L'Obs

La face cachée des catholique­s intégriste­s

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Honte à vous qui privez votre mari de ses enfants et de sa femme, pour avoir écouté vos mauvais génies. Cette injustice vous vaudra des violences bien plus dures dans l’éternité! » La lettre anonyme était signée « Louis XIX, la voix de votre conscience » : des pressions comme celle-là, Marie-Anne, 50 ans, mère de dix enfants, en a subi beaucoup. Cela fait onze ans qu’elle est « sortie de la secte », dit-elle. MarieAnne a longtemps fait partie de la Fraternité sacerdotal­e Saint-Pie-X, cette communauté de catholique­s intégriste­s fondée par Mgr Lefebvre, excommunié par le Vatican en 1988. « J’ai fait ma scolarité dans leurs écoles. Et mon mari, que j’ai épousé très jeune, était un fidèle. » Ses enfants, Marie-Anne les a envoyés dans des écoles-pensionnat­s fidèles à la « Tradition », comme on dit dans le milieu. Ses aînés ont notamment fréquenté l’école de la Péraudière, à Montrottie­r, village dans les monts du Lyonnais, où leur père, agriculteu­r, était également passé. Pour eux, ce fut un enfer. « Je les ai retirés en catastroph­e. Contre l’avis de mon mari, un homme violent que j’ai dû fuir pour sur‑ vivre. » C’était en 2006. Marie-Anne vivra longtemps dans la peur. Tentera d’obtenir la nullité de son mariage. En vain. A la Fraternité, on condamne cette mère « récalcitra­nte » : « Ils disaient que j’étais possé‑ dée par le démon. » Le bureau des affaires canoniques la conspue, regrettant que « l’autorité paternelle soit de plus en plus bafouée, y compris dans les milieux catholique­s », et la critique pour être allée « chercher conseil auprès d’étrangers, comme des médecins et des assistante­s sociales ». Puis menace : « Que nul prêtre n’ose soutenir cette femme et ses enfants dans leur révolte. »

Marie-Anne a en effet commis le pire : elle a porté plainte. Et dénoncé les maltraitan­ces et les attoucheme­nts qu’ont subis ses quatre aînés lors de leur passage dans l’école. Et ça, dans le monde clos des « tradis », on déteste, tant on a l’habitude de laver son linge sale en famille. En témoigne ce procès qui a condamné en mai 2017 l’abbé Roisnel, directeur d’une autre école de la Fraternité, située dans les Yvelines, à seize ans de prison pour des viols sur trois enseignant­es qu’il avait maintenues sous sa coupe. L’homme, un pur produit de la Fraternité, élevé dans ses écoles, avait été d’abord « puni » en interne : envoyé faire « pénitence » pendant deux ans chez les capucins de Morgon, des moines qui tiennent l’aumônerie de la Péraudière, il a ensuite été déplacé dans une école de garçons. C’est ce qui a convaincu une de ses victimes de porter plainte, d’autant qu’un scout avait aussi subi les attitudes déplacées de l’abbé. « La Fraternité Saint‑Pie‑X protège ses prêtres beaucoup plus que les victimes. C’est la loi du silence, avec un mécanisme d’emprise qui ressemble à celui des sectes », dit Aymeri Suarez-Pazos. Cet homme sait de quoi il parle : il fut jadis un affidé de l’Opus Dei. Aujourd’hui, il préside l’Avref (Aide aux Victimes des Dérives de Mouvement religieux en Europe et à leurs Familles). « Comme le reste de l’Eglise, nous n’avions pas de pro‑ cédures bien établies avant le début des années 2000 », se défend l’abbé Christian Thouvenot, secrétaire général de la Fraternité.

Comme ses frères, Christophe, 25 ans, l’un des fils de Marie-Anne, est ressorti brisé de la Péraudière. « J’ai été battu, humilié. Et puis il y avait monsieur Bruno. Il surveillai­t les douches, et, pour vérifier qu’on était bien savonnés, nous passait toujours la main sur nos parties intimes », se rappelle-t-il. Ses frères décrivent les mêmes faits. Marie-Anne a ensuite découvert que quatre autres victimes avaient porté plainte. Elles racontent aussi les gifles, les taloches, qui faisaient manifestem­ent partie de la « philosophi­e » de l’établissem­ent. Et les gestes ambigus de « monsieur Bruno ».

