L'Obs

“Même cette mue a un intérêt”

Dans son nouveau livre, “Une apparition”, notre chroniqueu­se Sophie Fontanel raconte comment elle a décidé d’arrêter les coloration­s

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« Les femmes dont les cheveux blanchisse­nt, tu vois bien ce qui se passe : elles se planquent. Des centaines de milliers de femmes, sans doute des millions, sont en train de grisonner ou de blanchir pendant que nous parlons. Elles sont comme toi, elles se sentent vulnérable­s pendant cette transition. Cet entre-deux, les Américains appellent ça le “going grey”. Des discussion­s sont organisées sur des forums internet où les femmes viennent se faire aider psychologi­quement. C’est quelque chose d’énorme, Sophie, qui est là dans la société. Sous la société, je devrais plutôt dire. C’est une définition de la femme qui est en jeu, des critères qui l’enferment et la réduisent à quelques options de beauté. Si toi tu prouvais que tu n’as pas honte de cette transition, ça aurait une portée immense. » Le salon entier l’écoutait.

Plus personne ne coiffait personne, et les teintures charbonnai­ent sur les têtes. « Euh, tu proposes quoi ? — Tu pourrais montrer, grâce à ta popularité, que même cette mue a un intérêt. — Et? — Sophie, tu pourrais laisser venir les choses, simplement ? — Ne pas agir, tu veux dire. — Ce serait agir. — Agir en me laissant pousser les cheveux blancs sans couper les cheveux marron ? — Oui. A la face du monde. — Et donc être un zèbre ? Pendant des mois ?

— Ce sont des bêtes magnifique­s. » Je rentrai chez moi, j’y réfléchis. Pendant des années, j’arrivais chez Delphine : « C’est moi ! » On m’indiquait une chaise. Delphine surgissait dans mon dos : « Alors, on en est où? » Elle vérifiait d’abord l’évolution de la teinture, si je n’étais pas devenue trop rouge ou trop rouille, maintenant que ce n’était plus si noir. Elle écartait les cheveux, jaugeait les racines.

« C’est fou ce que c’est blanc ! Y avait des cheveux blancs dans ta famille ? — Ma mère. — Ah ben, cherche pas. Ça vient de là. — Mon père, aussi. — Ah ben, tu l’as de partout. — Mes grands-mères, grands-pères, mes tantes : blanches comme de la nacre, maintenant que j’y pense. — C’est héréditair­e. — J’avais une grande mèche blanche quand j’avais 14 ans. — Que tu t’étais faite ? — Non, naturelle. Je l’ai recouverte à 34 ans : une amie m’avait assuré que ça allait me rajeunir de dix ans. Revenir à mes 20 ans, en somme…

— T’étais heureuse à 20 ans? — Non. — Pourquoivo­ulais-turevenir à cet âge-là, alors ?

— Eh oui, c’est idiot. Pour avoir une seconde chance, peut-être ? A 24 ans, je voulais mourir. […] Je passais mon temps à pleurer. Dis voir, au fait, mes cheveux sont blancs partout ? — Oui, partout. — Derrière, c’est blanc aussi ? » Elle vérifiait. « Oui, c’est blanc partout. — Tu veux dire complèteme­nt blanc ?

— Oui, Sophie. A part en lisière de la nuque, mais ça, c’est le cas de la plupart des gens. — Bordel, c’est blanc ! — C’est rare d’être si blanche à ton âge. — Et c’est un beau blanc ? — Oui, c’est un blanc éclatant, Sophie.

— Ce serait comment, si j’arrêtais de teindre ? » Même Delphine ne pouvait pas le dire, à quoi cela ressembler­ait vraiment, au naturel. L’embryon de couleur qu’elle me voyait aux racines ne lui fournissai­t qu’un aperçu de ce que ça pourrait donner. Le reste, il fallait l’imaginer. Il y avait cette surprise, une sorte d’inconnu qu’on abrite tous, sous la teinture, il faut en accepter l’idée. Comme c’était étrange, n’est-ce pas, ce peuple de personnes teintes qui n’ont pas la moindre notion de ce qui se trame derrière leur apparence trompeuse ? Quelqu’un d’autre en nous, ou plutôt un autre nous-même, vieillit à notre place.

Robert Laffont, 2017.

Sophie Fontanel est romancière, journalist­e, créatrice du personnage Fonelle, qu’elle a longtemps mis en scène dans le magazine « ELLE ». Chaque semaine, elle collabore aux pages Tendances de « l’Obs ».

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