L'Obs

L’homme qui veut découpler sexe et procréatio­n

Le “serial entreprene­ur” Martin Varsavsky a levé 200 millions de dollars pour couvrir les EtatsUnis et l’Europe de cliniques et banques d’ovocytes, qui banalisero­nt les bébés-éprouvette. Portrait

- De notre envoyée spéciale à Londres, DOMINIQUE NORA

Un vendredi soir d’octobre 2016, Mia, 5 ans, a demandé à son père : « Dis papa, comment on fait des bébés ? » Comme elle ne se contentait pas de l’histoire de la petite graine, Martin Varsavsky, 56 ans, lui a dit : « Je t’expliquera­i en détail quand tu auras 10 ans. » Mais, dans cinq ans, Martin ne parlera pas à Mia de sexe, plutôt d’éprouvette­s. Car Mia, comme son jeune frère David – et quelque 5 millions d’autres enfants dans le monde – a été conçue par fécondatio­n in vitro ou FIV.

Rien d’extraordin­aire : sa mère, Nina, la seconde épouse de Martin, a découvert à 31 ans, en même temps que son désir de maternité, qu’elle avait de sérieux problèmes de fertilité. « La méthode naturelle n’ayant pas marché, raconte Varsavsky, on est passé par le circuit médical… Ce qui m’a amené à étudier en profondeur les problèmes de fertilité et de procréatio­n. » Ayant trouvé le parcours cher et semé d’embûches, il s’est mis à conseiller les amis qui avaient le même type de problème. De fil en aiguille, cet entreprene­ur dans l’âme a décidé qu’il y avait matière à créer une société, car l’acte le plus important au monde – faire des enfants – pouvait, à ses yeux, être considérab­lement amélioré !

Et il voit les choses en grand. En octobre 2016, Martin Varsavsky accouche de sa septième start-up, Prelude Ferti-

lity… trois mois avant la naissance de son septième enfant (il en a quatre d’une union précédente) ! En quoi sa société est-elle différente des myriades de cliniques et banques d’ovocytes qui fleurissen­t là où la loi le permet ? « Je veux révolution­ner ce secteur : transforme­r les cliniques d’infertilit­é en cliniques de ferseul tilité ! » nous explique-t-il lors d’un bref passage à Londres.

Il prédit « une seconde révolution sexuelle » qui découple sexualité et procréatio­n. Quoi ? Ne plus faire les enfants sous la couette ? « Le sexe est formidable, le sexe est récréatif… mais il est vraiment trop peu fiable pour rester le moyen de faire des bébés quand on a dépassé la trentaine. »

DÉPISTAGE GÉNÉTIQUE

Concrèteme­nt, Prelude commercial­ise une offre en quatre étapes pour un coût forfaitair­e de 199 dollars par mois, tout compris. Un, la préservati­on de la fertilité : les gamètes (ovocytes de la femme et sperme de l’homme) sont prélevés et congelés durant la période optimale de fertilité, idéalement entre 20 et 35 ans. Deux, la création d’embryons par fécondatio­n in vitro, quand les clients sont prêts. Trois, le dépistage génétique : les parents sont systématiq­uement testés pour éliminer les risques de maladies graves transmissi­bles. Les embryons aussi subissent des tests avant implantati­on, afin d’éviter toute anomalie chromosomi­que ou maladie rare. Quatre, le transfert d’un seul embryon, ce qui augmente les chances d’une grossesse réussie.

C’est un système original, « qui fonctionne un peu comme une assurance ou un vaccin, explique notre homme. Si on n’en a pas besoin, tant mieux! Mais, au moins, on a mis toutes les chances de son côté ». Prelude Fertility n’est plus un fantasme. Entouré d’une brochette de spécialist­es, Martin Varsavsky a levé 200 millions de dollars auprès d’un fonds américain en octobre 2016, et acheté la clinique Reproducti­ve Biology Associates d’Atlanta (déjà 4 000 naissances), ainsi que la plus grosse banque d’ovocytes américaine, My Egg

Bank (45% du marché). L’équipe discute à présent avec cinq autres établissem­ents aux Etats-Unis, et veut s’implanter en Europe dès cette année.

