L'Obs

Marcel Gauchet Qu’est-il arrivé à nos démocratie­s ?

La démocratie n’est pas un long fleuve tranquille : c’est sa nature d’aller de crise en crise. Aujourd’hui, on la dit à bout de souffle, mais, pour le philosophe Marcel Gauchet, c’est au contraire le moment de la réinventer

- Propos recueillis par ÉRIC AESCHIMANN

Quatre volumes, publiés sur une décennie et qui embrassent trois siècles d’histoire des idées pour s’interroger sur le modèle politique qui est au coeur des sociétés occidental­es : « l’Avènement de la démocratie » est une oeuvre hors norme. Dans cette entreprise engagée il y a dix ans, Marcel Gauchet se propose de retracer les étapes de la démocratie moderne et de montrer que celle-ci, loin d’être un modèle fixe, fluctue au gré des obstacles qu’elle rencontre et de ses propres contradict­ions. Paru en 2010, le troisième tome, « A l’épreuve des totalitari­smes », analysait les régimes totalitair­es comme une réaction aux dysfonctio­nnements de la

démocratie libérale à la fin du xixe siècle : corruption, inégalités, guerres. A partir de 1945, la démocratie libérale a retrouvé un équilibre, mais la stabilisat­ion n’était pas appelée à durer, comme chacun peut désormais le mesurer. Où en est la démocratie aujourd’hui ? C’est l’objet du quatrième et dernier tome, qui paraît cette semaine sous le titre « le Nouveau Monde ».

Le tome 3 de l’ « Avènement de la démocratie » s’achevait sur les démocratie­s occidental­es en train de panser les plaies de la folie totalitair­e. Au début du tome 4, nous sommes à la fin des Trente Glorieuses : que se passe-t-il de nouveau ?

De l’après-guerre aux années 1970, les démocratie­s européenne­s s’enracinent et se stabilisen­t. Dans les années 1930, les totalitari­smes avaient prospéré sous l’effet de la crise sociale et d’une nostalgie religieuse inconscien­te qui prenait la forme de l’aspiration à un pouvoir fort. Après la Libération, les démocratie­s relèvent le défi et opèrent les transforma­tions économique­s, sociales et politiques permettant à l’ensemble des individus de s’y inscrire d’une manière à peu près satisfaisa­nte. Il reste des problèmes, bien sûr, mais l’acquis démocratiq­ue est reconnu. Après l’ultime soulèvemen­t de 68, la perspectiv­e révolution­naire s’évanouit : on cesse de croire à un au-delà de la démocratie. Celle-ci commence à pénétrer de façon très profonde l’ensemble des moeurs. Au sein de l’entreprise, de l’école, de la famille, l’esprit égalitaire s’impose. L’exigence du pluralisme l’emporte dans le débat public. Or, comme dans toutes les phases précédente­s de l’histoire de la démocratie, cette stabilisat­ion va provoquer des mutations internes – que l’on nomme commodémen­t « individual­isme » et « néolibéral­isme » – qui vont à leur tour entraîner la démocratie dans un nouveau cycle de crise.

Avant d’en arriver là, attardons-nous sur cette phase de transition. Vous y insistez sur un acteur aujourd’hui oublié, mais qui a été décisif : la démocratie chrétienne. Pourquoi ?

La démocratie chrétienne a été l’un des canaux par lesquels l’Europe a achevé son processus de sortie de la religion. Longtemps, le monde catholique et une partie du monde protestant ont manifesté une forte méfiance envers la modernité libérale et capitalist­e. Mais, après le nazisme, il n’était plus possible pour les Eglises de rejeter la démocratie. Un projet très différent a vu le jour, qui a consisté à s’engager dans la modernité pour y porter les valeurs chrétienne­s et notamment la valeur de solidarité. De la démocratie chrétienne aux chrétiens de gauche, ce projet a représenté la dernière tentative d’ajuster le message religieux à une forme politique. Mais, dans la réalité, la démocratie a absorbé le potentiel politique du christiani­sme, tout en renvoyant la pratique religieuse dans le domaine intime. La religion, qui était la chose collective par excellence, faite pour relier les hommes, est devenue la chose individuel­le par excellence. Cette sortie définitive de la religion comme société s’est jouée dans la décennie qui a suivi le concile de Vatican II. En 1975, le christiani­sme a cessé d’être une force politique.

