L'Obs

SIMONE VEIL, UNE CONSCIENCE

Rescapée de la Shoah, Européenne convaincue, infatigabl­e avocate de la cause féminine et auteur de la loi sur l’avortement, l’ancienne ministre restera l’une des grandes figures de la vie politique française. Elle s’est éteinte à l’âge de 89 ans. Portrait

- Par AGATHE LOGEART

Rescapée de la Shoah, Européenne convaincue, infatigabl­e avocate de la cause féminine et auteur de la loi sur l’avortement, l’ancienne ministre restera l’une des grandes figures de la vie politique française. Portrait d’une femme d’exception

Pieds nus enfouis dans le tapis de haute laine, elle aimait tant ce luxe inouï: contempler depuis sa fenêtre de la place Vauban le dôme doré des Invalides, Dame-Chat, la persane blanche aux yeux verts, enroulée autour de ses jambes, ronronnant­e, caressante. Shadok, le griffon plein de poils, faisait encore son turbulent, joyeusemen­t indocile. Et Antoine, toujours dans les pattes de celle qu’il appelait avec sa tendresse rugueuse « la patronne », la suivant partout jusque dans la salle de bains, pour continuer à discuter, encore et toujours, alors qu’épingles dans la bouche elle mettait la dernière main à son fameux chignon, gonflé sur le front, mèches en bandeaux. Boucles d’oreilles et colliers assortis, fard à paupières et rouge à lèvres coordonnés à sa tenue : elle aimait se pomponner, mais seule, sans ce vibrionnan­t mari. Un peu douairière mais toujours mutine, elle le chassait d’un affectueux « laisse-moi donc respirer un peu… ». Cigare aux lèvres, il se consolait au piano, ce quart de queue Pleyel où il jouait Mozart ou Haydn, en amateur doué. Les enfants allaient arriver pour le déjeuner rituel, comme chaque samedi : Jean,

l’aîné, avocat d’affaires roué; Claude-Nicolas, le médecin, parti si jeune de la maison, où il étouffait un peu ; et PierreFran­çois, ce colosse fragile, avocat lui aussi, qu’ils avaient tant de mal à ne plus couver. Avec eux, leur nichée, tous ces petitsenfa­nts adorés. Quand un jour, Judith, fille de Jean, avait fait pipi sur le fauteuil de daim clair, Antoine avait râlé. Simone s’était contentée de sourire. « Aucune importance, ça ne se voit pas… »

Aujourd’hui, le grand appartemen­t est silencieux. Dragons de Thaïlande, masques de Wallis-etFutuna, gravures chinoises, statues aztèques, vases de pâte de verre bleue n’ornent plus qu’un décor vide. La poupée de chiffon offerte par les petitsenfa­nts, celle qui rit d’un côté et pleure de l’autre, est-elle toujours posée sur le lit de Simone ? Antoine est mort d’un coup, en se levant, un matin d’avril 2013. Depuis longtemps déjà, Simone n’était plus tout à fait là, les yeux dans le vague, comme perdue à l’intérieur d’elle-même. Aux obsèques de son mari, au cimetière du Montparnas­se, le Tout-Paris de la politique et de la presse s’était déplacé. Elle ne l’a pas vu. Au bord de la tombe de celui qu’elle avait épousé à 19 ans, et dont elle a partagé la vie pendant soixante-sept ans, elle était assise. Son regard si vert paraissait noir, comme déjà ailleurs. Elle était entourée de Marceline Loridan et de Paul Schaffer, ses deux plus proches compagnons d’Auschwitz, ceux à qui on n’avait pas besoin d’expliquer car ils avaient tout vécu, tout su, tout partagé. Non loin, mais un peu à l’écart tout de même, Jacques et Bernadette Chirac. Comme un résumé de la vie de Simone Veil: d’abord l’empreinte de la Shoah, à jamais. Puis celle de la politique, en léger retrait, deuxième appartenan­ce qui ne fut jamais que seconde.

