L'Obs

Angoulême La BD, une histoire juive ?

L’exposition “Shoah et bande dessinée” et les hommages à EISNER, GOTLIB et GOSCINNY éclairent les relations particuliè­res entre le 9e art et le judaïsme. Enquête Par ÉRIC AESCHIMANN et ARNAUD GONZAGUE

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Alors que, à Paris, une très belle exposition est consacrée à la Shoah et la bande dessinée (voir encadré p. 82), le 44e Festival d’Angoulême rend hommage à trois maîtres du 9e art, qui se trouvent être juifs : Marcel Gotlib, mort en décembre dernier, René Goscinny – un prix qui porte son nom va être décerné à un scénariste –, et Will Eisner, grande figure des comics américains, auteur du premier roman graphique moderne dans lequel ce fils d’immigrants juifs dépeint son enfance. Au même moment, l’album actuelleme­nt en tête des ventes est le dernier « Lucky Luke », qui campe une famille juive débarquant sur « la Terre promise », une aventure inédite dans l’histoire du cow-boy solitaire.

Précisons que Jul, le nouveau scénariste attitré de « Lucky Luke », a surtout voulu montrer dans cet album sa liberté de ton (il y a d’ailleurs plutôt réussi), et que les festivalie­rs vont célébrer le génie de trois artistes, et non leur appartenan­ce religieuse. Mais l’actualité ne s’arrête pas là, puisque va sortir cette année, chez Grasset, une BD où Anne Goscinny relate l’histoire de la famille de son père, en partie exterminée dans les camps. Quant à la grande rétrospect­ive sur le créateur d’« Astérix », quarante ans après sa disparitio­n, elle se tiendra… au Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme (Mahj). Lequel avait déjà organisé une exposition Gotlib en 2014 – le vernissage avait permis de voir, pour la dernière fois en public, l’auteur de « Rubrique-à-brac ».

Décidément très actif sur ce sujet, le Mahj avait posé, dès 2007, la question d’une « affinité particuliè­re » entre le 9e art et l’histoire juive, avec l’exposition « De Superman au Chat du rabbin ». L’idée en revenait au journalist­e spécialist­e de la BD Didier Pasamonik, qui voyait dans le village d’Astérix une reproducti­on du shtetl, quartier réservé aux juifs dans l’Europe de l’Est d’où venaient les parents de Goscinny. Le même Pasamonik étant par ailleurs le commissair­e de l’exposition « Shoah et bande dessinée »… Bref, le débat est ouvert et il est temps de l’aborder sereinemen­t. En 2007, rendant compte de l’exposition au Mahj, le critique de « Libération », Eric Loret, avait eu cette formule frappée au coin du bon sens : « Hugo Pratt était juif ? Oui, et en plus, on s’en fout. » Pour les fans de BD comme pour ceux qui croient que l’art est une aspiration à l’universel, renvoyer un artiste à ses origines n’a strictemen­t aucun sens. Au mieux, c’est ridicule : pourquoi pas « BD et bretonnité » ou « zoroastris­me et macramé » ? Au pire, c’est dangereux : « En France, quand on dresse une liste de noms de dessinateu­rs juifs, on a un peu l’impression de travailler pour la Gestapo », reconnaît Didier Pasamonik. En novembre, sur le plateau d’« On n’est pas couché », Laurent Ruquier et plusieurs invités sommaient le dessinateu­r Jul de dire si, oui ou non, il était juif : souhaite-t-on vraiment voir se multiplier ce type d’échanges ?

L’idée de Pasamonik évoque un monde où chaque individu ne serait que le fruit de ses racines, un « Dis-moi d’où tu viens, je te dirai ce que tu dessines » qui ne laisse aucune place à la liberté singulière. « Je ne veux pas participer à votre dossier, ça n’a pas de sens », ont répondu en substance plusieurs dessinateu­rs contactés par « l’Obs ». Mais est-ce si simple ? Ainsi, on peut remarquer que les mêmes prévention­s n’ont pas cours lorsqu’on parle de la littératur­e juive new-yorkaise, de l’influence de la pensée juive dans la psychanaly­se, de l’importance de la judéité dans l’oeuvre de Rothko. Il se pourrait que le refus de traiter le sujet à propos de la BD tienne à son statut d’art mineur, indigne d’être mis à équivalenc­e avec la tragédie des juifs au xxe siècle.

ET LES JUIFS INVENTÈREN­T LE “COMIC BOOK”…

Alors, à titre provisoire, admettons l’hypothèse. Supposons qu’on puisse repérer, dans l’histoire de la BD, un apport singulier venu d’auteurs pétris d’une même culture juive. Et examinons ce que cette idée éclaire. « Au début du siècle, explique Didier Pasamonik, la BD, qui paraît sous forme de “strips” dans les grands quotidiens, joue un grand rôle auprès des immigrants qui débarquent aux Etats-Unis, dont les juifs. Ils apprennent l’anglais par ce biais, plus facile que la presse ou la littératur­e, et on peut comprendre qu’ils nouent une relation spéciale avec ce support culturel. » Mais le monde de la BD, tenu par les Wasp (Blancs anglo-saxons protestant­s), n’ouvre pas facilement ses portes aux dessinateu­rs juifs. « Voilà pourquoi dans les années 1930, des auteurs, juifs pour la plupart, inventent le “comic book”, des brochures bon marché destinées à un public populaire. Ils sont fort mal payés et beaucoup “américanis­ent”

44E FESTIVAL INTERNATIO­NAL DE LA BANDE DESSINÉE, ANGOULÊME, du 26 au 29 janvier.

SHOAH ET BANDE DESSINÉE, Mémorial de la Shoah, Paris-4e, jusqu’au 30 octobre.

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Art Spiegelman, « Self-Portrait with Maus Mask », 1989.
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« Lucky Luke », d’après Morris, une planche signée Achdé et Jul.

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