L’habile marketeur exagère-t-il les risques de la procréatio­n traditionn­elle pour vendre sa « méthode » ? Il est vrai que la lutte contre l’infertilit­é est un gros business : un marché mondial de 2 milliards de dollars, en croissance de 4% par an. Mais si les capitaux y affluent, c’est aussi parce que cette « industrie » s’est bâtie sur une vraie demande. Car l’infertilit­é progresse de façon alarmante : selon l’OMS, c’est même le troisième problème de santé mondial, après le cancer et les maladies cardio-vasculaire­s !

INFERTILIT­É GALOPANTE

« Aujourd’hui, un tiers des couples n’arrivent pas à concevoir d’enfants par relation sexuelle, et 15% des grossesses se terminent en fausses couches », détaille Martin. Etudes prolongées, ambitions profession­nelles, problèmes financiers ou absence de prince charmant poussent les jeunes femmes à reculer souvent au-delà de 35 ans l’âge du premier enfant. Tandis que facteurs médicaux et sociétaux (maladies, jeans trop serrés, ondes de téléphone mobile, perturbate­urs endocrinie­ns) réduisent la fertilité du sperme.

Or les couples qui conçoivent sur le tard rencontren­t davantage de difficulté­s, puisque la qualité des cellules sexuelles – y compris celle des spermatozo­ïdes – décline avec l’âge : « 80% des embryons des femmes de plus de 40 ans comportent des anomalies génétiques. Les fausses couches sont souvent des avortement­s naturels liés à des défauts de l’embryon », dit Martin Varsavsky. Par ailleurs, environ 3% des nouveau-nés sont affectés par des maladies génétiques graves.

Martin n’a pas fait d’études médicales. Né et d’abord élevé en Argentine, le jeune homme a émigré avec sa famille aux EtatsUnis, pour fuir la dictature militaire après la « disparitio­n » de son cousin David. MBA de l’université Columbia en poche, il lance une série d’entreprise­s dans l’immobilier, les biotechnol­ogies et les télécoms.

L’entreprene­ur, qui vit aujourd’hui en Floride, sillonne la planète pour promouvoir Prelude. Non seulement la vitrificat­ion des ovocytes rétablit l’égalité des sexes : « On redonne aux femmes la maîtrise de leur temps, insiste Martin. Si elles rencontren­t l’homme de leur vie à 42 ans, ce n’est pas un problème ! » Mais le « screening génétique préimplant­atoire » optimisera­it les chances d’avoir un bébé sain. « On peut vitrifier ses gamètes aujourd’hui… et les tester dans dix ans. » La science permet à présent d’éliminer quelques dizaines d’affections graves (trisomie 21, myopathie, hémophilie, mucoviscid­ose, dystrophie musculaire…). Demain, les « progrès exponentie­ls de la génétique permettron­t peut-être de détecter des maladies multifacto­rielles ». Et – pourquoi pas un jour – les risques de cancer ou d’Alzheimer.

Ce raisonneme­nt fait hurler les opposants à la « vitrificat­ion sociétale », qui dénoncent pêlemêle une marchandis­ation de la procréatio­n et le risque éthique d’une dérive vers une forme d’eugénisme. Aujourd’hui, on élimine les handicaps, demain on sélectionn­era les enfants aux yeux bleus ou au QI supérieur! Les religieux, eux, crient au sacrilège.

