Institutions « Une restauration, plus qu’une révolution ? » Un entretien avec Sophie Wahnich
Depuis l’exécution de Louis XVI, selon Emmanuel Macron, notre démocratie souffre d’une absence au sommet de l’Etat. L’historienne Sophie Wahnich redoute que le nouveau président veuille occuper cette “place vide”
Vous êtes historienne de la Révolution. Emmanuel Macron avait ouvert sa campagne en publiant un livre intitulé « Révolution », et son élection a bouleversé le jeu politique. Est-il un personnage révolutionnaire?
On peut le rapprocher du député du tiers état Le Chapelier, qui, comme Macron, était animé d’une réelle envie de changer son pays. Le Chapelier a participé activement à transformer les Etats généraux en Constituante. Surtout, on lui doit la loi qui a dissous les corporations et ouvert la voie à la liberté illimitée du commerce. C’est donc une figure d’envergure de ce libéralisme économique que Benjamin Constant appellera « la liberté des modernes ». Mais la loi Le Chapelier a également interdit le droit de grève, et lui-même a participé à l’élaboration de la loi martiale d’octobre 1789, qui a permis de réprimer dans le sang les émeutes populaires. Le Chapelier a été un révolutionnaire au sens où il a voulu et réalisé une profonde transformation de la société, mais pas si l’on définit la Révolution comme l’avènement du peuple souverain. Sa Révolution fut la Révolution bourgeoise, celle des entrepreneurs qui paient le cens, qui ont joué effectivement un rôle déterminant pour mettre à bas l’Ancien Régime, mais n’ont jamais cru à l’humanité en tant que réunion des semblables et des égaux. Du reste, les libéraux français se sont tenus longtemps à l’écart de cet héritage de 1789. En reprenant le terme « révolution », Macron s’inscrit dans une évolution récente qui voit les libéraux réinvestir l’imaginaire de la Révolution, à l’image de l’essayiste Gaspard Koenig [président du think tank Génération libre et auteur de l’essai « le Révolutionnaire, l’Expert et le Geek » NDLR].
Vous ne semblez pas convaincue par ce désir des libéraux contemporains de revendiquer leur part de la Révolution française…
Non, car, pour moi, la Révolution suppose une part d’émancipation. Le Chapelier a contribué à installer la domination de la bourgeoisie, mais il a également contribué à abattre l’Ancien Régime et à libérer l’individu. Où est l’émancipation dans le projet de Macron ? La constitutionnalisation des dispositifs d’exception, la réforme du Code du Travail, le sort réservé aux réfugiés, qui a empiré depuis l’élection du président, sans oublier le choix de remonter les Champs-Elysées dans une voiture militaire… Nous assistons plutôt à une contre-révolution. Voire, sur le plan des institutions, à une restauration, puisque après deux décennies de critiques voici la Ve République réhabilitée et relégitimée.
Toujours à propos de la Révolution, Emmanuel Macron, dans un entretien au magazine « le 1 » en 2015, faisait remonter la mal français à l’exécution de Louis XVI. « La démocratie
comporte toujours une forme d’incomplétude… Dans la politique française, cet absent est la figure du roi, dont je pense fondamentalement que le peuple français n’a pas voulu la mort. Au fond, nous dit-il, nous resterions les orphelins de Louis XVI. Que pensez-vous de ce résumé assez radical de l’histoire de France?
Même s’il ne le cite pas explicitement, Macron se réfère ici à un grand penseur français, Claude Lefort, qui fit partie après guerre du courant Socialisme ou Barbarie et qui fut l’un des chefs de file de la pensée antitotalitaire et antistalinienne. Dans des pages fameuses, Lefort explique que la démocratie comporte en son coeur un espace vide, une place inoccupée, qui est indispensable à la liberté. Pourquoi ? Parce que dès que cette place est occupée par une chose à quoi on peut s’identifier – une personne, une culture nationale, un programme précis, un ordre établi, etc. – la démocratie est en danger. Cette place doit rester vide pour que les individus puissent en permanence réagencer les rapports sociaux avant que ceux-ci ne se figent en dispositifs de domination. En somme, la démocratie est fondée sur une indétermination qui oblige les hommes à assumer leur liberté. C’est cette indétermination qu’on retrouve dans le nom du mouvement de Macron, En Marche ! : ne fixons rien à l’avance, semble-t-il dire, c’est en marchant ensemble que nous allons inventer notre avenir.
Macron a donc bien retenu la leçon de Lefort?
Non, car il s’en écarte totalement dans la suite de son analyse. Chez Lefort, la place doit rester vacante ; Macron, lui, veut remplir ce vide. Voici ce qu’il dit : « On a essayé ensuite de réinvestir ce vide, d’y placer d’autres figures : ce sont les moments napoléonien et gaulliste, notamment. Le reste du temps, la démocratie française ne remplit pas l’espace. On le voit bien avec l’interrogation permanente sur la figure présidentielle, qui vaut depuis le départ du général de Gaulle. Après lui, la normalisation de la figure présidentielle a réinstallé un siège vide au coeur de la vie politique. Pourtant, ce qu’on attend du président de la République, c’est qu’il occupe cette fonction. Tout s’est construit sur ce malentendu. » Pour Macron, les Français aspirent à ce que cette place soit remplie, et implicitement il se propose d’occuper le siège vacant. Là, on n’est plus du tout dans la pensée antitotalitaire. Cela rappelle au contraire la « tentation totalitaire » que Lefort voyait au coeur de la démocratie, quand, par épuisement du désir démocratique, les électeurs réclament un homme fort. J’ajoute qu’attribuer la responsabilité de la place vide à la Terreur est un contresens historique : le siège royal a perdu son occupant bien avant, en 1791, lorsque le roi trahit sa fonction de chef de l’exécutif en tentant de s’enfuir à l’étranger. Et aujourd’hui, si les Français ont pu se plaindre d’un vide au sommet de l’Etat, ce n’est pas à cause d’une quelconque aspiration « naturelle » à être commandés, mais parce que François Hollande a lui aussi déserté: il a trahi ses promesses et n’a pas protégé les plus fragiles.
Macron pense que les Français sont en manque de roi. Est-ce si faux? Après tout, eux que l’on disait en demande de démocratie participative, plus horizontale, semblent approuver la façon très verticale, « jupitérienne », dont il exerce son nouveau pouvoir.
La France est double. Oui, il y a un désir de roi, de restauration, d’ordre. Mais ce n’est pas tout le pays. Historiquement, les Français oscillent entre la demande de certitude et la capacité à affronter le trône vide. Macron fabrique une sorte de France éternelle réduite à son côté droit. Le trouble vient de ce qu’il opère cette torsion en utilisant des outils théoriques de la gauche. Il subvertit les références philosophiques comme Sarkozy détournait les références historiques. Quant à la demande de participation démocratique, elle a été comblée pour le moment par le renouvellement des députés. Ce qui est participatif, dans le macronisme, c’est le fait qu’on ne connaisse pas la majorité des nouveaux députés. On a le sentiment qu’ils sont puisés dans l’horizontalité du pays. Mais l’« horizontalisme » de Macron s’arrête là. Ses déclarations comme ses premières décisions le prouvent: il n’a pas un goût immodéré pour la délibération, qu’il présente toujours comme un obstacle à l’efficacité. Pour la pensée antitotalitaire au contraire, la délibération est ce qui nous protège contre le totalitarisme. Mais il est vrai que l’idée même de protection – qui était elle aussi au coeur du projet révolutionnaire – est singulièrement absente du programme de notre nouveau président.