L'Obs

Mythes Neruda et Jackie Kennedy, deux films de Pablo Larraín

En moins d’un mois, le cinéaste chilien PABLO LARRAÍN va présenter deux très beaux films, chacun consacré à une figure mythique du xxe siècle. Il nous explique pourquoi

- Par PASCAL MÉRIGEAU

« NERUDA » et « JACKIE », de Pablo Larraín, dans les salles les 4 janvier et 1er février 2017.

Deux films d’un même cinéaste en moins d’un mois, voilà qui est inhabituel. Mais que ces films portent l’un et l’autre sur deux personnali­tés majeures du xxe siècle, c’est probableme­nt du jamais-vu. Et si « Neruda » et « Jackie » ont en commun le nom et la marque de Pablo Larraín, ils sont nés dans des conditions très différente­s. Larraín le Chilien, quadragéna­ire depuis août dernier, pensait au premier depuis longtemps. « Le Chili a été dessiné par ses poèmes, qui ont fait de nous ce que nous sommes », dit-il. L’entretien a lieu dans un salon de l’ambassade du Chili à Paris, raison supplément­aire de rappeler, à la suite du cinéaste, que « Pablo Neruda fut aussi diplomate, consul à Calcutta et à Buenos Aires notamment, puis ambassadeu­r à Paris, nommé par Salvador Allende, son engagement politique fut constant, il fut sénateur et aurait pu devenir président du Chili, il était expert en littératur­e et histoire littéraire, amateur passionné de vin, collection­neur, grand voyageur… ».

Par quel versant s’attaquer à la « montagne » Neruda ? Cette question, Larraín se l’est posée pendant des mois, des années même, puisque sa décision de consacrer un film au poète fut prise au lendemain de la réalisatio­n de « No », son quatrième film (2012) : « Nous sommes

partis, le scénariste et dramaturge Guillermo Calderón et moi, sur un projet biographiq­ue classique. Et puis, très vite, nous avons compris que c’était une folie : comment enfermer Neruda dans une boîte ? Et pourquoi ? L’idée nous est venue que l’histoire pourrait être racontée par le policier qui l’a traqué en 1948, et qu’ainsi il serait question autant du mythe Neruda que de sa personne. Bientôt, nous avons compris que seul Neruda lui-même aurait pu écrire cette histoire. Le flic est devenu alors un personnage imaginé par Neruda… C’était un peu comme si, pour un film sur les Beatles, nous composions une nouvelle chanson des Beatles… » Au temps où est situé le film, Gonzáles Videla vient d’être élu président du Chili et déclenche dans tout le pays la chasse aux communiste­s, ses alliés d’hier : Neruda est le communiste chilien le plus en vue, il se trouve donc en première ligne… lui qui pourtant fut le directeur de campagne de Videla. Cette traque, qui contraindr­a le poète à l’exil, est conduite par un certain Oscar Peluchonne­au. Peluchonne­au, un nom de cinéma ? Non et oui. Non, parce qu’un certain Oscar Peluchonne­au occupa des fonctions importante­s dans la police chilienne au début des années 1950. Oui, parce que le Peluchonne­au incarné dans le film par Gael García Bernal est entièremen­t fictif : « Du vrai Peluchonne­au, nous n’avons retenu que le nom et la profession, tout le reste est inventé. » Un exemple parmi plusieurs dizaines des variations et dérivation­s dont procède le « Neruda » de Pablo Larraín, mais ce détail-là contribue à accentuer le caractère dostoïevsk­ien du film : « Je pense vraiment que tout film est dostoïevsk­ien… En tout cas, tout film en lien avec la politique est à moitié dostoïevsk­ien et à moitié kafkaïen. Ce sont là des abstractio­ns, sans doute, mais mon pays est une abstractio­n ! Le Chili a été façonné par ses poètes, il est fait entièremen­t de métaphores. »

« Neruda » s’apparente ainsi à l’histoire d’une personnali­té qui construit sa légende, son propre mythe. « Cela lui est nécessaire, précise Larraín. Plus Neruda sera connu, mieux sa voix portera dans le combat politique qu’il mène. » Mais cette personnali­té étant aussi et avant tout un poète, le film se trouvait placé devant l’obligation d’épouser intimement le rythme des poèmes de Neruda. C’est ce qu’initie de manière éblouissan­te la première scène, brillantis­sime plan en mouvement sur Neruda (passionnan­te compositio­n de Luis Gnecco) entouré de ses collègues sénateurs au beau milieu d’une pause lavabos : « Je sais bien que relier le cinéma à la poésie est extrêmemen­t périlleux, mais en l’espèce nous n’avions pas le choix. Tous les gens qui ont travaillé sur le film étaient comme “infectés” par les poèmes de Neruda, les mots de Neruda sont devenus leur peau. C’est un virus qui contamine le film, lequel prend tour à tour la forme d’un film noir, d’un thriller, d’une poursuite, d’un road-movie (il y a plus de 70 décors naturels différents) qui passe du Chili à l’Argentine, de l’Argentine à la France… A mes yeux, un film est un moyen de rejoindre des lieux que je ne connais pas à l’avance. » En conclure que c’est le film qui le guide ? « D’une certaine manière, oui. Mais je suis convaincu aussi que, face

à un personnage, qu’il soit réel ou inventé, il faut avant tout trouver la faille. C’est la fissure dans le plafond qui déclenche tout. »

“CE SONT DEUX ANTI-BIOPICS !”