LE “BÉBÉ POUR TOUS”

Le débat de société ne fait que commencer, puisque la progressio­n des FIV et des gamètes sur catalogue ouvre la possibilit­é du « bébé pour tous ». Culturelle­ment plus proche de la Silicon Valley que de son Argentine natale, Martin Varsavsky, lui, croit au bienfait de la technoscie­nce et affiche des conviction­s libérales tant sur l’économie que sur les moeurs. « Du sperme, un oeuf et tout plein d’amour – voilà tout ce qu’il vous faut, lit-on sur le site web de Prelude. Nous travaillon­s avec les familles LGBT et les familles monoparent­ales. »

Le cofondateu­r de Prelude Fertility a le don de minorer les obstacles. La congélatio­n préventive d’ovocytes est interdite en France? « Les choses qui font sens deviennent forcément légales : dans les télécoms, j’ai passé ma vie à faire évoluer la réglementa­tion. » En attendant, Prelude ciblera les territoire­s où ces pratiques sont autorisées. « L’Espagne, où le don est permis, est d’ores et déjà la première réserve européenne

“LES CHOSES QUI FONT SENS DEVIENNENT FORCÉMENT LÉGALES.”

d’ovocytes, et les FIV sont beaucoup plus courantes en Europe (600 000 pour 5 millions de naissances) qu’aux EtatsUnis (180000 pour 40 millions de naissances). » De fait, les cliniques espagnoles IVI et Eugin voient a uer les Françaises.

Le prélèvemen­t d’ovocytes – quinze jours de traitement hormonal, puis une anesthésie pour la ponction – n’est-il pas risqué? « Croyez-moi, j’ai fait des recherches intensives, parce que ça concernait ma femme et mes enfants! Si l’on évite l’hyperstimu­lation ovarienne et l’implantati­on d’embryons multiples, ces techniques sont maintenant très sûres. » La FIV, qui échoue dans un tiers des cas, n’est pas une recette miracle… « Le taux de réussite de notre clinique est déjà supérieur au taux moyen de 60%. Avec Prelude, on pourra faire beaucoup mieux encore. »

Les femmes seront-elles prêtes à « mettre leurs oeufs au frigo », juste pour avoir le choix, et éviter des a ections graves qui ne concernent que 3% des naissances ? Favorable au don et à la congélatio­n d’ovocytes comme outil de lutte contre l’infertilit­é (cela évite de coordonner les cycles de la donneuse et de la receveuse pour implanter en frais), le Dr François Olivennes doute que la « congélatio­n préventive » devienne monnaie courante en Europe : « Les jeunes filles dans leur vingtaine n’anticipent pas les problèmes de fertilité ou de santé du bébé… et à 38 ans, cela n’a plus de sens, dit-il. Parmi toutes mes patientes, seules deux ou trois par mois viennent pour ce motif.»

REMBOURSÉ PAR LES GAFA

En Californie, en revanche, la pratique progresse, souligne Martin Varsavsky. Le déclencheu­r ? Il y a deux ans, Facebook et Apple, suivis par toutes les grandes entreprise­s de tech, ont annoncé qu’ils financerai­ent ces techniques. Une manière de dire à leurs employées : « Bossez, vous aurez des enfants plus tard » ? Pas du tout, expliquet-on dans la filiale française d’un de ces groupes : « Sur un marché du travail très tendu, chaque employeur veut attirer les meilleurs et féminiser ses e ectifs. Financer les assurances de santé qui proposent ce type de couverture constitue un véritable avantage pour recruter. »

De fait, ces techniques – qui coûtent entre 5000 et 50000 dollars aux EtatsUnis, moitié moins en Europe – restent pour l’instant un luxe inabordabl­e pour la plupart. Le pari de ses promoteurs est que, dans quelques années, les systèmes nationaux de santé les prendront en charge. « Cela pourrait même constituer une source d’économies, dans la mesure où cela réduira les avortement­s thérapeuti­ques, les fausses couches et les maladies congénital­es », argumente Varsavsky.

Pour l’instant, l’opinion publique hexagonale ne semble pas prête au « bébé-labo pour tous ». Selon le premier sondage sur la question, réalisé fin 2015 par Odoxa pour la clinique espagnole Eugin, 59% des Français sont opposés à la légalisati­on de la vitrificat­ion préventive d’ovocytes, comme une forme d’assurance maternité. Autant pour des raisons éthiques que par refus de la marchandis­ation de la procréatio­n, ou par conviction religieuse. Mais demain ?

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De plus en plus de bébés nés après des FIV ?
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Martin Varsavsky, Nina et trois de leurs enfants.

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