L’Holocauste, le féminisme, l’Europe : qui aurait dit que cette petite Niçoise aux joues en pomme, marchant pieds nus (déjà !), au grand dam de son père, le si corseté André Jacob, incarnerai­t un jour ce que le xxe siècle allait porter de pire et de meilleur ? Elle est trop jolie, Simone Jacob, fille d’Yvonne et d’André, dans ce Nice des années 1920 où tous les rêves paraissent encore permis. André est architecte. Deuxième grand prix de Rome, s’il vous plaît. Parisien, marié à Yvonne Steinmetz, cette beauté aux yeux pailletés d’or qui fait songer à Greta Garbo, en moins déluré, il a décidé de s’installer à Nice en 1924, convaincu que sur cette Côte d’Azur où flambent palaces et villas il trouverait à exercer son talent. L’idée paraît bonne. L’installati­on, prometteus­e. L’appartemen­t, confortabl­e. Le couple a deux filles (Madeleine, que l’on appelle Milou, et Denise), bientôt rejointes par Jean puis par Simone. Yvonne a abandonné ses études de chimie : André ne veut pas que sa femme travaille. Et elle s’occupe si bien de leurs quatre enfants… Trop, peut-être. Car ils prennent tant de place dans son coeur, et jusque dans son lit, où ils raffolent des câlins de cette femme à la tendresse si douce. Simone, surtout, supporte mal la rigueur de ce père qui bannit de la maison musique et romans à l’eau de rose. Querelles classiques chez ces bourgeois éclairés, où la possessivi­té du père (plutôt de droite) se heurte à la passion réciproque des enfants et de leur mère (plutôt de gauche). Il y a la mer et le soleil, une villa à La Ciotat et le bonheur tranquille qui se vit comme une évidence. La crise de 1929 va bouleverse­r et les rêves d’André et le train de vie de la famille. On ne construit plus. On ne gagne plus sa vie. On se restreint, donc. On déménage dans un quartier populaire, où l’appartemen­t est mal chauffé. Les filles dorment à trois dans la même chambre, et Jean, dans la salle à manger. On compte ses sous. Simone ne supporte pas ces interminab­les séances où Yvonne doit présenter les comptes du ménage à son mari. Elle triche parfois, arrondissa­nt la note d’épicerie pour dissimuler le prix d’une sucrerie ou d’un petit pain qu’elle a offerts à ses enfants. Mais ce n’est rien, en comparaiso­n de ce qui va arriver aux Jacob. Comme à tant d’autres.

La guerre. La défaite. L’Occupation. Nice est à l’abri ? Nice se croit à l’abri. Les Jacob sont juifs. Mais, non pratiquant­s, ils l’avaient presque oublié. L’Histoire va se charger de le leur rappeler. Octobre 1940 : premier statut des juifs. André Jacob ne se sent pas – pas encore – menacé. N’est-il pas français ? N’a-t-il pas fait la guerre de 1914 ? N’a-t-il pas été prisonnier, décoré ? Quelques mois plus tard, en juin 1941, le nouveau statut des juifs lui enlève ses dernières illusions. Il n’a plus le droit d’exercer son métier et doit se déclarer auprès des autorités. Les Italiens occupent la ville. Les Allemands ne supportent pas leur prétendue mansuétude à l’égard des juifs. Quand, avec l’Autrichien Aloïs Brunner, ancien secrétaire particulie­r d’Eichmann, ils reprennent les rênes, les choses ne vont pas traîner. Ils veulent du rendement. Pour débusquer leurs proies, ils recrutent des physionomi­stes, qui parcourent les rues à la recherche de nez crochus. Offrent des primes à ceux qui dénoncent.

Simone Jacob, elle, a tout compris – ou presque – depuis longtemps. Dans sa tête, en boucle, repasse une scène qu’elle a vécue toute petite, à l’école. Elle avait 4 ans. Une petite fille lui avait craché : « Tu es juive, ta mère brûlera en enfer ! » Elle n’a rien oublié des récits de Raymond Aron – partenaire de tennis de sa mère –, qui racontait son expérience allemande: ces années 1930 où, de Cologne à Berlin, il avait vu le rouge sang des croix gammées couvrir peu à peu le pays, et les juifs souffrir de persécutio­ns systématiq­ues. Dans sa famille, elle est la plus inquiète. Elle tente de convaincre ses parents de ne pas se déclarer comme juifs. En vain. Les Jacob, qui, pour des raisons de principe, refusent le marché noir, sont légalistes. Sauf lorsqu’il s’agit d’héberger des juifs étrangers, les premiers visés par les persécutio­ns de Vichy. Ou de se priver de radio, comme les autorités l’exigent. Alors qu’elle doit passer son bachot, Simone est chassée, en novembre 1943, du lycée où elle a fait toutes ses études depuis l’âge de 3 ans (l’établissem­ent accueillai­t les enfants dès la maternelle). Elle est hébergée par une enseignant­e, quand la famille décide de se disperser pour des raisons de sécurité. La peur d’être arrêtée ne la quitte pas. Grâce à de grossiers faux papiers, les Jacob désormais s’appellent « Jacquier ». Peine perdue.

Simone Jacob a 16 ans. Elle l’ignore, mais elle est incroyable­ment belle, le visage piqueté de taches de rousseur, les yeux si verts, la peau abricot. Insolente, frondeuse, aussi. Chez les scouts, son premier totem, « Lièvre agité », est vite abandonné au profit de « Balkis », le nom donné dans le Coran à la somptueuse reine de Saba. Les garçons la remarquent, évidemment. Elle les regarde. Ce sont des « camarades », comme on dit alors,

ELLE L’IGNORE, MAIS ELLE EST INCROYABLE­MENT BELLE. INSOLENTE, FRONDEUSE, AUSSI.

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