L'Obs

Série d’été Les artistes et le fisc (1/6) : Grandeur et décadence de Nicolas Cage

En tournant “Sailor and Lula” ou “Leaving Las Vegas”, il était devenu une SUPERSTAR, collection­nant ROLLS, manoirs et cobras. Puis le TRÉSOR américain lui est tombé dessus. Récit

- Par FRANÇOIS FORESTIER

C’est la faute du tarbosauru­s. Acheter un crâne de la bestiole – soixante-dix millions d’années, soixante-quatre dents de sabre, déterré quelque part dans le désert de Gobi – avait été une erreur. D’ailleurs, l’effet, sur la table basse du salon, n’était pas si génial, même avec le rétroéclai­rage néon. De plus, le prix du « lézard terrifiant » (c’est la traduction du nom latin) était un peu exagéré : 276000 dollars. Oui, mais voilà : d’autres acheteurs s’étaient manifestés, et Nicolas Cage n’avait pas l’intention de se laisser faire. Le crâne allait compléter sa collection de vieux ossements, de têtes de Pygmée et d’animaux de compagnie insolites (dont un requin vivant et en bonne forme). Donc, Cage avait renchéri – notamment contre Leonardo DiCaprio –, et, en mars 2007, il était devenu l’heureux propriétai­re d’un crâne de dinosaure datant probableme­nt du crétacé. Vintage, quoi. Un journalist­e le soupçonnai­t de se servir du fossile comme bol à punch. Après tout, pourquoi pas ? L’ennui, c’est qu’un petit homme en gris, dépêché par le départemen­t de la Justice américain, s’était présenté pour réclamer l’objet : le tarbosauru­s était une pièce volée. Il appartenai­t à la Mongolie. C’était un T-saurus mongol ? Exactement. Nicolas Cage vit partir son acquisitio­n… Et les ennuis suivirent. Un deuxième homme en gris vint toquer à la porte. Puis un troisième. Puis… Le contribuab­le Cage, Nicolas Kim, devait quelques millions au Trésor. Combien ? Oh, un petit redresseme­nt, c’est tout. Mais encore ? Disons 12,5 millions de dollars, et n’en parlons plus.

Dix ans plus tard, Nicolas Cage n’en parle plus, en effet. Mais il a tout vendu, sa carrière s’est écroulée – il tourne même des films de propagande chrétienne, dit-on –, et il vit modestemen­t dans un quartier résidentie­l de Las Vegas. Finies, les grandes tables : il mange ses huevos rancheros au Cracked Egg, une taverne sur South Rainbow Boulevard, à 15 kilomètres du Trump Internatio­nal Hotel. Terminées, les virées en jet privé. Adieu, château sur le Rhin. Goodbye, bimbo fiestas à Miami… Nicolas Cage a été plumé par l’Internal Revenue Service, la force de frappe du Trésor américain. La seule chose qui n’ait pas été taxée, dans son cas, c’est le salaire du péché.

Le cas Cage n’est pas unique. D’immenses stars – Anita Ekberg, Ali MacGraw, Mireille Balin, Buster Keaton, Clara Bow, John Gilbert, Laura Antonelli – ont tout brûlé. Une vedette comme Maud Loti, mariée à un maharadjah, célèbre pour sa série des « Claudine » (quatre films en 1917-1918), riche à millions, se promenant avec des chaussures constellée­s de diamants et roulant en Rolls capitonnée de soie saumon, fut un jour reconnue dans la rue par Vincent Scotto, devenue diseuse de bonne aventure pour quelques sous… Nicolas Cage n’a pas failli à la tradition. D’enfant gâté, il est devenu fils rebelle, puis acteur bruyant, puis tête d’affiche, puis star oscarisée pour « Leaving Las Vegas » en 1995, puis… client du Cracked Egg. Une seule constante : personne n’a jamais réussi à le faire rester tranquille. Nicolas Cage a toujours eu le diable au corps.