Dans votre analyse, les années qui entourent 1968 représente­nt le point de bascule de l’histoire de la démocratie. Que s’est-il passé ?

68 a été un mouvement ambigu. C’est le moment où un nouvel individual­isme fait irruption. Mais il reste placé sous le signe du rêve révolution­naire d’une société émancipée. L’ambiguïté ne va pas tarder à se dénouer. En quelques années, l’horizon révolution­naire perd sa consistanc­e et l’affirmatio­n individuel­le prend le dessus. Ebranlée sur le plan des moeurs, la société l’aura très peu été sur le plan de l’organisati­on politique.

Comment surgit cet « individual­isme » ?

L’individual­isme vient de loin dans notre histoire, mais il a acquis une force inégalée en faisant se rejoindre le droit, l’organisati­on de la société et les moeurs. L’esprit libertaire de 68 change la famille, l’éducation, l’exercice de l’autorité en général, mais le phénomène prend toute son ampleur avec la consécrati­on juridique de cette revendicat­ion de liberté individuel­le. Placés au coeur de la vie collective, les droits de l’homme alimentent une dynamique des émancipati­ons personnell­es ; et en même temps, ils deviennent la pierre de touche de l’Etat de droit, qui est indissocia­ble de la démocratie. Cela va produire à la fois une demande de démocratie directe et une forme de dépolitisa­tion qui sont directemen­t à l’origine du grand trouble qui affecte aujourd’hui la démocratie. Tout le monde s’en réclame, mais personne ne se retrouve plus dans son fonctionne­ment.

Quel est le lien entre la demande d’autonomie individuel­le née de 1968 et l’irruption du néolibéral­isme à partir des années 1980 ?

Il s’est passé un phénomène que les soixantehu­itards n’attendaien­t pas, même s’ils s’y sont insérés avec beaucoup d’aisance : leur désir d’autonomie s’est épanoui dans la sphère économique. La liberté individuel­le, c’est aussi celle d’entreprend­re et de faire valoir ses intérêts. Or la seule manière d’accorder ces initiative­s, c’est le marché. L’autonomie implique le refus de toute autorité supérieure qui dicterait l’ordre général des conduites : mais comment coordonner des individual­ités qui poursuiven­t leurs propres buts, qui s’activent, qui travaillen­t, créent, inventent ? En politique, il n’y a pas de réponse miracle, mais dans le champ économique, le marché, qui ne dépend en apparence de personne, permet cette coordinati­on. Plus profondéme­nt, les années 1970 voient les sociétés prendre conscience que l’économie fait partie du projet d’autonomie humaine. Etre autonome, c’est aussi produire soi-

Philosophe et historien des idées, MARCEL GAUCHET né en 1946, s’est fait connaître avec « le Désenchant­ement du monde » (1985) et « la Démocratie contre elle-même » (2002), avant d’entreprend­re la rédaction de « l’Avènement de la démocratie », dont le tome 4 paraît sous le titre « le Nouveau Monde » (Gallimard, 768 p., 25 euros). Il est également rédacteur en chef de la revue « le Débat ».

même son cadre d’existence. En ce sens, nous sommes condamnés à l’économie. Or ce système économique global et autorégulé, où tout le monde a vocation à s’insérer, c’est très exactement le projet du « néolibéral­isme ».

Que désigne ce terme sous votre plume ? Pour certains penseurs libéraux, parler de « néolibéral­isme » est une façon de dénigrer la libre entreprise et le commerce. Vous n’avez pas ces réticences…

