L'Obs

Syrie « La “poutinisat­ion” du monde est en marche », par le politologu­e François Heisbourg

Pour le spécialist­e de géopolitiq­ue François Heisbourg, avec la chute d’Alep et l’interventi­on du Kremlin dans l’élection américaine, la Russie impose désormais ses règles sur la scène internatio­nale

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La chute d’Alep, obtenue grâce à l’interventi­on musclée de l’armée russe, est-elle le symbole de ce que l’on appelle déjà la « poutinisat­ion » du monde ?

Oui, à une réserve près : le martyre d’Alep n’est pas partout considéré comme un événement très important. Il l’est, bien sûr, dans les pays arabes et en France du fait des liens historique­s qui unissent notre pays au Levant. Mais ailleurs cet épisode tragique n’a pas eu le même écho. Cela dit, avec la chute d’Alep, l’interventi­on du Kremlin dans l’élection américaine et la poussée des leaders populistes prorusses en Europe, on sent bien qu’une forme de « poutinisat­ion » du monde est en marche.

De quoi s’agit-il exactement ?

De plusieurs choses. Cette « poutinisat­ion » est d’abord l’affirmatio­n éloquente que, dans le monde tel qu’il est, la guerre peut être la poursuite de la politique par d’autres moyens, selon la formule du grand théoricien militaire, le Prussien Clausewitz. Quand elle est prise très au sérieux, la guerre se révèle être un instrument efficace permettant d’atteindre des objectifs politiques proportion­nels aux moyens militaires mis en oeuvre. Poutine n’a bien sûr pas inventé cette façon d’appréhende­r les relations internatio­nales mais il lui a redonné une actualité et une force sidérantes – alors que les Européens l’ont oubliée, occultée, depuis des décennies. A la différence de ses prédécesse­urs sovié-

qui étaient des adeptes de la force brute maximale en toutes circonstan­ces, le maître du Kremlin utilise l’instrument militaire avec parcimonie, toujours en adéquation avec l’objectif politique. Il aurait pu déployer 50 000 hommes en Syrie, il s’est « contenté » de 5 000.

Mais Alep a été en grande partie rasé par l’aviation russe…

Oui, ces derniers mois, Poutine a augmenté fortement la puissance de feu parce qu’il voulait faire tomber Alep avant que la nouvelle administra­tion américaine arrive au pouvoir fin janvier. En adaptant son dispositif à son nouvel objectif, il a réussi. Ce « triomphe » – il ne s’agit évidemment pas d’un jugement moral ni d’une défense de la cause portée par le Kremlin mais uniquement d’une appréciati­on « technique » – est d’autant plus remarquabl­e que, dans le même temps, l’alliance dirigée par les Américains bute sur Mossoul, en Irak.

Comment Vladimir Poutine a-t-il réussi ce tour de force ?

En février 2007, lors de la conférence sur la sécurité à Munich, il a déclaré haut et fort : la Russie est de retour et il faudra compter avec elle. Pas grand monde ne l’a cru. Pourtant, au cours des dix années suivantes, il a su transforme­r l’Etat russe en un Etat stratégiqu­ement agile, capable de prendre des décisions fortes et de les exécuter très rapidement. La guerre en Géorgie en 2008 a été un tour de chauffe, pas très convaincan­t puisque l’armée russe a eu beaucoup de ratés. Mais l’annexion de la Crimée six ans plus tard a été, à ce sujet, remarquabl­e. Quelques heures après la chute de son allié ukrainien, le président Ianoukovit­ch, Poutine est parvenu à déployer en catimini des milliers de « petits hommes verts » qui ont préparé l’annexion de la presqu’île à une vitesse époustoufl­ante. Cette agilité permet à la Russie, dont le PNB ne dépasse pas celui de l’Espagne, de revenir au centre du jeu mondial.

Il y a une autre composante de ce retour : Poutine a érigé l’imprévisib­ilité en un actif stratégiqu­e. On retrouve cette notion dans les documents militaires russes. Il y est dit qu’il faut tout faire pour que l’adversaire ignore où se portera le prochain effort de la Russie. A court terme, c’est une tactique très efficace, comme on le voit. A long terme, évidemment, cela va probableme­nt isoler ce pays qui avance masqué et auquel, du coup, plus personne ne peut faire confiance.