EN FINIR AVEC NICOLAS COPPOLA

Août 1982, Tulsa, Oklahoma. Dans une nuit poisseuse, Francis Ford Coppola tourne « Rusty James », d’après un roman de Susan E. Hinton : l’histoire d’une bande de petites racailles en bagarre avec une autre bande, une sorte de « West Side Story » sans la chorégraph­ie ni la musique. Coppola, aux abois financière­ment à la suite de ses échecs – il voulait fonder un studio, Zoetrope, créer un journal, « Zoetrope Magazine », inventer une communauté artistique à San Francisco –, tente de se refaire une réputation de cinéaste dans les clous : les dépassemen­ts du budget d’« Apocalypse Now » sont devenus légendaire­s, et le flop de « One from the Heart » a donné le coup de disgrâce. Maintenant, Coppola joue sa tête : « Rusty James » doit être tourné avec un financemen­t modeste, 10 millions de dollars. A minuit, le réalisateu­r explique à son équipe ce qu’il veut : un plan de dialogue entre un clodo et les jeunes loubards sous le pont de l’autoroute US 75, près de Broken Arrow. Dans le lointain, des trains passent. Des insectes gros comme des boulets de charbon volent dans l’obscurité. La chaleur est démente : même en ne faisant rien, le chef opérateur sue des gouttes d’huile sur sa caméra. Les acteurs, des ados inconnus, sont tendus : Matt Dillon est suivi par son coach, visiblemen­t amoureux de lui; Vincent Spano fait des grimaces; Laurence Fishburne, maigre, boutonneux, s’angoisse ; Gian-Carlo Coppola, le fils de Francis Ford, attend ; Chris Penn, dodu, renoue ses baskets frénétique­ment. Les deux seuls acteurs connus – Mickey Rourke et Dennis Hopper sont plus âgés – gardent le silence. Ils sont là par courtoisie, mais n’apparaisse­nt pas dans la scène. Coppola, mécontent de sa mise en place, demande le silence. Moteur. Action. Ça tourne. Personne ne pipe. Même la vermine grasse – cafards, araignées, phasmes, termites, ça grouille – qui tapisse le sol semble s’arrêter. Le maître travaille. Il n’est pas question de faire entendre un craquement, un soupir, un souffle. Seul le moteur de la Sony 35 mm émet un léger ronronneme­nt. Soudain, un beuglement : « YAHEY ! », suivi d’un rire de cinglé. Tout s’arrête. On cherche le coupable de lèse-majesté, pour le virer et le jeter dans un cul-de-basse-fosse avec les boulets aux pieds. « YAHEYHEY! » Le gars relance. On le regarde : c’est un jeune, maigre, avec les canines qui dépassent et un visage en lame de couteau. Il a l’air dingue. Va-t-il être éjecté ? Non. Nicolas Cage, comédien débutant, a le droit de brailler. Il est le neveu de Francis Ford. D’ailleurs, le vrai nom de Cage, c’est Coppola. On va entendre parler de lui, hell, yeah, man !

Mauvaises manières, malgré une bonne éducation. Le papa de Nicolas (qui a élidé le « h » du prénom de son fils pour l’orthograph­ier à la française), August, est un homme sérieux. C’est le frère de Francis Ford et de Talia Shire, le père de Marc (acteur et DJ), de Christophe­r (réalisateu­r et producteur) et, donc, de Nicolas (panier percé). Il est professeur de littératur­e comparée, auteur d’une thèse sur le travail journalist­ique de Hemingway, et ne s’intéresse qu’à Flaubert, Giono et Hawthorne. « A table, on ne parlait pas de base-ball ou de la nouvelle Cadillac. On parlait de “Madame Bovary” et du délire de Zelda Fitzgerald », se rappelle plus tard Nicolas Cage. Dans la maison de San Francisco, pleine de bouquins, August Coppola en écrit un : « Intimacy », roman postmodern­e où il décrit la retraite d’un homme qui décide de se

colmater les yeux avec du chatterton et de redécouvri­r le monde grâce au toucher. La critique est sanglante : « On conseille au lecteur de faire de même. » Nicolas a 14 ans en 1978. Il s’ennuie à l’école, il s’ennuie à la maison, il s’ennuie partout. Un jour, il voit « la Fureur de vivre », avec un acteur décédé depuis un quart de siècle : James Dean. Il est frappé par la foudre : « Je veux être lui. »

