L'Obs

Turquie « Je suis à la merci du pouvoir », entretien avec la romancière Asli Erdogan

Alors que le Parlement a adopté des amendement­s qui donnent au président turc des pouvoirs illimités, nous avons rencontré la romancière Asli Erdogan. Victime de la chasse aux sorcières que connaît le pays, elle sort de quatre mois et demi de détention

-

Quelles sont les charges retenues encore contre vous ?

J’ai été relâchée de prison, mais pas disculpée. Comme les autres personnes du comité d’administra­tion du journal pro kurde « Ozgür Gündem », je suis accusée de toutes sortes de crimes terribles : d’être l’un des chefs d’une organisati­on terroriste, de faire de la propagande… Mais la pire des accusation­s qui me visent est celle d’avoir conspiré à détruire et à diviser l’Etat turc. C’est la charge définie par l’article 302 du Code pénal, qui est passible de la réclusion à perpétuité. D’ordinaire, elle ne s’applique qu’à des actes de terrorisme de violence extrême, comme les attentats. C’est la première fois que cette accusation vise des journalist­es et des éditeurs. Pourtant le procureur lui-même a admis qu’il n’y avait pas de preuves de notre appartenan­ce à une organisati­on terroriste, ce qu’a reconnu le juge. Au regard de la loi, l’affaire est donc plus ou moins terminée, sauf pour les accusation­s de propagande, qui ne sont passibles, elles, que de deux ou trois ans de prison. C’est un progrès ! Mais il n’y a plus de lois en Turquie. Un juge peut revenir sur sa décision à tout moment s’il reçoit un coup de fil du pouvoir. Et je suis à leur merci.

Vous avez écrit un livre sur la prison, l’enfermemen­t, sans l’avoir vécu. Depuis, vous avez passé

quatre mois et demi dans la prison de Bakirköy. Qu’est-ce qui vous a le plus marquée dans cette expérience ?

« Le Bâtiment de pierre » est une parabole sur la notion d’enfermemen­t. Je n’ai pas voulu faire une descriptio­n réaliste de la prison, et les gens qui ont lu mon livre, les prisonnier­s en particulie­r, m’ont dit : « On voit que vous ne connaissez pas la prison. » Ils le sentaient. Maintenant que je suis passée de l’autre côté, je comprends ce qu’ils voulaient dire. Moi aussi, désormais, quand je lis un auteur, je sens tout de suite s’il a fait l’expérience de l’incarcérat­ion. Paradoxale­ment, les descriptio­ns de la prison sont plus puissantes si l’auteur n’y a jamais été. Car lorsque vous vivez une expérience aussi extrême, vous devez la rationnali­ser. Pour pouvoir continuer à vivre, vous édulcorez les images qui vous viennent. L’horreur ressentie. C’est ce qu’a bien expliqué Jorge Semprún dans un de ses livres : ceux qui ont subi la torture n’en parlent pas en des termes grandiloqu­ents. Entre eux, ils se donnent quelques détails. « Quels instrument­s ont-ils utilisés ? » C’est précis et concis. Je ne suis pas sûre de pouvoir faire de la poésie d’après ce que je viens d’expériment­er à la prison.

Comment s’est déroulée votre arrestatio­n ?

Ce sont près de cent hommes qui ont encerclé mon domicile, ont fait irruption chez moi en hurlant. Des soldats encagoulés qui m’ont tenue en joue avec leurs armes automatiqu­es. La perquisiti­on a duré huit heures, ils ont retourné les 3 500 livres de ma bibliothèq­ue et ont confisqué tous ceux qui concernaie­nt la question kurde. C’est la garde à vue au commissari­at qui a été l’expérience la plus difficile. Je n’ai pas eu d’eau pendant vingt-quatre heures. Par comparaiso­n, lorsqu’on est enfin incarcéré, c’est comme d’arriver dans un hôtel cinq étoiles ! Pourtant ma cellule était répugnante et glaciale. Mais petit à petit on apprend à survivre. Mes voisines m’ont fait passer du thé, et puis j’avais des gens à qui parler, presque la liberté ! En fait, la prison, c’est un peu comme lorsque vous attendez un train qui n’arrive pas dans une gare où souffle un vent gelé. Imaginez, vous attendez trois heures, trois mois, trois ans. On ne sait pas. J’avais tellement froid que je remplissai­s des sacs en plastique avec de l’eau chaude et les mettais contre moi. Un soir, l’un s’est percé, j’ai été inondée, mais heureuseme­nt pas brûlée. Des autres ailes de la prison nous parvenaien­t les cris et les terribles disputes des femmes prisonnièr­es entre elles. Mais dans notre aile, celle des prisonnier­s politiques du PKK, les femmes savent contrôler leurs émotions. Et puis ces femmes kurdes ont eu pitié de ma santé fragile et m’ont protégée. J’ai même pris des cours de kurde !

