Climat
On le connaissait en penseur de la science, sagement engagé contre le réchauffement climatique. Mais dans son nouveau livre, le philosophe change de ton. Il accuse les élites de se séparer du monde et prend la défense du peuple. Rencontre avec un “bourgeo
Le « J’accuse » de Bruno Latour
C’est un réquisitoire cinglant. Le dernier essai de Bruno Latour s’appelle « Où atterrir ? ». Et dès les premières pages, le philosophe s’interroge sur l’étrange passivité de l’humanité devant le réchau ement climatique. Pourquoi cette impuissance? Comment comprendre qu’un président américain puisse tirer gloire de son refus de ratifier les accords la COP21? Ce genre de questions suscitent en général des réponses vagues : la faute au conformisme, à l’incompétence, etc. Latour ne tombe pas dans le piège. Avec précision, il désigne des responsables. Au lieu de sauver ce bien commun qu’est la planète, explique-t-il, une partie
des élites a décidé d’abandonner le reste de l’humanité et de garder pour elle ses privilèges. Il écrit en toutes lettres : « Ces gens-là ont compris que, s’ils voulaient survivre à leur aise, il ne fallait plus faire semblant, même en rêve, de partager la terre avec le reste du monde. » C’est un « J’accuse… ! » à l’échelle de la biosphère.
Cette dénonciation, le philosophe n’ignore nullement qu’elle peut lui valoir d’être traité de complotiste, étiquette si infamante de nos jours. Mais il n’a plus l’âge de se laisser intimider. Il dit, il nomme, il met les points sur les i. Ce groupe dominant qui a conduit la planète au désastre, il l’appelle « les élites obscurcissantes ». Elles ont « de gros moyens et de grands intérêts », sont « extrêmement sensibles à la sécurité de leur immense fortune et à la permanence de leur bien-être. » Ce groupe aurait pris la mesure du risque environnemental, mais aurait délibérément refusé d’agir, sinon pour se barricader, dans des gated communities, des villas entourées de barbelés, et désormais des bunkers de survie en Nouvelle-Zélande… Et Latour de citer les recherches historiques en cours sur le comportement d’Exxon, qui, après avoir publié des travaux de très bonne qualité sur le réchauffement climatique, a brusquement adopté un discours de déni au début des années 1980. A la même époque, l’OCDE virait ses spécialistes de l’écologie pour « les remplacer par des banquiers ». Cela constitue-t-il des preuves suffisantes ? Nourri de sciences expérimentales, Latour parle d’une « hypothèse » (voir encadré p. 80). Mais sa conviction ne fait pas de doute : depuis trente ans, « les classes dirigeantes ne prétendent plus diriger, mais se mettre à l’abri hors du monde. »
Plus grave encore au regard des normes actuelles du débat public : Latour prend la défense du peuple, y compris quand celui-ci se détourne de la mondialisation, se met à avoir peur, réclame un sol, une tradition, une identité… Latour, universitaire globe-trotter et citoyen du monde, virerait-il populiste ? Non. Simplement, écrit-il, il faut avant de juger se rappeler que « ce peuple a été froidement trahi », qu’il a été « abandonné en rase campagne » par ceux qui avaient la charge de maintenir le monde commun. A l’oral, recevant « l’Obs », il est encore plus cash. « Ma proposition est la suivante : au lieu d’accuser les gens d’être des réactionnaires ou des populistes, d’être des connards, on devrait leur dire que, oui, c’est vrai, on s’est mal orienté. »
Il a une façon très drôle de prononcer « connard », imitant le mépris de classe qui suinte de tant de discours actuels sur les classes populaires. Dans son livre, il lui arrive d’avoir la dent très dure avec ces « super-riches » qui vivent « hors-sol », accumulant les miles à forcer de sillonner la planète… N’allez pas en déduire que Latour baigne dans une culture de lutte des classes. Son éditeur et ami Philippe Pignarre le dépeint en « social-démocrate jospinien » et l’intéressé se présente comme « un bourgeois de province », marqué par le catholicisme de surcroît. « Je vote socialiste, mais je ne suis pas “de gauche”. Je n’ai jamais pensé, comme mes amis marxistes, que les capitalistes sont par définition des méchants. » Il est d’autant plus sévère avec ceux qui ont failli à leur fonction et, dans son livre, il les voit déjà derrière les barreaux – faut-il imaginer une cour internationale pour le climat ?
LA MODERNITÉ DEVIENT FOLLE
Bruno Latour accueille « l’Obs » dans une salle impersonnelle, au sous-sol de Sciences-Po, à Paris. Longtemps, il a été un philosophe original, tenace, mais marginal. Son objet d’études depuis quarante ans est l’histoire de la modernité. Le thème peut sembler vague, mais il en a montré la cohérence par une série d’enquêtes sur des sujets variés : le fonctionnement d’un laboratoire scientifique, la mise au point d’un métro automatique ou les arcanes du Conseil d’Etat... Car Latour a fait aussi de l’anthropologie, il aime aller voir de près comment marche la modernité. De livre en livre, voici ce qu’il en a compris : le Moderne – qu’il soit un technicien, un savant, un magistrat, un économiste – vit dans un univers mental où tout est coupé en deux. Il y a l’homme et la nature, la technique et le vivant, le rationnel et l’irrationnel, et ce qui ne rentre pas dans une de ces catégories devient invisible. Cela lui a valu un procès en relativisme dans les années 1990, et lui a coûté plusieurs postes prestigieux, au Collège de France, à l’EHESS, à l’Institut d’Etudes avancées de Princeton. Il ne fait pas bon montrer la part d’irrationnel d’un monde persuadé d’être raisonnable. Attention, Latour n’est pas un nostalgique façon Heidegger (ou Finkielkraut, pour se mettre au niveau du débat en France). Il adore les inventions techniques, ne croit pas au retour en arrière. Simplement, il estime que la modernité devient folle quand elle se prend pour la seule grille de lecture du monde. La faute des Modernes est d’avoir étudié la nature sous le seul prisme du développement économique. Ils ont cru que cette dernière était une réserve de ressources extérieure où nous pourrions puiser infiniment, alors que c’est un processus vivant dans lequel nous sommes immergés. Le Moderne s’est placé en surplomb de la nature et aujourd’hui, celle-ci se venge. Son essai, qui sort cette semaine, prend le temps d’expliquer ce retournement : « Voilà que sous le sol de la propriété privée, de l’accaparement des terres, de l’exploitation des territoires, un autre sol, une autre terre, un autre territoire s’est mis à remuer, à trembler, à s’émouvoir », écrit-il avec son style imagé. D’où le titre qu’il a retenu : « Où atterrir ? » Nous n’allons pas longtemps pouvoir rester hors-sol.
