Santé
Un quart des assurés sociaux renoncent à se soigner par manque de moyens. A Nîmes, des limiers de la Caisse d’Assurance Maladie les repèrent pour leur proposer de l’aide
Les « repêchés » de la Sécu
Son héros, c’est Djamel. Djamel, conseiller à la Caisse primaire d’Assurance Maladie (CPAM) du Gard. Sur le pas de sa porte, au moment de lui dire au revoir, elle s’exclame, émue : « Vous le voyez cet aprèsmidi ? Remerciez-le encore de ma part. Il est tellement gentil. » Marie-Louise Contarini est une dame fragile. Elle souffre d’un lupus qui la laisse exsangue. Lovée dans son canapé à fleurs, dans son petit appartement de la vieille ville, elle a pourtant le sourire. Car depuis quelques semaines, elle voit et elle entend comme au premier jour. Une renaissance pour cette septuagénaire au beau regard bleu qui s’était repliée sur ellemême faute de lunettes à sa vue et d’un appareil auditif. « J’étais femme de ménage, dit-elle doucement. Mon mari est décédé. Je ne suis pas à plaindre, mais je n’avais pas les moyens de faire ces soins, sauf à puiser dans les économies pour mon enterrement. Et je ne voulais rien demander à personne, je ne suis pas habituée. Alors ces derniers temps, je ne sortais plus beaucoup. »
Un coup de téléphone, au printemps, l’a requinquée. Au bout du fil, un jeune homme lui explique qu’elle doit passer le voir à l’Assurance maladie, qu’il peut l’aider. « J’y étais déjà allée quinze jours plus tôt pour un bilan de santé, poursuit Marie-Louise Contarini. J’étais surprise et inquiète qu’on me rappelle. Sur place, je me suis retrouvée face à Djamel qui m’a dit : “Lors du bilan, le médecin a vu que vous aviez des problèmes de vue et d’audition. On va commencer par les lunettes. Vous allez vous rendre chez l’ophtalmo, vous allez demander des devis et on va regarder ensemble comment on peut les financer.” Quinze jours plus tard, j’avais mes lunettes, et peu après, mon appareil. Je revis ! » Ils sont nombreux, les Français qui, à l’image de Marie-Louise, renoncent à se soigner. D’après une étude de mars 2017 de l’Observatoire des Non-Recours aux Droits et aux Services (Odenore), un quart des assurés sociaux sont concernés. La plupart du temps, c’est parce que l’argent vient à manquer – moins souvent parce que les délais de rendez-vous sont trop longs. Dans 59% des cas, le reste à charge (la part non remboursée) était trop élevé ; dans 32% des cas, les malades ne pouvaient pas avancer les frais. Des malades aux profils variés : jeunes cumulant des petits boulots, retraités, femmes seules avec enfants… Très onéreux, mal remboursés, les soins dentaires sont les premiers à mettre en péril ces petits budgets, suivis par les dépenses d’optique et d’audition. Mais parfois, c’est une simple consultation chez un spécialiste qui peut peser trop lourd dans le portefeuille.