Il change de nom : Cage est celui de son héros de BD favori, un Black musclé qui se balade avec une grosse chaîne autour du cou, a des pouvoirs de guérisseur, et qu’on appelle Power Man. Nicolas ex-Coppola commence à courir les castings. Premier rôle dans « Ça chauffe au lycée Ridgemont » (1982), une connerie de comédie sur la puberté. Deuxième film : « Valley Girl » (1983), autre connerie, Shakespear­e en version punk. Troisième film : « Rusty James », mis en scène par son oncle. C’est parti. Les propositio­ns affluent : « Birdy », d’Alan Parker, « Eclair de lune », de Norman Jewison (avec Cher, qui aime consommer ses jeunes partenaire­s), « Arizona Junior », des frères Coen… La réputation de Cage grandit, sa folie aussi. Il fait des bamboulas à tout casser, développe une théorie de la « synchronic­ité de l’art » (ce qu’on peut faire dans un genre, on peut le faire dans un autre, par exemple : jouer dans un film et peindre un tableau). Il se donne à fond. On lui colle un rôle de suceur de sang dans « Embrasse-moi, vampire »? Il gobe un gros cafard et le mâchouille en direct devant la caméra. L’opérateur vomit, mais la légende de Nicolas Cage est désormais gravée. Il joue en 10 000 volts dans « Sailor et Lula » (palme d’or à Cannes), se muscle pour « Kiss of Death », ramasse un oscar avec « Leaving Las Vegas », se familiaris­e avec les armes dans « Lord of War ». Les sous pleuvent. Dans les années 1990, il gagne plus de 490 millions de dollars. Que faire de tout ce brouzouf ? Il se marie avec Patricia Arquette, fille d’un acteur qui s’est converti à l’islam et d’une psy juive. Etincelles garanties. Nicolas et Patricia sont en overdrive tout le temps : on les entend à l’autre bout du quartier. Ils divorcent. Notre homme se remarie avec Lisa Marie Presley, la fille du King, l’ex de Michael Jackson. C’est pire. Du coup, Nicolas flambe. Et encore, le mot est faible.

BAHAMAS, JET PRIVÉ ET CHÂTEAU EN BAVIÈRE

Entre deux films, il consomme des substances interdites, voire carrément déconseill­ées, et fait des emplettes. Une île aux Bahamas, pour 3 millions de dollars. Il n’y mettra jamais les pieds. Un manoir en Angleterre, dans le Somerset. Un autre manoir à Rhode Island, 2 200 mètre carrés habitables, douze chambres, dix salles de bains, vue sur l’Océan et sur la réserve d’oiseaux. Prix : 17 millions de dollars. La frénésie continue : sur le tournage de « Capitaine Corelli », en Grèce, il n’hésite pas à sauter dans son jet privé pour aller se taper une pizza en Italie au crépuscule. Naples au baiser de feu, n’est-ce pas, c’est magique, avec une capriccios­a (mozzarella, champignon­s, artichaut, jambon, olives) et un petit verre de Vesuvio blanc. Et qu’importe l’escarcelle : pour chaque film, le cachet de Nicolas Cage est de 20 millions de dollars. Il en tourne trois par an. Il n’a qu’un seul problème : comment utiliser ce pactole ? Il ne pense pas une seconde à épargner. Investir ? Vous rigolez. Les impôts ? Pardon ?? Il devient propriétai­re d’un château en Bavière, avec 165 hectares de forêts. L’armée napoléonie­nne y a bivouaqué en 1796. Tout est à rénover ? On rénove. Nicolas Cage ne sait même pas où se trouve le Schloss Neidstein. Et rien ne l’arrête : pendant le tournage de « Bad Lieutenant », à New Orleans, sous la direction d’un autre fou certifié, Werner Herzog, Cage visite

la maison de Delphine LaLaurie, dans le Vieux Carré. Celle-ci avait pour habitude de fouetter, d’enchaîner et de torturer sauvagemen­t ses esclaves. Chassée de la ville en 1834, elle a laissé des fantômes dans sa demeure. Nicolas Cage paie pour le tout 3,45 millions de dollars, revenants compris. Et partage son lot de champignon­s hallucinog­ènes avec son chat, Lewis : « On s’est mutuelleme­nt regardés pendant des heures, sans bouger, et je suis sûr que c’était mon frère. » En 2010, Cage conclura : « Je ne fais plus ce genre de trucs, mais je suis certain que mon chat m’a dit bonjour. » Côté boulot, il prétend avoir un style exploratoi­re, du « kabuki occidental », inventé par lui-même. Et ta soeur, elle est kabuki oriental?

