Arts Duchamp et la fable de la « Fontaine »
On célèbre le centenaire de l’oeuvre la plus emblématique de MARCEL DUCHAMP : une “Fontaine”, c’est-à-dire un URINOIR, qui a choqué ses contemporains, mais inspiré aussi bien ANDY WARHOL que Lady Gaga. Récit
La « Fontaine » de Marcel Duchamp a fait couler beaucoup d’encre et même un filet d’urine. Cette oeuvre est une icône de la création moderne. Un sondage réalisé en Grande-Bretagne au cours de l’année 2004 auprès de 500 artistes et personnalités du monde de l’art la désignait comme « la pièce la plus influente de l’art moderne », devant « les Demoiselles d’Avignon » de Picasso et le diptyque « Marilyn » d’Andy Warhol. Pas mal pour une simple pissotière considérée aussi comme le symbole de l’art décadent. Elle est pourtant bien ordinaire, cette pièce en faïence. Si ordinaire que le 31 janvier 1977, lorsque le président de la République, Valéry Giscard d’Estaing, inaugure le Centre Georges-Pompidou, il tombe en arrêt devant elle : « Qu’est-ce que c’est que ça ? », demande-t-il. Sans même attendre de réponse, il poursuit sa visite.
Cette année est celle du centenaire de cette légendaire « Fontaine ». Il n’y aura ni fanfare ni flonflons mais, au Centre Pompidou, à deux pas de la fontaine Stravinsky, l’artiste français Saâdane Afif présentera une exposition intitulée « The Fountain Archives », preuve que l’histoire continue d’inspirer les artistes contemporains.
“L’ART DU PLOMBIER”
Les historiens de l’art n’ont pas oublié que l’urinoir doit une part de sa renommée au scandale qu’il provoqua à New York en 1917. Marcel Duchamp (1887-1968), fils d’un notaire normand, a quitté la France pour s’installer aux Etats-Unis. Délaissant une carrière de peintre pourtant prometteuse, il réalise ses premiers ready-made à partir de 1913, utilisant des objets de la vie quotidienne présentés sans autre artifice : une « Roue de bicyclette » (placée sur un socle), un « Porte-bouteilles » (acheté au BHV en 1914), et cet urinoir, rebaptisé « Fontaine », acquis chez un marchand de sanitaires de la 5e Avenue à New York. La polémique éclate lorsque Duchamp affirme son intention de l’exposer en avril 1917 lors du premier salon de la Société des Artistes indépendants, dont il est membre. L’oeuvre est datée (1917) et signée du nom d’un person-
nage imaginaire, « R. Mutt ». Les organisateurs lui opposent un refus, affirmant que cet objet est « immoral et vulgaire » et qu’en fait d’oeuvre elle apparaît comme un « objet commercial lié à l’art du plombier ». Auréolée du statut d’oeuvre martyre, « Fontaine » est transportée dans la galerie 291, dirigée par le photographe Alfred Stieglitz, qui prendra soin d’en faire un cliché. La suite est plus obscure. L’oeuvre originale est égarée. Disparue à tout jamais? Duchamp en fera cependant deux répliques qui rejoincupations, dront dans un premier temps des collections privées. Et puis plus rien.
L’urinoir refait surface en 1964 lorsque Duchamp accepte que la Galerie Schwarz à Milan en tire une édition à quatorze exemplaires. A l’époque, l’artiste se consacre surtout à sa grande passion, le jeu d’échecs. Ce sont les artistes du pop art qui vont redécouvrir l’oeuvre. Richard Hamilton, Robert Rauschenberg, Jasper Johns, Andy Warhol (qui possédait un exemplaire de « Fontaine ») y retrouvent l’écho de leurs préoc- fondées pour une part sur une réappropriation et un détournement des objets usuels. La « Fontaine » va bientôt être déclinée à toutes les sauces par une nuée d’artistes à partir des années 1980, alimentant la pompe à fric du marché de l’art et autres produits dérivés.