Né en 1947, BRUNO LATOUR est sociologue, anthropologue et philosophe des sciences. Il a notamment publié « Nous n’avons jamais été modernes » (1991), « Politiques de la nature » (1999), « Enquête sur les modes d’existence » (2013) et « Face à Gaïa » (2015). Il publie cette semaine, toujours aux éditions La Découverte, « Où atterrir ? Comment s’orienter en politique ».
Dans un premier temps, cette prise de conscience de l’impasse de la modernité a conduit Latour à s’engager contre le réchauffement climatique. C’était au tournant de l’an 2000. A peu près au même moment, à l’approche de la soixantaine, il obtenait enfin la reconnaissance académique et devenait, à la demande de feu Richard Descoings, le directeur scientifique de Sciences-Po. A l’étranger, son oeuvre jouit depuis longtemps d’une influence immense. Un classement en a fait le dixième penseur le plus cité au monde. L’Allemand Peter Sloterdijk, la Belge Isabelle Stengers (qui a popularisé le thème de Gaïa), l’Américaine Donna Haraway (auteur du « Manifeste cyborg ») ou l’ethnopsychiatre français Tobie Nathan se sont nourris de ses travaux.
ÉLOGE DE LA ZAD
Il aurait pu en rester là, légitimement satisfait de l’oeuvre accomplie. Mais, sous son air tranquille, l’homme est tourmenté et aime l’affrontement intellectuel. « Où atterrir ? » est un livre de combat. En marmonnant, il s’étonne de sa propre audace : « Hum… c’est un livre périlleux. Bon, allez, à Dieu vat ! » Dans cet ouvrage, notre bourgeois de province en vient à donner comme exemple – à deux reprises! – l’aventure des ZAD, ces « zones à défendre » occupées illégalement par des militants écolos-anarchistes. Il y cite aussi le Comité invisible, le collectif animé par Julien Coupat, qui fit tant peur à Michèle Alliot-Marie et dont les textes anticapitalistes aimantent la jeunesse radicale d’aujourd’hui. Certes, il condamne leur goût pour la violence. Mais il nous confie tout de même : « Ils sont malins, sympathiques, ils ont une belle plume. En fait, ils sont franciscains. Ce sont nos enfants. D’ailleurs, Coupat est venu une fois à mon séminaire, même si je ne l’ai su que plus tard. »
Pourquoi cet intérêt pour l’extrême gauche ? Parce que, au-delà du réquisitoire contre des élites coupables, son but est de proposer une alliance. A qui? Au peuple abusé. Aux « laissés-pour-compte ». Aux perdants de la mondialisation. Aux « connards »,
au « populo », aux « petites gens ». C’est que, pour lui, l’abyssal creusement des inégalités depuis quarante ans est un effet direct de la décision de ces élites de faire sécession. Tout comme l’explosion des migrations. Ce sont autant de conséquences d’une politique mondiale qui a privé les humains de leur sol. Ecologistes, peuples nostalgiques, migrants : voilà les trois groupes qui ont en commun d’être en quête d’une terre « où atterrir ». A eux de s’allier pour combattre les 1% qui n’ont aucun scrupule à détruire la planète puisque, de toute façon, leur projet est de vivre horssol. Cette alliance implique de renoncer à la vieille dichotomie entre le Progrès et la Réaction, le Global et le Local, la Mondialisation et le Sol. Il faut y substituer un nouveau clivage, opposant le Terrestre et le Hors-sol. « Terrestre » désigne ici quiconque accepte de protéger et de partager la Terre. « Nous sommes des terrestres au milieu des terrestres ». Quant au Horssol, c’est l’ennemi des luttes à venir.
Vers la fin de la conversation, Latour est repris par l’inquiétude. « Tout cela est si abstrait… », soupire-t-il en se passant la main dans les cheveux. Pas tant que ça. Page 112, il imagine un lecteur en train de se demander que faire : « Est-ce que je dois me lancer dans la permaculture, prendre la tête des manifs, marcher sur le palais d’Hiver, suivre les leçons de saint François, devenir hacker, organiser des fêtes des voisins, réinventer des rituels de sorcières, investir dans la photosynthèse artificielle, à moins que vous ne vouliez que j’apprenne à pister les loups. » La liste a une certaine gueule, tout de même. Si « Où atterrir? » n’est pas un mode d’emploi pour faire la révolution, c’est un appel puissant à changer la vie. L’appel radical d’un intellectuel modéré.