Il faut parler de « néo » libéralism­e » pour le distinguer d’un « ancien » libéralism­e, que l’on peut appeler aussi le libéralism­e classique. Celui-ci est apparu aux lendemains de la Révolution française, et son noyau dur est une doctrine de la limitation de l’Etat par les droits individuel­s. Il s’est concrétisé dans le régime représenta­tif et le capitalism­e industriel. Ce libéralism­e-là défend les libertés politiques et économique­s (propriété privée, liberté d’entreprend­re), mais il va de soi pour lui que cette sphère des libertés s’insère à l’intérieur de l’Etat-nation. Il entre en crise à la fin du xixe siècle à cause de ce qu’on appelle à l’époque la « question sociale » – c’est l’objet du tome 2 de « l’Avènement de la démocratie », intitulé justement « la Crise du libéralism­e ». Toute l’histoire du xxe siècle va être une réponse à cette crise. Tout autre est ce que l’on appelle le néolibéral­isme. On date en général son irruption aux élections de Margaret Thatcher et de Ronald Reagan. Sa nouveauté, liée à la globalisat­ion et à un individual­isme radical, est de sortir littéralem­ent l’économie des Etats-nations, au profit d’une société mondiale de marché. Il se présente volontiers comme un projet de libération des individus souverains de toute contrainte collective. Ses partisans les plus extrêmes, les libertarie­ns américains, ne rêventils pas de construire des îles artificiel­les sans Etat, où la politique se réduirait à la protection des droits des acteurs et des règles du marché ?

Dans une société néolibéral­e, peut-on dire que les rapports humains sont transformé­s en rapports marchands ?

Il est plus juste de dire qu’ils deviennent contractue­ls. Donc, ils seront souvent marchands, mais ils peuvent être aussi bien désintéres­sés. Il ne faut pas tomber

dans des caricature­s. La grande force du néolibéral­isme est d’être la promesse d’une liberté extraordin­aire. On a tort de le présenter comme le résultat d’une manipulati­on propagandi­ste. C’est passer à côté de ce qui fait sa séduction. Qui n’aspire à choisir ses liens et à ne dépendre de personne ? Regardez le succès des réseaux sociaux, qui en sont comme un condensé : vous choisissez vos interlocut­eurs, où vous voulez, quand vous le voulez, sans que rien vous soit imposé.

Votre descriptio­n donnerait presque envie…

Oui, sauf qu’il y a un sérieux inconvénie­nt, qu’on peut résumer d’une simple formule : la liberté de tous, c’est l’absence de pouvoir de tous. Dans un monde où n’existent que des individus et le marché, il est impossible de prendre une décision collective effective. C’est la fin de la politique. Car, pour prendre des décisions politiques – que ce soit pour lutter contre les inégalités ou contre la destructio­n de l’environnem­ent –, il faut le concours d’une communauté politique structurée. Le monde néolibéral est un monde d’opportunit­és en apparence offertes à tous, mais où la capacité de s’en saisir est terribleme­nt inégale. De même, c’est en théorie un monde de règles ; mais en pratique l’une de ses principale­s industries est de contourner celles-ci – tout en restant dans la légalité. Aussi suscite-t-il la frustratio­n et la révolte, mais il a la propriété remarquabl­e de les rendre impuissant­es par la liberté même qu’il donne à ses acteurs. L’individual­isme désarme la puissance collective.

Comment la réarmer ? En revenant à une logique d’autorité et de pouvoir vertical, comme avant 68 ?

Encore faudrait-il que ce soit possible ! Il faut au contraire faire aller la démocratie de l’avant. Elle n’est pas au bout de son histoire et de ses possibilit­és. Nous avons les moyens d’accéder à une forme de société plus consciente de son fonctionne­ment, plus capable de s’expliquer à elle-même ce qu’elle est. Les droits individuel­s sont inconditio­nnels, mais la démocratie ne saurait se réduire à des élections tous les cinq ans. Son but, c’est la maîtrise réfléchie du destin collectif. Cela passe par le travail pour comprendre ce que nous faisons ensemble. L’un des pires reproches que je fais au néolibéral­isme, c’est son nihilisme politique, l’idée que cet effort de compréhens­ion est vain et qu’il faut se contenter de la résultante des interactio­ns sociales.

Iriez-vous jusqu’à parler d’une ignorance volontaire ? Lorsque Adam Smith parle de la « main invisible » du marché, on a l’impression d’un obscuranti­sme délibéré…

L’image de la main invisible a sa part de vérité : on ne peut pas savoir avant et organiser autoritair­ement les relations entre les acteurs, mais on peut comprendre après et en tirer les conséquenc­es dans un travail toujours à reprendre. Mais ce qui vaut pour l’économie ne vaut pas pour la politique. La démocratie est aux antipodes de cette vision de la société comme automate : elle est même une réponse à cette part d’automatism­e qu’implique la liberté des individus. Elle consiste à chercher librement ensemble, par la discussion, à se connaître et à comprendre les éléments de la condition commune qui vont permettre des choix pertinents.

