L'Obs

La mode pour tous

On est en 1931, à une époque où bronzer sur la French Riviera est le privilège des bien-nés. Pourtant, ces jeunes femmes sont résolument modernes. Retour vers le futur

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par Sophie Fontanel

C’est insensé tout ce qu’on voit sur cette photo, prise au Palm Beach, à Cannes, en 1931. On voit que la jeune femme de gauche est incroyable­ment bien dans sa peau. Elle est « centrée », comme on dit maintenant. D’ailleurs, elle se tient pile au centre de la table. Sinon, elle tomberait, peut-être à l’eau. Sa camarade est probableme­nt tout aussi casse-cou, mais, pour cette satanée question d’équilibre, elle ne peut rejoindre son amie sur la table. Les deux sont pareilleme­nt féminines, même si ce mot a aujourd’hui mauvaise presse et, paraît-il, renvoie à une injonction. En tout cas, féminines, elles le sont, et dans une espèce de liberté totale, alors qu’aucune n’a le droit de vote. Elles ont coupé leurs cheveux. Quelques années auparavant, Gabrielle Chanel a coupé elle-même les siens, puis ceux de toutes ses amies, avec des ciseaux à ongles ou de couture.

J’ai dit qu’on était à Cannes. C’est le mois d’août. Ça n’est pas bondé, toutefois. C’est qu’on est loin de tout, si je puis dire. Loin de la mode des vacances d’été dans le Sud, loin des congés payés. Ça ne fait pas si longtemps que les femmes se font bronzer comme ça sur les plages. A cette époque, certes, on raconte que les bains de soleil permettent au corps d’emmagasine­r de la vitamine D, mais c’est encore réservé à une élite. C’est pour une certaine frange de grands bourgeois : ceux avec fantaisie. Le bronzage est une subversion et aussi une libération. Certains se fichent dorénavant d’avoir la peau blanche des gens à qui les travaux en extérieur sont épargnés. Ces vieux codes, on les emmerde !

Revenons à notre photo. A gauche, c’est Arlette Boucard. Son père, un médecin réputé, est un ami du photograph­e, Jacques Henri Lartigue. Arlette ne peut ignorer sa beauté. Trois ans aupa- ravant, Tamara de Lempicka a peint son portrait. C’était à la demande de son père. On en a parlé, à l’époque, décrivant le tableau comme une « absence d’innocence virginale ». Eh oui, Arlette est moderne. A la manière dont elle tient ses mains sur ses hanches, on devine qu’elle est en train de bien s’amuser. C’est presque une posture enfantine. Elle a aussi les épaules relevées, on pourrait dire qu’elle ne se tient pas droite. Et cela nous rappelle aussi que se tenir trop droit n’est pas du tout élégant, en ce temps-là. Rien ne vaut la désinvoltu­re. Arlette sourit. C’est une si bonne blague que d’être montée sur la table. Ce sourire sera celui des photos de mode, dans les années 1970 et 1980. C’est le sourire tragiqueme­nt manquant des images de mode que nous voyons partout aujourd’hui.

A côté d’Arlette, l’autre jeune femme est bien sérieuse, ce qui rend sa beauté plus actuelle, car plus conforme à nos nouveaux codes. De plus, elle est en pantalon, la fourche (la longueur de l’entrejambe) extralarge, comme on fait maintenant. Son débardeur est sublime, on dirait un Schiaparel­li, même si ça n’en est pas un. Tout ça est incroyable­ment 2017. Mais ses ongles limés « à l’ovale », nacrés de blanc, sont rétro. Pourquoi ne sourit-elle pas ? Elle regarde à peine l’objectif, elle n’est pas là. Sont-elles toutes les deux amoureuses du photograph­e ? Fou comme il y a de l’amour sur cette photo… Fou comme on voudrait être là, faire partie de cette bande, d’un saut de puce aller dans le « Tendre est la nuit » de Fitzgerald, qui lui aussi est un peu là. Qui sait, peut-être que ces jeunes femmes nous prêteraien­t leurs habits, introuvabl­es aujourd’hui, tout comme elles. On dit de Jacques Henri Lartigue qu’il est le photograph­e « du bonheur et de la vie insouciant­e ». A juste titre.

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