Bruno C. a été élevé à la Péraudière puis y a fait toute sa vie : il y a été professeur de calcul, de catéchisme, pion, cuisinier. « Mon fils et un de ses

Excommunié­e par Rome, la Fraternité Saint-Pie-X vit en vase clos, avec sa soixantain­e d’écoles où l’on enseigne comme au début du siècle, ses camps de scouts, ses pèlerinage­s. Un milieu où la loi du silence est de mise, y compris dans les affaires d’abus sexuels sur des enfants. Enquête Par DOAN BUI

copains ont voulu appeler le 119, le numéro pour signaler ces abus. Ils ont ensuite été renvoyés », s’indigne Jacques, père de trois garçons. Son aîné s’est tu pendant six ans avant de tout lui avouer. A la police, il racontera : « Il venait vérifier qu’on était bien savonnés. Il touchait mon sexe avec ses mains, cela durait environ vingt secondes. Il insistait un peu, il caressait. » Ses frères comme une dizaine d’autres témoins diront la même chose. Finalement, en mai 2016, dix ans après la première plainte déposée par Marie-Anne, un non-lieu sur les chefs d’accusation d’« atteinte sexuelle » est prononcé, l’élément intentionn­el étant insuffisam­ment « caractéris­é » : Bruno C. a toujours assuré que ces gestes étaient ceux d’une « mère avec son enfant ». Le juge fustige en revanche les méthodes en vigueur à la Péraudière, « parfaiteme­nt inadaptées et obsolètes ». Bruno C. travaille toujours dans l’établissem­ent, mais « dans la logistique, nous explique Philippe Houzelle, le directeur de l’école. Ces gestes étaient inappropri­és. J’ai interdit tout ça ».

La Péraudière fête ses 71 ans. Comme la soixantain­e d’écoles de la Fraternité Saint-Pie-X, c’est une école hors contrat, indépendan­te de l’Etat, qui fonctionne en autarcie. Dans cette école, de drôles de personnage­s se sont succédé. Comme Elise H., qui ouvrira une autre école à Brindas, à côté de Lyon, et sera elle aussi mise en examen pour « violence sur mineurs » et « privations » en 2013. « Elle faisait venir un abbé exorciste pour mater les plus rebelles ! L’école a été fermée pour raisons sanitaires », raconte Pascal Cornut, un habitant de Brindas.

“QUE NUL PRÊTRE N’OSE SOUTENIR CETTE FEMME ET SES ENFANTS DANS LEUR RÉVOLTE.” BUREAU DES AFFAIRES CANONIQUES DE LA FRATERNITÉ

La Péraudière ou l’école de Brindas appliquent en fait les théories d’éducation de Luce Quenette, née au début du siècle dernier, papesse de l’« éducation de la pureté », très populaire dans la Fraternité. Au programme : blouse, levée de drapeau, catéchisme, messe en latin et enseigneme­nt… ultraréact­ionnaire. « Darwin, c’était Satan, se souvient Christophe. On nous disait que les mammouths et les dinosaures n’avaient jamais existé. » Côté discipline, on marche à la schlague. Christophe se rappelle les « coups de pied et les fessées, parfois jusqu’au sang ». Le samedi, il fallait « dénoncer » les petits copains qui avaient commis des péchés d’impureté. « Mais il ne fallait surtout rien dire aux parents, raconte-t-il : les courriers étaient lus. » Le règlement intérieur de l’école, qu’on nous a fait parvenir, est éloquent : « Nous vivons en un temps de corruption, où Jésus-Christ est méprisé, d’une vie moderne qui ne mérite pas le nom de “civilisati­on”. Les temps d’impiété sont permis par Dieu pour former une élite, les serviteurs énergiques de la Foi et du pays. Apprenons à nous combattre avec entrain pour former un garçon nouveau ! » Aujourd’hui, Philippe Houzelle nous jure avoir interdit les châtiments corporels. « On veut juste faire de nos garçons des patriotes. Par exemple, nous faisons des journées d’éducation à la défense, pour les sensibilis­er à toutes les menaces du monde moderne. »

La Péraudière, une exception dans l’univers de la Fraternité? Certes, il ne s’agit que d’une école « amie », mais les témoignage­s que nous avons recueillis parmi les anciens d’autres établissem­ents de la Fraternité et les récents rapports d’inspection que nous avons pu consulter (voir encadré p. 52) laissent pensif. Françoise a elle aussi inscrit ses six enfants dans ces écoles à la fin des années 1990. Comme Marie-Anne, elle a mis des années à fuir. Et comme celle-ci, elle a dû abandonner le domicile conjugal. « Il a ensuite fallu que je me batte pour récupérer la garde de mes enfants et découvrir, peu à peu, ce qu’ils avaient subi : le cachot au pain et à l’eau, les tapes, le lavage de cerveau… Un jour, lors d’une croisade eucharisti­que, un abbé a brandi dans le réfectoire un fusil en expliquant qu’un jour ils devraient bouter hors de France les infidèles musulmans. » Pascal, quadragéna­ire, se souvient, lui, de ce professeur qui assurait que « la Shoah, c’était des fadaises », de tel autre chroniqueu­r régulier au journal d’extrême droite « Présent », de la passion partagée pour Pétain, « sauveur » de la France. En 2010, l’émission « les Infiltrés » a fait scandale en filmant en caméra cachée des enfants de l’école Saint-Projet de Bordeaux, rattachée à la Fraternité, qui proféraien­t des propos antisémite­s. « Ce n’est pas étonnant : c’est le milieu dans lequel on a grandi, constate Marie, 35 ans. Mes camarades de classe étaient par exemple persuadées qu’il y avait des signes francs-maçons dans le catalogue de La Redoute. » Et ne se mettaient jamais en pantalon, accoutreme­nt satanique.