« Or un malade qui n’est pas pris en charge risque de voir son état empirer. Ce n’est bien ni pour lui ni pour la société », martèle Christian Fatoux, le directeur de la Caisse
“J’AI RENCONTRÉ DES GENS HUMAINS, QUI ONT PRIS LE TEMPS DE M’ÉCOUTER ET DE ME GUIDER.” GUY TISSERAND
primaire d’Assurance Maladie (CPAM) du Gard. Cet homme posé n’a pas attendu que ce problème de santé publique s’invite dans la dernière campagne présidentielle pour s’y atteler. Il en a même fait son cheval de bataille. Dans le Gard, le défi est de taille : selon l’Odenore, avec lequel la CPAM travaille étroitement, c’est carrément 30% de la population qui a déclaré avoir renoncé à des soins dans les douze derniers mois ! « Nous sommes l’un des départements les plus pauvres de France, confirme Christian Fatoux. Beaucoup de gens, ici, alternent travail et chômage ou touchent de petites retraites. Souvent, ils ont trop de ressources pour bénéficier de la CMU-C [Couverture Maladie universelle complémentaire, NDLR], mais pas assez pour se soigner. Nous avons donc décidé, en 2014, d’aller à la recherche de ces personnes et de leur proposer un soutien à la carte. »
Mais comment faire ? Comment retrouver ces « décrocheurs » du système de santé? Agents d’accueil, médecins du centre de soins de la Caisse… Tout le personnel de la CPAM a été réquisitionné. « Sortez vos antennes, ouvrez le dialogue avec les assurés, traquez les mots ou les attitudes qui peuvent trahir des situations douloureuses, telles sont les nouvelles directives », explique Anaïs, agent d’accueil, derrière son guichet. Pour resserrer les mailles du filet, le CHU et les professionnels de santé du département ont également été mis dans la boucle. De même que les services sociaux. Généraliste à Calvisson, dans la périphérie de Nîmes, Mathieu Pallancher porte la casquette de « détecteur » depuis dix-huit mois. Résultat : 15 patients adressés à la Caisse. Ce quadra élégant a trouvé le truc pour inciter ses malades à se livrer. Il a pris l’habitude de terminer ses consultations par une petite conversation informelle propice à la confidence. « Depuis, c’est fou le nombre de gens qui me disent, la main sur la poignée de la porte : “Docteur, j’ai aussi un problème de dents, mais c’est trop cher d’aller chez le dentiste” ou “J’aurais besoin de voir un ophtalmo, mais je ne peux pas”. Alors je leur parle du dispositif de la CPAM et je leur remets une des petites cartes roses que la caisse nous a données, sur laquelle figure le numéro du service qui pourra les aider. »
C’est là qu’entre en scène une cellule à l’appellation barbare : la Pfidass, pour PlateForme d’Intervention départementale pour l’Accès aux Soins et à la Santé. Ce récent service de la CPAM du Gard regroupe une vingtaine de conseillers, tous jeunes, tous enthousiastes. A eux de jouer, une fois les « décrocheurs » identifiés – aujourd’hui, ils se partagent 2900 dossiers. Dans leurs bureaux, au même étage que la direction, l’ambiance est studieuse mais bon enfant. Cet après-midi, l’une des dernières recrues, Magali, part à la pêche aux infos, par téléphone, auprès d’une
“C’EST COMPLIQUÉ DE DIRE QU’ON N’A PAS D’ARGENT, MAIS ICI J’AI OSÉ EN PARLER.” BRIGITTE BOUDOUX
femme dont le mari, en arrêt maladie prolongé, est sans soins depuis des semaines. Elle veut comprendre pourquoi. « Parfois, les gens viennent ici, parfois, on les appelle », précise la trentenaire. Elle engage la conversation. Elle a besoin de savoir de quoi souffre exactement cet homme. « J’ai oublié, lui répond son interlocutrice, mais je sais que c’est rare comme maladie. » La voix au bout du fil est lourde de lassitude et d’alcool. Magali insiste. Est-ce une maladie auto-immune? Une maladie orpheline? Ont-ils une mutuelle ? La conversation s’enlise, mieux vaudrait se voir. Elle convient d’un rendez-vous. « Il y a des cas plus simples que d’autres », commente Mathieu, l’un de ses collègues.