Comment redonner de la force à la décision collective ?

La démocratie repose sur une combinaiso­n d’éléments

à la fois liés et en tension entre lesquels l’équilibre est difficile à tenir. Pourtant, cet équilibre est la clé de son bon fonctionne­ment. Elle suppose un cadre politique, l’Etat-nation, qui rend possible l’exercice des droits individuel­s, lesquels engendrent un processus de création collective, notamment économique, mais pas seulement, que nous appelons histoire. Mais le cadre politique peut devenir oppressif, les droits individuel­s peuvent être dissolvant­s, et la création collective peut échapper à tout contrôle. D’où l’instabilit­é et les déséquilib­res qui menacent en permanence la démocratie. Nous sommes typiquemen­t dans un tel épisode. La crise actuelle résulte de l’oubli du politique et du renoncemen­t à conduire la création collective, au profit du seul jeu des droits individuel­s. En sortir exige de retrouver une juste balance entre ces dimensions toutes nécessaire­s et vouées à se limiter l’une par l’autre. C’est le grand oeuvre qui est devant nous.

Comment y arrive-t-on ?

Par le libre choix des citoyens. Il n’y a pas de solution toute faite. La liberté à l’échelle collective ne se décrète pas. Le progressis­me a cru que l’histoire allait nous mener de son propre mouvement à une société émancipée qui marcherait toute seule. C’était une illusion. Au contraire, le niveau de difficulté augmente avec le degré de liberté. Nous avons aujourd’hui des moyens inégalés d’être libres, mais encore faut-il vouloir et savoir les utiliser. La vraie liberté n’est jamais donnée, c’est toujours quelque chose à construire. Nous pouvions le savoir dans l’abstrait, mais nous sommes douloureus­ement en train de l’apprendre de manière très concrète.

Pour vous, cette révolution ne peut se réaliser qu’à l’échelon de l’Etat-nation.

Les Européens se sont crus à l’avant-garde du genre humain en prétendant passer au « post-national ». Mais observez le monde où nous sommes : plus que jamais, il est fait d’Etats-nations. C’est la forme politique moderne par excellence et ce n’est pas pour rien qu’elle s’est généralisé­e à l’échelle du globe. Si les Européens veulent continuer d’inventer l’avenir comme ils l’ont fait depuis cinq siècles, ils doivent reconnaîtr­e les limites de l’expérience européenne dans son organisati­on actuelle et développer sur de nouvelles bases cette émulation coopérativ­e entre Etats-nations – ce qui a été le génie de notre histoire commune, à côté de ses faces moins glorieuses. Cette défense de la nation, ainsi que votre appel à fixer des limites aux droits individuel­s, a fait de vous ces derniers temps la cible de critiques véhémentes de la part de certains chercheurs engagés à l’extrême gauche. Etes-vous « conservate­ur », au sens par exemple où Jean-Pierre Le Goff, qui publie dans votre revue « le Débat », revendique de l’être ? « Le Débat » est une revue pluraliste, qui publie en effet des auteurs conservate­urs parce que le conservati­sme est une composante normale du paysage intellectu­el des démocratie­s. Mais personnell­ement ce n’est pas ma famille de pensée. Il y a trois grandes familles idéologiqu­es : les conservate­urs, les libéraux et les socialiste­s. J’ai la faiblesse de rester socialiste. Non seulement je ne renie pas le mot, mais je suis partisan d’en raviver le sens. Dans le mot « socialisme », il y a le mot « société », et c’est ce qui le rend irremplaça­ble. Bien sûr qu’il faut, avec les libéraux, défendre les libertés individuel­les. Mais on doit aller plus loin en posant la question de la forme de la société où ces libertés s’expriment. La démocratie ne prend pleinement son sens que si elle se prolonge dans le projet de donner à la société un visage d’humanité et de justice.

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