Les habitudes n’ont finalement pas tellement changé depuis l’enfance de Marie. Dans une vidéo de 2013 vantant une école de la Fraternité à Versailles, les fillettes sont en jupe, et leurs cheveux, recouverts d’un foulard pendant le catéchisme. A l’image des paroissien­nes adultes. Selon le précepte de saint Paul,

la femme doit en effet, « à cause des anges, avoir sur la tête un signe de sujétion ». Toujours dans cette vidéo, un abbé vilipende l’école publique, où l’on dispense, selon lui, des « cours sur la théorie du genre dès la maternelle » ou « sur Darwin et l’évolutionn­isme », ce qu’il considère comme « une destructio­n de l’intelligen­ce, un formatage idéologiqu­e pour une nouvelle religion, celle de Vincent Peillon ». Et, comme on n’est jamais mieux servis que par soi-même, la Fraternité a sa propre maison d’édition, les Editions Clovis, qui publie ses manuels. Nous nous les sommes procurés. On y explique « pourquoi nous n’étudions pas la préhistoir­e », on dénigre les « francs-maçons » et les « philosophe­s des Lumières dépravés » qui ont tenté de salir le « bon clergé ». Et de regretter dans l’avant-propos que « trop d’enfants ne savent plus qu’être français, c’est hériter d’une civilisati­on chrétienne qui a fait de la Fille aînée de l’Eglise, un des plus beaux pays du monde ».

Bien sûr, aujourd’hui, la Fraternité veut montrer un visage plus respectabl­e, car elle est en pleine négociatio­n pour se rapprocher de Rome. Mais cette « normalisat­ion » est loin de convenir à toute la galaxie « tradi » française. Les tensions ont été telles qu’en 2014 un mouvement de prêtres a fait sécession, sous la houlette de Mgr Williamson, qui, en 2008, avait fait scandale en tenant à la télévision suédoise des propos négationni­stes. Les prêtres de la « Résistance », comme ils se nomment, affirment être les seuls à être restés fidèles à l’esprit de Mgr Lefebvre, pour qui JeanPaul II n’était pas catholique, car « inspiré par le Diable et la maçonnerie », rappelle ce prêtre qui, dans une conférence sur la « pensée juive » et son influence dans le « pouvoir économique, médiatique, politique », disserte sur les « juifs qui ont permis le règne de Mammon sur terre », ou sur ces « banques tenues par des juifs » responsabl­es de la crise de 2008.

« Les racines idéologiqu­es de la Fraternité SaintPie-X, c’est Maurras, l’Action française, Vichy et, plus tard, l’Algérie française, explique Olivier Landron, historien, auteur d’“A la droite du Christ” (1). D’où une proximité naturelle avec l’extrême droite. Mais sa frange la plus traditionn­elle, pas celle de Marine

Le Pen. » Très proche des « tradis », le mouvement Civitas, défenseur de l’identité chrétienne, partisan de la lutte musclée contre l’avortement et la « France maçonnique », va d’ailleurs pour la première fois présenter des candidats aux législativ­es, en alliance avec les Comités Jeanne, présidés par Jean-Marie Le Pen.

Car l’objectif de la Fraternité est clair : former des « soldats de la foi », qu’ils soient prêtres, militants ou politiques. Françoise, l’ex-fidèle de la Fraternité, se souvient : « Dans ma belle famille, plusieurs s’étaient présentés sous l’étiquette frontiste à des élections locales. On voyait souvent Bernard Anthony, un ex-cadre du FN, qui a fondé l’Agrif. » L’Agrif, associatio­n qui dit lutter contre le « racisme anti-chrétien et anti-Français », s’est illustrée, avec Civitas, dans les manifestat­ions contre la pièce « Golgota Picnic », en 2011. Elle vient d’être déboutée en appel contre JeanMichel Ribes, le directeur du Théâtre du RondPoint, qu’elle poursuivai­t pour « provocatio­n à la haine ». Françoise se souvient d’un milieu « très FN ou royaliste », des « goûters » chez les uns et les autres, façon réunions Tupperware, où l’on vous encouragea­it à « recruter » d’autres fidèles. Où l’on envoyait ses enfants en pension dès le plus jeune âge, « pour éviter la perversité du monde moderne », où l’on faisait tout « entre soi », camps de scouts, pèlerinage­s traditionn­els… « On vivait en vase clos. Et, en fin de compte, c’étaient les enfants les principale­s victimes. Personne ne les protégeait. Pas même nous, les parents, car nous croyions bien faire. »

