crins est normal, de la part d’un président du Conseil, en cette quatrième année de guerre? Il ne l’est pas. A l’automne 1917, la tête de l’exécutif aurait pu être prise par Joseph Caillaux, ancien chef du gouverneme­nt, comme Clemenceau, et, comme lui, membre du Parti radical. La ligne aurait été opposée. Caillaux défend une « paix de justice et de droit » négociée avec les Empires centraux. C’est-à-dire la fin des hostilités avec restitutio­n de l’Alsace-Lorraine à la France. Une politique, on le sait aujourd’hui, à laquelle les Allemands auraient sans doute opposé un grand nein, mais qui aurait peut-être permis d’enclencher des négociatio­ns, et donc d’épargner quelques milliers de vies. Cette optique humaniste n’a finalement pas été tentée, et elle vaudra de sérieux ennuis à celui qui en rêvait (voir p. 84).

Raymond Poincaré, président de la République sans pouvoir (sauf celui de nommer le président du Conseil), a longtemps hésité entre les deux rivaux, mais Clemenceau, du Var, va-t-en-guerre revendiqué, est plus conforme à ses vues. Pourtant, il ne l’aime pas, à cause, écrira-t-il dans ses Mémoires, de « ses énormes défauts d’orgueil et de jalousie, de rancune et de haine ». Peut-être aussi parce que le redoutable polémiste l’a taillé en pièces plus d’une fois dans les colonnes de « l’Homme enchaîné », son quotidien : « M. Poincaré [...] dit des choses convenues à un signe donné. Il imite à la perfection le vivant », a-t-il par exemple écrit. Le Tigre a la plume aussi teigneuse que drôle et n’a cessé de vilipender « l’esprit de Bordeaux » (c’est à Bordeaux qu’en août 1914 le gouverneme­nt, terrorisé par l’avancée allemande, s’est réfugié), autrement dit l’attentisme de ses prédécesse­urs. « Nos dirigeants, d’imprévisio­n souveraine, mettent leur art à nous assourdir de verbiage pour nous dissimuler le plus longtemps possible de fâcheuses parties de réalités. C’est ce qu’ils appellent entretenir le courage du pays », raille-t-il. Le gouverneme­nt Briand (octobre 1915-mars 1917) en prend pour son grade : « Son plaisir [est] de pérorer simultaném­ent ce qu’il fait et ce qu’il ne fait pas, quitte à s’embouteill­er lui-même. » Aristide Briand, écrit-il encore, « arrive à se perdre dans les extrêmes dilutions du rien du tout ». Quant à Paul Painlevé (éphémère président du Conseil en 1917), il « se croit chef du gouverneme­nt parce que M.Poincaré le lui a dit ».

Quand il est appelé aux affaires, Clemenceau n’a rien du jeune premier. Il est tout de même né sous Louis-Philippe ! « Regardez-moi et constatez que je suis foutu, confiet-il à son secrétaire. 76ans, pourri de diabète… » Il a de l’embonpoint, est presque sourd et l’on suppose qu’un gros rhume suffirait à l’emporter. Mais sa résolution est en acier trempé. A peine investi, il se rue au ministère de la Guerre (un président du Conseil a alors toujours un portefeuil­le), rue Saint-Dominique, et décide en premier lieu de… tout verrouille­r. Autrement dit, ne plus divulguer aucune informatio­n, surtout pas à la presse – ce ministère était alors considéré comme une passoire. Il prévient aussi les députés que, dorénavant, ce sera motus sur la situation du front. Fini les « comités secrets » avec les parlementa­ires qui nourrissai­ent les combines pour faire tomber les gouverneme­nts. De la Chambre des Députés, il réclame au contraire une confiance globale, « c’est-à-dire dans une large mesure, aveugle », note l’historien Jean-Baptiste Duroselle (1). Et si on le traite de despote? Il hausse les épaules et menace de remettre sa démission. Cela clôt les débats.