L’Américaine Sherrie Levine signe une version de l’urinoir en bronze doré (un exemplaire sera vendu 962 000 dollars en 2012). Le New-Yorkais Tom Sachs réalise une version branchée de l’oeuvre avec sa « Chanel Fountain » (vendue 92000 dollars) tandis que Robert Gober, autre grande figure de la scène contemporaine américaine, démultiplie le concept avec ses « Trois Urinoirs ». Plus récemment, en 2011, les designers britanniques de The Rodnik Band lancent sur le marché un « Chapeau urinoir » et une « Robe urinoir ». Une déferlante qui agace les spécialistes de l’oeuvre. Parmi eux l’écrivain et historien d’art Jean Clair, qui fut, avec Ulf Linde, le commissaire de la rétrospective Duchamp présentée à Beaubourg en 1977 : « On fait dire tout et n’importe quoi à Duchamp, ne retenant que l’aspect anecdotique du personnage, son humour, ses
facéties. Il y a deux artistes qui dominent le xxe siècle : Picasso et lui. En passant par toutes les formes d’art, Picasso leur a donné un coup fatal, il a été le grand liquidateur. Le vrai créateur a été Duchamp. C’est un artiste savant qui a étudié les mathématiques, les lois de l’optique et de la perspective, la photographie, le cinéma, la littérature. Regardez “Fontaine” : ce n’est pas pour rien qu’il l’a renversée à 90 degrés. Ainsi montrée, elle représente la silhouette fantomatique de la Joconde. Il existe une photo de cet urinoir dans lequel il a placé une photo de famille. Duchamp avait compris que la famille est faite pour être compissée. »
“J’AI DONNÉ UN COUP DE MARTEAU À L’URINOIR”
En 1993, lors d’une exposition du Carré d’Art à Nîmes, Pierre Pinoncelli, un artiste spécialiste des happenings, urine dans la « Fontaine » (cet exemplaire appartient depuis 1986 aux collections du Musée national d’Art moderne) et lui donne un coup de marteau. Ce qui lui vaut d’être condamné à 11000 francs d’amende. En 2006, il s’attaque à nouveau à cette pièce lors de l’exposition « Dada ». « J’ai écrit au feutre le mot “Dada” sur l’urinoir et je lui ai donné un coup de marteau. Les visiteurs ont paniqué, ils couraient partout, j’ai crié : “C’est un acte dada, c’est une performance.” Mais ils continuaient à gueuler. J’ai été conduit au commissariat du quartier comme un voyou, les mains menottées derrière le dos. » Au tribunal, l’avocat du Centre Pompidou place la barre très haut, affirmant que l’oeuvre a subi des dégâts importants (une longue fissure et un trou). Le préjudice est d’autant plus élevé que cette « Fontaine » est estimée par les experts à 2,8 millions d’euros. Finalement, Pinoncelli sera condamné en appel à verser 14 352 euros pour les frais de restauration. « Elle m’a coûté cher cette histoire !, affirme aujourd’hui ce retraité des arts. Mais je suis devenu célèbre dans le monde entier. Tout le monde parlait de moi, on m’a même consacré des études aux Etats-Unis! Le revers de la médaille, c’est que je ne suis plus invité aux expositions, on me considère comme un voyou. Je suis devenu l’homme à abattre. On ne m’a jamais pardonné de m’être attaqué au veau d’or de l’art contemporain. » Maigre consolation : le Musée d’Art moderne et d’Art contemporain de Nice a accepté en donation une version de l’« Urinoir Marcel Duchamp-Pierre Pinoncelli » conçue par ce dernier.
Ainsi donc la « Fontaine » continue-t-elle de faire parler. Lauréat du prix Marcel-Duchamp en 2009, l’artiste français Saâdane Afif rassemble toutes les publications mondiales qui montrent cet objet mythique : catalogues d’expos, livres pour enfants, revues d’art, magazines, guides touristiques. Sur chacun de ces supports, il prélève la ou les pages offrant une reproduction de l’oeuvre. « Je ne suis pas du tout duchampien et j’ai d’abord conçu cette recherche comme une sorte de hobby, explique-t-il. Au fil du temps, j’ai réalisé à quel point cette oeuvre avait suscité un nombre hallucinant de publications. Je mettrai un terme à mon projet lorsque j’en aurai rassemblé mille et une – j’en suis à plus de 800. » On peut déjà consulter en ligne (www.thefountainarchives.net) cette moisson d’images, prélude à l’exposition du Centre Pompidou. Les lecteurs de « l’Obs » y trouveront notamment l’article que notre ami Fabrice Pliskin avait écrit à l’occasion de la publication d’une biographie sur Duchamp (numéro du 24 janvier 2007). Dans l’exposition, l’artiste présentera un choix de ces pages arrachées, placées sous verre et encadrées. Il montrera aussi la bibliothèque des livres dans lesquels elles ont été prélevées, cette dernière apparaissant alors comme une sculpture. « Ce n’est pas un hommage à Duchamp, poursuit Saâdane Afif. Ce qui m’intéresse, c’est de rappeler que les oeuvres d’art sont des fontaines de narration, de fiction. L’ensemble des regards accumulés dont témoignent les livres finit par constituer une autre oeuvre. Dans le cas de la “Fontaine”, ce qui est incroyable c’est de voir à quel point elle continue à hanter l’imaginaire collectif. » Pour parfaire le dispositif, Saâdane Afif a demandé à des auteurs d’écrire des textes de chansons inspirés par ces « Archives », contributions qui seront également exposées. Ainsi à partir d’une seule oeuvre l’artiste en élabore-t-il une autre. Une démarche qui le passionne au point qu’il vient d’ouvrir un compte Instagram (@fountain_1917) sur lequel il met en ligne des cartes postales de véritables fontaines envoyées au cours de l’année 1917. Duchamp aurait certainement apprécié le geste, comme on dit aujourd’hui. A l’inverse, il n’est pas certain qu’il aurait goûté cette version détournée de son urinoir par Lady Gaga. Lors d’une séance photo avec le célèbre Nick Knight, pour l’édition japonaise de « Vogue Homme », elle a écrit au feutre sur un urinoir qui était utilisé comme accessoire : « I’m not fucking Duchamp. But I love pissing with you » (Je ne baise pas avec Duchamp. Mais j’aime pisser avec toi). Lady Gaga est cultivée. Mais elle pisse à côté de la plaque.