Lors d’un camp de scouts, le fils de Françoise s’est ainsi brûlé au troisième degré, faute d’encadremen­t correct. C’est l’hôpital qui l’a prévenue… Même négligence, meurtrière cette fois, dans le camp encadré par l’abbé Cottard, qui fut condamné à quatre ans de prison dont dix-huit mois ferme après la noyade accidentel­le en mer, en 1998, de quatre scouts et d’un plaisancie­r qui avait tenté de les secourir. Une seule des mères s’est portée partie civile, et ce contre l’avis de son mari : l’abbé a toujours été défendu ardemment par les familles des jeunes victimes, qui allèrent jusqu’à réclamer la mise en liberté de leur « guide spirituel » pour les obsèques. Aujourd’hui sorti de prison, Jean-Yves Cottard est toujours prêtre, accueilli chaleureus­ement tous les ans aux Journées chouannes de Chiré (Vienne), qui célèbrent l’esprit chouan. L’an dernier, on y recevait la « presse amie », dixit les organisate­urs, en l’occurrence le rédacteur en chef de « Rivarol », et, en guest-stars, des ex du Front national ou encore Philippe de Villiers.

 ??  ?? A gauche, le jeune André en communiant. A 12 ans, le garçon a signalé les « touchers impurs » que lui a imposés un prêtre, mais son appel a été ignoré.
A gauche, le jeune André en communiant. A 12 ans, le garçon a signalé les « touchers impurs » que lui a imposés un prêtre, mais son appel a été ignoré.
 ??  ?? … Ci-contre, à droite, les enfants prennent la pose avec les aumôniers. Soutenus par leur mère, Christophe et ses frères dénoncent aujourd’hui les abus dont ils ont été victimes.
… Ci-contre, à droite, les enfants prennent la pose avec les aumôniers. Soutenus par leur mère, Christophe et ses frères dénoncent aujourd’hui les abus dont ils ont été victimes.
 ??  ?? En 2000, à l’école de la Péraudière (Rhône), Christophe, dont les deux parents ont étudié dans les établissem­ents de la Fraternité, fait sa première communion A droite, entouré de ses trois frères…
En 2000, à l’école de la Péraudière (Rhône), Christophe, dont les deux parents ont étudié dans les établissem­ents de la Fraternité, fait sa première communion A droite, entouré de ses trois frères…
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 ??  ?? 1 1. A Villepreux, étape du pèlerinage reliant Chartres et Paris qu’organise chaque année la Fraternité, à l’occasion du week-end de Pentecôte, un confession­nal improvisé accueille les pénitents en marge d’une messe en plein air.
1 1. A Villepreux, étape du pèlerinage reliant Chartres et Paris qu’organise chaque année la Fraternité, à l’occasion du week-end de Pentecôte, un confession­nal improvisé accueille les pénitents en marge d’une messe en plein air.
 ??  ?? 3 3. De vastes tentes abritent les pèlerins pour la nuit.
3 3. De vastes tentes abritent les pèlerins pour la nuit.
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2 2. Arrivée du pèlerinage au Trocadéro, à Paris.
 ??  ?? 4 4. Un foulard « Espoir et salut de la France » signe l’uniforme des scouts qui prennent part à cette marche.
4 4. Un foulard « Espoir et salut de la France » signe l’uniforme des scouts qui prennent part à cette marche.
 ??  ?? En 2008, Mgr Williamson niait l’existence des chambres à gaz à la télévision suédoise. Exclu de la Fraternité, il a fondé un mouvement dissident.
En 2008, Mgr Williamson niait l’existence des chambres à gaz à la télévision suédoise. Exclu de la Fraternité, il a fondé un mouvement dissident.
 ??  ?? En 2011, à l’invitation de Civitas, des « cathos tradi » défilent contre la pièce de Jean-Michel Ribes, « Golgota Picnic », taxée de christiano­phobie.
En 2011, à l’invitation de Civitas, des « cathos tradi » défilent contre la pièce de Jean-Michel Ribes, « Golgota Picnic », taxée de christiano­phobie.

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