Le graffeur, ce “vandale”
On a cru le graffiti mort, balayé par l’explosion du street art, perverti par l’argent. Il est au contraire plus vivant que jamais, porté par des adeptes fidèles à ses origines clandestines
Jamais sans sa bombe. Elle est là, dans le coffre de son scooter. Toujours. Car l'envie de laisser sa trace sur le béton peut lui prendre n'importe quand. Olivier, alias Keno, 36 ans, enfourche alors sa bécane, direction la banlieue parisienne, à la recherche de murs vierges. La dernière fois, c’était à Ezanville, où il s'est attaqué aux bâtiments de la zone commerciale qui longe la départementale. Des graffs illégaux.
Olivier est un puriste du graffiti. Depuis l'âge de 15 ans, cet ancien Parisien parcourt la ville pour faire des flops, des tags, des graffs. « Le graffiti me procure des montées d'adrénaline, me donne le temps d'explorer la ville, m'offre une liberté, me maintient vivant », explique-t-il dans ce bar du 11e arrondissement de Paris qu'il dirige et où il nous a donné rendez-vous. Olivier ne fume pas, ne boit pas, fait du sport pour garder cette « énergie du premier jour ». Il appartient à cette catégorie de « graffeurs », de « graffiti-artistes » qui se présentent comme des « activistes », des « vandales ». Pour eux, le terme « street art » est un fourre-tout commode pour les profanes, presque un dévoiement. Loin des vernissages des galeries parisiennes, ils entendent résister à la marchandisation. Eux graffent et taguent au marqueur ou à la bombe dans la rue, sur ses murs, ses toits, ses stores de magasin, ses camions, ses trains et ses tunnels. Ils se doivent d’être dérangeants, revendiquent de pratiquer une discipline limite hors la loi, régie par des codes que seuls les initiés connaissent. « Le graffiti est un
mouvement de révoltés. Il n'est pas fait pour être beau et pour plaire. Il existe pour ceux qui l'exercent. Et dans ce jeu, c'est à celui qui sera le plus balèze, qui en fera le plus, qui trouvera les meilleurs emplacements, qui sera le plus vu, qui sortira du lot », explique Olivier.
Dans ce milieu, on appartient à des crews, des groupes, souvent une bande de potes aux abréviations énigmatiques. Le nom de celui d'Olivier, les PAL (Peace and Love) est un clin d'oeil au groupe mythique du graffiti baptisé UV (Ultra Violent). « Dans le graffiti, il y a toujours eu deux dynamiques : les gardiens du temple, ceux qui perpétuent le style new-yorkais des années 1970, et ceux qui cassent les codes esthétiques, inventent de nouvelles écoles, sans cesse remises en question », indique Nicolas Gzeley, rédacteur en chef de « Stuart Magazine », spécialisé dans les arts urbains. Au panthéon du graffiti, il y a le « tapeur de train ». Qu'il soit en circulation ou au dépôt, le train est la surface d'expression par excellence, la performance ultime. La plus risquée aussi. Cédric, alias Honet, 45 ans, fut l'un des plus prolifiques dans ce domaine. « On passait des nuits entières à repérer les lieux, les passages des agents de sécurité, à déjouer les alarmes. On était considérés comme des criminels. On se faisait arrêter, on apprenait à éviter les sanctions et on recommençait », raconte cet « ancien », qui reconnaît s’être assagi sans avoir pour autant totalement décroché. La quarantaine passée, une vie de famille installée, peu ont encore le courage de s'exposer aux poursuites des policiers et de la justice. Cédric se souvient du procès dit « de Versailles », ses 56 prévenus, ses dix ans de procédure. Même si peu de condamnations ont été prononcées, « tout le monde est tombé de son piédestal, a vécu dans l'angoisse de voir sa vie basculer. Une partie d’entre nous a décidé de faire autre chose, raconte Cédric. Les enquêtes, les filatures, les écoutes téléphoniques, ça m'a refroidi aussi ». Mais « si ma génération a vieilli, on recrute des plus jeunes, on les initie, comme dans une société secrète, et on les envoie sur le terrain », ajoute-t-il. Preuve que le mouvement reste vivace, et les graffeurs infatigables : ces rues toujours autant graffées qu’auparavant. « La compétition est même plus forte, car le graffiti est partout. Les défis à relever sont plus grands. Ils peignent à la perche, font du rappel pour se positionner encore plus haut, ou trouvent de nouveaux outils, comme l'extincteur », souligne Nicolas Gzeley.
L’entrée du street art dans les galeries, son institutionnalisation, a évidemment fait miroiter des opportunités de carrière artistique. Chez les plus jeunes, certains ne se cachent plus et affichent leurs actions illégales sur les réseaux sociaux pour, qui sait, crédibiliser leur prétention, franchir les portes des galeries d'art contemporain. Mais pour les puristes, pas question de parler d'argent. O'Clock, 41 ans, l'un des plus productifs des années 1990, a exposé quelques oeuvres mais seulement, dit-il, dans le but de « gommer certains préjugés » et « pour s'exprimer différemment. » Mais il regrette l'époque où le graffiti n'avait aucune portée commerciale. « Dès lors qu'il n'est plus exécuté sauvagement et librement dans la ville, dans un acte sacrificiel gratuit et désintéressé, le graffiti perd de son piment subversif et contestataire, de son attraction chimérique, irrationnelle et extravagante. De même, une fois sorti de son contexte, le tag devient une simple signature esseulée, sur laquelle il est difficile de spéculer car c'est tout au plus une signature de l'artiste », nous dit O’Clock par mail. Méfiant, ou cultivant peut-être encore un peu sa clandestinité, il a refusé tout contact direct.
Vandales contre vendus, le débat n'en finit pas d'agiter le monde des « graffitis-artistes ». Dans son appartement parisien transformé en atelier, face aux voies ferrées de la gare du Nord et le viaduc du métro aérien, Jean Moderne, alias RCF1, fin connaisseur de l'histoire du graffiti, dit son exaspération. « Le marché du street art est occupé par des personnes qui réécrivent notre histoire avec un catalogue de vente entre les mains, sans se soucier de ce qui se passe dans la rue. Des légendes comme Zoo Project, qui n'avaient rien à vendre, mais qui ont retourné la rue de leurs chefsd'oeuvre, ne figurent jamais dans les rétrospectives consacrées au street art. A l'inverse, on sacralise des artistes qui ne font rien dans la rue. C'est sidérant. » Forte tête, fâché avec de nombreux galeristes, RCF1 constate toutefois que malgré cette « tentative de digestion », le graffiti reste « underground ». Lui n'a jamais posé la bombe. Et son fantôme facétieux peint sur les murs qui a fait sa renommée n'est pas près de se volatiser. D’ailleurs, il sourit toujours aux passants.
“LE GRAFFITI ME PROCURE DES MONTÉES D’ADRÉNALINE.” KENO, 36 ANS