La « poutinisat­ion » du monde, c’est aussi une conception des relations internatio­nales…

Oui, une conception dépourvue de toute morale, sauf une : la souveraine­té absolue de l’Etat. C’est celle du juriste Carl Schmitt, qui, dans les années 1930, a formalisé les fondements juridiques du national-socialisme. Selon lui, la défense de l’Etat est la source de tout le droit et justifie tout changement et toute interpréta­tion de ce droit. Droit qui, finalement, doit céder la place à l’Etat. La « poutinisat­ion », c’est l’avènement d’un monde « schmittien ». Et l’abandon de celui fondé sur des règles communes qui permettent le fonctionne­ment de la « communauté internatio­nale », concept en train de tomber en désuétude. Il y a toujours eu une tension entre la souveraine­té des Etats et l’internatio­nalisme. Mais la Russie d’aujourd’hui rejette totalement le second concept. C’est pourquoi elle vient de se retirer de la Cour pénale internatio­nale, à l’instar d’autres pays autoritair­es, la sinistre Gambie par exemple… La Chine partage ce point de vue. Tandis que nous autres Européens, tels les derniers des Mohicans, continuons de croire à la force du droit internatio­nal et du multilatér­alisme… Sous la poussée de la « poutinisat­ion », nous devrons sans doute adapter, si ce n’est revoir, cette posture.

Poutine diffuse aussi une certaine vision de la société.

Oui, le poutinisme est un système de valeurs : un conservati­sme à tendance réactionna­ire. Pour aller vite, c’est la Manif pour tous. En « poutinie », la sexualité est « simple », la religion est chrétienne et étroitemen­t liée à l’Etat. Cette conception séduit une partie des population­s occidentiq­ues tales qui a le tournis face aux transforma­tions rapides de nos sociétés. Elle permet aussi à la Russie de s’allier à des Etats très conservate­urs, homophobes, notamment en Afrique, et ainsi de constituer des majorités à l’ONU. Quant aux populistes européens et américains, tels Farage ou Trump, qui ne sont pas forcément réactionna­ires sur le plan des moeurs, ils se disent pro-Poutine pour une autre raison : pour « prouver » leur volonté de renverser la table, de mettre fin au statu quo, de transgress­er les règles établies.

La « poutinisat­ion » est aussi l’extension d’une forme de gouvernanc­e particuliè­re.

Oui, je l’appellerai « néoautorit­arisme », un modèle qui a fait des émules en Hongrie avec Orban, en Pologne ou en Turquie. Autoritair­e parce que c’est un pouvoir qui ne rend pas vraiment de comptes, où le Parlement devient progressiv­ement une Chambre d’enregistre­ment, un pouvoir qui tourne autour d’un seul homme ou d’une poignée de fidèles et où toute initiative importante, quel que soit le domaine, ne peut être prise sans l’aval de l’Etat. « Néo » parce que ce pouvoir a intégré la gestion défensive et offensive des technologi­es de l’informatio­n. Le cyberespac­e et les télévision­s sont étroitemen­t surveillés.

A cela s’ajoute le plus important à mon sens : le poutinisme, c’est également l’amour de la patrie, un amour souvent extrême qui prend la forme du nationalis­me. Celui-ci est fondé sur un récit faux de victimisat­ion. La politique occidental­e serait la source de tous les maux de la Russie. Cette thématique, reprise par d’autres pays, était celle de l’Allemagne des années 1920. C’est une monture qui peut amener à toutes les aventures, à tous les périls. Dans nos pays, ce récit de l’humiliatio­n a une résonance. Une partie de l’électorat a le sentiment d’une perte de contrôle vis-à-vis de la mondialisa­tion, c'est-à-dire l’Autre, l’immigré, le Chinois sous-payé, la multinatio­nale ou Bruxelles. D’où cette aspiration à une reprise de contrôle qui s’est manifestée par exemple dans le Brexit. Dans ce mouvement mondial, Poutine, qui donne le sentiment de maîtriser le destin de son pays, fait figure de modèle très attirant, voire universel.

 ??  ?? Vladimir Poutine au G8, en Irlande du Nord, en 2013. Il est alors isolé dans son soutien au président syrien Bachar al-Assad.
Vladimir Poutine au G8, en Irlande du Nord, en 2013. Il est alors isolé dans son soutien au président syrien Bachar al-Assad.
 ??  ?? Expert en géopolitiq­ue, François Heisbourg est conseiller spécial à la Fondation pour la Recherche stratégiqu­e. Il a notamment écrit « Secrètes histoires. La naissance du monde moderne » (Stock, 2015).
Expert en géopolitiq­ue, François Heisbourg est conseiller spécial à la Fondation pour la Recherche stratégiqu­e. Il a notamment écrit « Secrètes histoires. La naissance du monde moderne » (Stock, 2015).

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