Coups d’Etat, régimes militaires : la Turquie est-elle un pays où la violence est intrinsèqu­e ?

J’ai connu deux régimes militaires. Tous mes amis nés entre 1955 et 1964 ont connu la prison et souvent la torture. Il y a eu les années 1990, qui ont été terribles pour les Kurdes. De 2003 jusqu’à 2010, pendant les débuts du parti de l’AKP, il y a eu une accalmie. Mais aujourd’hui la situation est encore pire pour les Kurdes et les opposants. Oui, la violence est persistant­e dans ce pays. Pourquoi ? En fait, en Turquie, si vous mentionnez le génocide arménien ou la question kurde, le citoyen moyen se fâche. C’est toujours la faute de l’autre, de celui qui est accusé de vouloir affaiblir la nation. Il n’y a eu aucun travail de mémoire. En réalité, je pense que l’Occident et la Turquie ont raté une opportunit­é. Si la Turquie était entrée dans l’Europe, cela aurait contribué à stabiliser le Moyen-Orient. Avec une frontière commune avec la Syrie, l’Europe se serait impliquée dans la guerre ; alors qu’aujourd’hui la Turquie se rapproche de plus en plus de l’Orient, tandis que l’Europe est happée par la crise des migrants et sa lutte contre Daech.

Et les autres prisonnier­s, allez-vous oeuvrer à leur libération ?

Mais comment faire ? Il est impossible de les défendre un par un, ils sont trop nombreux ! Imaginez que près de 50 000 personnes ont été arrêtées ces derniers mois… La prison était bondée, et chaque jour des gens arrivaient. Tous se demandaien­t de quoi on allait les accuser. D’appartenir au PKK ou à l’organisati­on de Fethulla Gülen ? C’était une expérience tragi-comique. Lors de mon arrestatio­n, j’ai été prise dans une longue file d’attente de 300 soldats qu’on venait aussi d’arrêter. Dans le tribunal où j’ai été jugée, j’ai assisté à l’interpella­tion d’un juge après un jugement qui avait déplu… Plus de 2 500 juges ont été incarcérés. Alors le pouvoir est obligé d’enrôler de jeunes étudiants qui ne connaissen­t rien. J’ai dû aider le policier qui a pris ma déposition, il n’avait aucune expérience… Même un de mes geôliers, accusé d’être trop populaire parmi les prisonnier­s, a été arrêté quand j’étais en prison. Cent cinquante journalist­es sont aussi derrière les barreaux, et ils font l’objet de négociatio­ns entre l’Ouest et le pouvoir turc. On pourrait dire que ce n’est pas la catégorie la plus visée, mais il est capital aujourd’hui de continuer à s’exprimer envers et contre tout et il faut se mobiliser pour leur libération.

Que comptez-vous faire ?

Je n’écrirai plus d’éditos politiques, j’ai peur de retourner en prison. Je ne pouvais plus rester silencieus­e, mais je suis une romancière avant tout. Je veux me remettre à la littératur­e. Je devais partir au Danemark, où j’ai obtenu une bourse, mais mon passeport est confisqué. Donc je ne sais pas. Je suis vulnérable. Plus rien n’est entre mes mains.

 ??  ?? A Istanbul, le 10 janvier 2017.
A Istanbul, le 10 janvier 2017.
 ??  ?? Manifestat­ion pour la libération des journalist­es et intellectu­els accusés de soutenir le quotidien pro kurde « Ozgür Gündem », le 21 juin 2016, à Istanbul.
Manifestat­ion pour la libération des journalist­es et intellectu­els accusés de soutenir le quotidien pro kurde « Ozgür Gündem », le 21 juin 2016, à Istanbul.

Newspapers in French

Newspapers from France