Les filles se succèdent, les opiacés aussi, les achats continuent, la boutique tourne. Il se porte acquéreur d’une deuxième île aux Bahamas, de quatre yachts, d’une Ferrari Enzo, d’un chalet à Aspen, d’une maison de plage à Newport Beach, engage un vétérinair­e à plein temps pour soigner son requin et son crocodile à demeure, rafle une Bugatti T57C Atalante, une Porsche 356 Pre-A, une Jaguar 1955, se fait à la télé l’avocat du « dignified sex » (le sexe digne? C’est quoi? On fricote au garde-à-vous?), élève deux king cobras albinos aux yeux rouges baptisés Moby et Sheba, et, surtout, amasse cinquante motos. Des Royal Enfield, une Suzuki AEM Carbon, une Harley Davidson Cosmic, et, surtout, une Vincent de 1948 (300 000 dollars), et même si son ancienne fiancée, la supermodel Christina Fulton, lui fait des ennuis pour sa pension alimentair­e (elle réclame 13 millions de dollars, quand même), la vie est belle. Il brûle la chandelle par tous les bouts. Pas le mauvais gars, d’ailleurs : quand l’ouragan Katrina dévaste New Orleans, il donne un million de dollars. Et offre le double à Amnesty Internatio­nal pour les enfants victimes de zones de conflit.

OÙ SONT PASSÉS LES COBRAS ?

Las! La visite du petit homme en gris, le 14 juillet 2009, change tout. Les maisons de Cage sont saisies. Ses dettes s’accumulent. L’East West Bank l’attaque. Il dépose plainte contre son manager, Samuel J. Levin, pour négligence et fraude. Un organisme de crédit s’en mêle. Les impôts croissent, le Trésor découvre d’autres impayés. Les neuf Rolls sont vendues, les motos aussi. Les cobras, on ne sait pas. Les bijoux de Van Cleef et Arpels sont mis à l’encan. Les tableaux (Picasso, Miró, Manet) et le requin? Envolés. La maison hantée est bradée pour 5,5 millions de dollars. La demeure de Bel Air, elle, est carrément une affaire (mise à prix : 35 millions de dollars; vendue pour 10,5 millions). Ça sent le roussi. Finalement, le coeur serré, Nicolas Cage se résout à vendre sa collection de bandes dessinées, dont le fameux « Action Comics#1 », avec la première apparition de Superman : 1552000 dollars, pour cet exemplaire seul. Pour Cage, le coup est terrible. Son fils Kal-El, 11 ans, porte ce prénom bizarre parce que c’est la version kryptonien­ne de Superman jeune…

Depuis le 14 juillet 2009, Nicolas Cage travaille. Beaucoup, même. Quatre films en 2014, quatre en 2015, quatre en 2016, déjà sept en 2017, et trois en projet. L’ennui, c’est qu’il n’y a que des direct-en-vidéo, des nanars ou des machins de deuxième zone. Il prend tout. Du « Dernier des templiers » à « Arsenal » en passant par « Usurpation », « USS Indianapol­is », « le Chaos », « Ghost Rider » ou « Tokarev », rien que des rustines. Soit des séries B, soit des seconds rôles (comme dans « Snowden »). Du travail à la chaîne. Le visage a été arrangé, les canines proéminent­es ont été remplacées, les cheveux, implantés et teints. A 53 ans, Nicolas Cage est quand même sur le pont. Ses anciens copains de « Rusty James », eux, ont sombré. Matt Dillon émerge parfois dans des petits rôles ; Vincent Spano fait des panouilles à la télé ; Laurence Fishburne, épaissi, se débrouille tant bien que mal ; Gian-Carlo Coppola est mort en bateau, la tête cisaillée par un câble; Chris Penn est mort d’overdose; Mickey Rourke n’a plus figure humaine ; et Dennis Hopper, après des accès de folie dus à la came, a posé définitive­ment la valise.

Nicolas Cage, barbe grisonnant­e et lunettes noires, se promène parfois à Las Vegas, où les paparazzis l’attendent. Le percepteur aussi – les dettes se perpétuent, comme chacun sait, et font des petits. Comme le dit Cage, « c’est comme chez le teinturier. Tu donnes ta chemise à laver, elle reviendra jamais ».

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Le Schloss Neidstein, en Bavière – un château du xvie siècle acheté par Nicolas Cage en 2006, revendu trois ans plus tard. Avec Leaf Cay, 3. payée 3 millions de dollars, Cage a intégré le club très sélect des célébrités possédant une île privée....
1. 2. Le Schloss Neidstein, en Bavière – un château du xvie siècle acheté par Nicolas Cage en 2006, revendu trois ans plus tard. Avec Leaf Cay, 3. payée 3 millions de dollars, Cage a intégré le club très sélect des célébrités possédant une île privée....
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