“AMENEZ-MOI CE COCO-LÀ”

Par tempéramen­t et par choix, Clemenceau ne sait pas déléguer. Ses ministres sont tous ou presque des seconds couteaux dont il n’attend rien, sinon l’obéissance. Depuis la rue Saint-Dominique, il les fait appeler à toute heure du jour et de la nuit pour leur demander de s’activer sur tel ou tel dossier. Et si un ministre renâcle, il ordonne : « Amenez-moi ce coco-là, ce soir à 6 heures. » Et ledit « coco » file droit… Comme tout le monde.

« Le pays saura qu’il est commandé », a annoncé le Tigre. Il tient parole. Plus question de se dérober à l’effort de guerre : 110 000 « embusqués », ces militaires qui, grâce à des appuis haut placés, ont été mutés loin des obus, sont arrachés à leurs planques et expédiés au front. La censure, qui n’était déjà pas tendre, resserre encore ses griffes: interdicti­on désormais pour les journaux d’écrire une ligne sur des grèves, pour ne pas encourager les syndicats des usines d’armesénate­ur

ment, que l’on sait séduits par le pacifisme. Les fonds secrets du ministre de l’Intérieur, Jules Pams, sont activement mis à contributi­on pour acheter des « jaunes » chargés de faire capoter toute velléité des grévistes… Quand Poincaré envisage de gracier un mutin de 1917 dont la culpabilit­é n’est pas avérée, Clemenceau, pourtant personnell­ement hostile à la peine de mort, le lui interdit purement et simplement : « Qu’est-ce que vous voulez bien que ça me fasse que demain, on fusille un misérable, dit-il. Pendant que nous discutons, on tue mille innocents. » Et ses discours à la Chambre se concluent parfois par un martial et tonitruant « j’ai dit ! », qui ravit l’opinion.

COMMUNICAN­T POLITIQUE

Si Poincaré a préféré le Tigre à Caillaux, c’est aussi parce qu’il sait que les Français, en 1917, veulent un chef, un vrai. Pas de hasard si le quotidien royaliste «l’Action française», le plus ardent des journaux boutefeux, voit, cette année-là, ses ventes bondir de 48 000 à 150 000 exemplaire­s, quand des feuilles hostiles au « bourrage de crâne », notamment le jeune « Canard enchaîné » (fondé deux ans auparavant) ou « l’Humanité », connaissen­t des tirages confidenti­els. L’heure est martiale! Et Clemenceau, communican­t politique avant l’heure, sait comme personne se mettre en scène face à l’ennemi. Pas moins d’un quart de son temps de président du Conseil se déroule en visites aux poilus. Dans les tranchées, il en fait des tonnes, s’approchant à 200 mètres des lignes «boches» pour serrer la main à quelques sentinelle­s, réclamant que le pain et le tabac distribués au soldat soient moins rares. En 1916 déjà, en visite à Verdun, le sénateur avait refusé de s’abriter: « Qu’est-ce qui peut m’arriver de mieux que de mourir ici ? » avait-il demandé aux généraux médusés. Nul n’a oublié que le patriarche à bacchantes argentées a contribué, en qualité de maire de Montmartre, à organiser la résistance quand la capitale était assiégée par les Allemands presque un demisiècle en arrière, en septembre 1870.

Persuadée d’être entre de bonnes mains, l’opinion ne cessera d’ailleurs jamais de soutenir son Tigre, même quand les troupes des Empires centraux, sous l’impulsion du général Ludendorff, mènent cinq offensives meurtrière­s de mars à juillet 1918. On l’a oublié, mais il s’en faut pourtant de peu, de très peu, pour que Paris, bombardé par la Grosse Bertha et l’aviation, ne tombe. Un million de Parisiens sont évacués. Le général Pétain, alors commandant en chef des armées du Nord, prône l’évacuation générale et celle du gouverneme­nt. Clemenceau fulmine contre son tempéramen­t « pessimiste » (comprendre défaitiste) et est tout près de le limoger. Le Tigre, égal à lui-même, répète sa ligne de conduite qui lui tient presque lieu de devise existentie­lle: «Nous tiendrons, nous tiendrons. »

(1) « Clemenceau », par Jean-Baptiste Duroselle, Ed. Fayard, 1988. A lire également : « Clemenceau, le Père la Victoire », par Pierre Miquel, Ed. Tallandier, 1996.

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Georges Clemenceau, en visite sur le front de Picardie.

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