Première étape à l’ouverture d’un dossier : exposer leurs droits aux assurés. « Beaucoup ne les connaissent pas, donc ils passent à côté d’aides qui pourraient les sortir de l’ornière, poursuit le jeune homme. Des personnes dont les revenus oscillent entre 800 et 1000 euros par mois peuvent, par exemple, bénéficier d’une “subvention” pour payer une complémentaire de santé, mais très peu le savent. » Deuxième étape : les épauler dans leurs démarches auprès des professionnels de santé et des mutuelles. Il y a le versant purement humain : « On les accompagne chez le médecin s’ils ont peur d’être mal reçus », raconte Djamel, le chouchou de madame Contarini. Et le versant financier : « On leur explique qu’ils ont le droit de négocier des devis avec les médecins et de solliciter les fonds sociaux des mutuelles pour obtenir un financement exceptionnel. Selon leur état, il nous arrive de faire ces négociations nous-mêmes. On relance les médecins, on argumente, on discute. Ces échanges nous permettent souvent d’obtenir une baisse des frais médicaux, notamment en limitant les dépassements d’honoraires. »
Cette relation avec l’assuré requiert tact et sensibilité. « Il faut trouver le bon équilibre, réussir à créer un lien sans être trop intrusif, ni directif, résume Magali. Responsabiliser la personne si besoin, mais ne pas l’assister. » C’est cette humanité bien dosée qu’a appréciée Guy Tisserand, l’un des « rescapés » de la Sécu du Gard. Quand on le retrouve dans le hall de la CPAM, ce quinquagénaire jovial pose pour le photographe, en tee-shirt et bermuda. A un jour près, on le ratait : il s’envole le lendemain pour un déplacement professionnel à Marrakech. « Je gère les relations publiques d’une entreprise de location de chambres d’hôtes haut de gamme », lance-t-il fièrement. Dans une autre vie, il a été restaurateur. « J’adorais mon métier, mais il y a quelques années, j’ai dû mettre mon établissement en gérance à cause d’une récidive de cancer de la prostate. » C’est la spirale infernale : le gérant se révèle être un escroc, le restaurant prend l’eau, notre homme se retrouve sur le carreau. Est-ce l’effet du stress ? Dans la foulée, ses dents se déchaussent l’une après l’autre. « Je passais des entretiens d’embauche la main devant la bouche, vous imaginez le tableau ! » Lors d’un rendez-vous pour un poste de commercial, un homme flashe sur son bagout, son énergie, son dynamisme mais tique sur sa denture. « Il me l’a dit franchement, tout en me faisant comprendre que si je réglais ce problème, il me prendrait. J’ai compris sa réaction, j’aurais eu la même. »
Gêne, orgueil, fierté… Guy Tisserand n’est pas le genre d’homme à demander de l’aide. Il tente de contracter un crédit pour payer le dentiste, la banque refuse parce qu’il a eu un cancer. Au bout du rouleau, il finit par accepter, sur les conseils d’un ami, de pousser les portes de la CPAM. « A l’époque, j’étais vraiment à deux doigts de faire une connerie. Et tout à coup, le ciel s’est éclairci. J’ai rencontré des gens humains, qui ont pris le temps de m’écouter et de me guider. J’ai reçu une aide financière pour souscrire à une meilleure mutuelle. J’ai bénéficié de son fonds social, dont je n’avais jamais entendu parler. Au début, comme je n’allais pas bien, je traînais dans mes démarches. Ma conseillère m’appelait souvent pour savoir où j’en étais. Ça m’a d’abord énervé, puis ça m’a stimulé, et petit à petit, j’ai sorti la tête de l’eau. » Ses soins achevés – « chez un dentiste, pas en clinique, j’ai tenu à limiter les dépenses » – Guy a recontacté l’employeur au franc-parler. L’homme a tenu parole : il l’a embauché. « Je n’aurais jamais imaginé dire ça, mais l’Assurance maladie m’a redonné ma dignité. »
Brigitte Boudoux, une auxiliaire de vie de 60 ans, dit aussi s’être « sentie en confiance » : « C’est compliqué de dire qu’on n’a pas d’argent, mais ici j’ai osé en parler. » Et c’est ainsi que cette femme en invalidité à la suite d’un grave accident du travail aura bientôt l’appareil auditif qu’elle ne pouvait pas se payer. Une lumière dans une vie douloureuse. Epinglés dans les bureaux de la Pfidass, les petits mots d’assurés « repêchés » témoignent également de cette reconnaissance. Sur un courrier, un « Merci » en majuscules est dessiné au milieu d’un coeur. Dans un autre, une femme dit qu’elle n’oubliera pas la main qui lui a été tendue. Djamel, quant à lui, a même reçu un petit cadeau de Marie-Louise Contarini. « C’est gratifiant de se sentir utile, dit-il dans un sourire. Le meilleur moment, c’est quand on entre la date de réalisation des soins dans le dossier de l’assuré. » Un acte qui se produit dans 30% des cas. Peu ? Beaucoup ? Assez, en tout cas, pour que la Caisse nationale d’assurance maladie (CNAM) ait décidé d’étendre le dispositif à toute la France d’ici à mai 2018 (voir encadré). « C’est en brisant la loi du silence autour de ce sujet que nous parviendrons à des résultats encore meilleurs, estime pour sa part Christian Fatoux, le directeur. Plus on en parlera, plus les gens viendront vers nous. Sans honte, ni peur d’être jugé. »