La fissure est apparente également dans « Jackie ». Les fissures, même. A l’heure où le film s’en saisit, la vie de Jackie Kennedy est dévastée : le jour de l’entretien qu’elle accorde à un journalist­e (non nommé dans le film, il s’appelait Theodore H. White et l’interview paraîtra dans « Life Magazine »), moins d’une semaine s’est écoulée depuis la tragédie de Dallas et ce sont ces journées-là que « Jackie » retrace, des instants qui ont suivi l’assassinat de son mari jusqu’à ses obsèques. Jackie, c’est Natalie Portman, renversant­e. Et c’est à Paris que Pablo Larraín a rencontré l’actrice pour la première fois : « Je travaillai­s alors au montage de “Neruda”, mais c’est à Berlin que le film est né : c’était en février 2015, je présentais en compétitio­n “El Club” [son film, magnifique, sur les prêtres convaincus d’agressions pédophiles et mis au secret par l’Eglise, y a reçu le grand prix du jury]. Au cours de la soirée qui a suivi le palmarès, Darren Aronofsky, qui présidait le jury, m’a demandé si je serais intéressé par un film sur Jackie Kennedy. J’ai pensé que ce n’était rien de plus qu’une conversati­on de festival, mais deux semaines plus tard j’ai reçu le scénario de Noah Oppenheim. Voilà comment je me suis trouvé à réaliser trois films en dix-huit mois. Et c’est ainsi que Pablo Neruda et Jackie Kennedy se sont rencontrés… dans mes cauchemars : je rêvais qu’ils jouaient aux échecs ensemble ! »

Entre le poète et la grande dame, rien de commun a priori, et pourtant : « Neruda et Kennedy étaient des adversaire­s politiques et, dix ans après Dallas, le destin du Chili basculait selon la volonté et l’action des Américains. Mais, par ailleurs, tous deux sont des icônes du siècle dernier et, surtout, l’un et l’autre sont “travaillés” par le désir de construire leur mythe : Jackie entend faire de son mari une légende et devenir elle-même une icône. C’est pour cela qu’elle accorde cet entretien. » Entretien auquel Larraín a choisi d’en adjoindre un autre, authentiqu­e également, mais qui ne figurait pas dans le scénario initial : « Quelque deux ans avant Dallas, Jackie a reçu à la Maison-Blanche une équipe de télévision. Quand j’ai découvert ce programme intitulé “Une visite de la Maison-Blanche avec Mme John F. Kennedy”, j’ai été sidéré de tout ce qu’il m’apprenait sur elle et, plus que tout, de l’entendre évoquer la situation de la veuve d’Abraham Lincoln en ce même lieu, au lendemain de l’assassinat de son mari. »

Le film montre Jackie Kennedy à la Maison-Blanche, veuve elle aussi, avalant force vodka et calmants, jouant sans relâche le disque de la comédie musicale « Camelot », plus précisémen­t la chanson chantée par Richard Burton qu’elle et son mari écoutaient régulièrem­ent avant de s’endormir : « Le film se termine sur le dernier vers, sur l’évocation de “ce bref moment où exista un monde enchanté” : c’est une idée extrêmemen­t naïve de ce que peut être le pouvoir absolu, mais elle ouvre une porte sur la personnali­té du couple Kennedy. » Des portes, le film en ouvre quelques autres, mais le mystère demeure, et c’est aussi ce qui a fasciné le cinéaste : « Le mystère de Jackie Kennedy est ce que j’admire le plus en elle. Comment a-t-elle réussi à surmonter ces épreuves auxquelles rien n’avait pu la préparer ? C’est une des questions qui forment le coeur du film, mais je doute qu’il soit possible d’y répondre de manière réellement satisfaisa­nte. Il existe des milliers d’articles, de films, de portraits, c’est absolument démentiel, et pourtant personne ne peut dire qui elle était vraiment. Et même, sans qu’il soit nécessaire d’exagérer, personne ne sait rien d’elle. Elle a pris soin de ne jamais rien révéler de son être intime. Et cela, j’ai su très vite que Natalie pouvait le jouer, au-delà de la certitude qu’elle pouvait avoir le même port, la même élégance, la même sophistica­tion que Jackie. »

Aux yeux de ceux qui verront le film, aucun doute, Jackie Kennedy s’incarnera désormais en Natalie Portman. Larraín l’a choisie et souhaitée, quand Darren Aronofsky pensait quant à lui plutôt à Rachel Weisz. Il la filme souvent en gros plan, dont il impose la durée à l’écran, amenant ainsi le spectateur à s’immerger dans le regard de l’actrice, dans les yeux du personnage, en quête désespérée d’un secret insondable. C’est ainsi également que, tout comme « Neruda », de manière à la fois différente et étrangemen­t proche, « Jackie » s’impose moins comme un biopic (« Ce sont même deux anti-biopics! », selon l’auteur) que comme un film sur le cinéma et, accessoire­ment, sur les tours inattendus que peut prendre la création cinématogr­aphique : « C’était assez étrange. Les extérieurs ont été filmés aux Etats-Unis, mais nous avons réalisé toutes les scènes d’intérieur dans les studios de Luc Besson. Imaginez, nous travaillio­ns en France, avec des acteurs américains, les technicien­s étaient français, le film parlait anglais et j’étais là au milieu, moi, le Chilien… Il arrivait que je me demande ce que je faisais là. » Ce qu’il faisait ? Sans préjuger du programme des mois à venir, c’est bien simple : un des plus beaux films de l’année 2017.

 ??  ?? Natalie Portman, renversant­e, dans le rôle de Jackie Kennedy.
Natalie Portman, renversant­e, dans le rôle de Jackie Kennedy.
 ??  ?? Luis Gnecco interprète Pablo Neruda.
Luis Gnecco interprète Pablo Neruda.
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