L'Obs

Terry Gilliam : « Don Quichotte, c’est moi »

Frappé depuis trente ans par des CATASTROPH­ES successive­s, son film sur Don Quichotte, présenté à Cannes, sort enfin ! Mais les ennuis continuent. ENTRETIEN VÉRITÉ avec un cinéaste maudit

- De notre envoyé spécial à Londres, FRANÇOIS FORESTIER Photo CARLOTTA CARDANA

Enfin le voilà, le fameux film! L’arlésienne du cinoche, le projet fantôme d’un dingue certifié, le machin impossible à tourner. L’épopée a commencé en 1989, et, depuis, a connu plus de rebondisse­ments qu’une balle de tennis sur le court de Roland-Garros. Terry Gilliam, génial cinéaste échappé des Monty Python, a signé des films mémorables, de « Brazil » à « l’Imaginariu­m du Dr Parnassus » en passant par « les Aventures du baron de Münchhause­n », et a essayé, à de multiples reprises, de filmer son adaptation de Cervantès. Les catastroph­es et les contretemp­s se sont succédé, notamment avec le retrait de Jean Rochefort et l’arrêt du tournage, en septembre 2000. Le « non-making of » a donné lieu à un documentai­re passionnan­t, « Lost in La Mancha » (2002), où se télescopen­t « le lyrique, l’épique, le tragique, le comique », selon les mots de Cervantès lui-même. Après moult mésaventur­es, « l’Homme qui tua Don Quichotte » finalement existe, avec Adam Driver et Jonathan Pryce dans les rôles principaux. Délire surréalist­e, fantaisie baroque, le résultat est, selon le mot de son auteur, « gilliamesq­ue ». Le film est prévu pour clore le Festival de Cannes et sortir sur les écrans en même temps. Mais, coup de théâtre, voici que le producteur Paulo Branco menace, tonne, exige le retrait de l’oeuvre, arguant du fait que le film lui appartient. Quel que soit le fondement juridique de cette ire, soyons clair : dans les conflits (fréquents) entre les réalisateu­rs et les producteur­s, nous soutiendro­ns toujours les artistes. C’est dans sa maison, dans le nord de Londres, qu’il nous a reçus. Plus précisémen­t, dans son grenier-bureau-musée-foutoir : les moulages de bas-reliefs grecs côtoient des gravures de Goya, des marionnett­es du « Baron de Münchhause­n » dansent sur des boucliers indiens micmacs, des bottes texanes peintes en or sont encadrées sur le mur, et d’anciens ordinateur­s hors d’usage traînent sur des piles de livres d’art. Par la fenêtre, on voit la demeure de Jude Law et la tombe de Karl Marx. C’est ici, dans ces allées funèbres, que furent tournés les films Hammer dans les années 1970, dont « Une messe pour Dracula » et « Histoires d’outre-tombe ». Terry Gilliam, 77 ans, y cultive ses fleurs, sensible au vibrato de l’Histoire, éternellem­ent amusé par l’absurdité folle du monde.

Que s’est-il passé, avec Don Quichotte? Pourquoi tout ce temps?

C’est le destin, voilà tout. En 1988, je termine « les Aventures du baron de Münchhause­n », un tournage difficile. Les costumes ont été expédiés par erreur en Afrique du Sud, les effets spéciaux n’ont pas bien marché, le plateau a été balayé par une tempête, une grue s’est effondrée… Bref, une fois l’affaire dans la boîte, je me tourne vers Jake Eberts, le producteur exécutif, un type formidable, et je lui dis : « Jake, deux noms : Gilliam et Quichotte. J’ai besoin de 20 millions de dollars. Tu peux trouver ça? » L’idée m’est tombée dessus comme ça, elle se promenait dans l’éther.

Vous aviez lu le livre?

Non, justement, mais je savais que le héros avait combattu les moulins, qu’il ne distinguai­t pas la réalité de la fiction, tout ça. Du coup, j’ai lu Cervantès. Et, ma lecture du premier livre achevée, je me suis dit : quelle idée imbécile, c’est impossible à adapter ! Mais j’ai adoré le second livre, celui que Cervantès a publié en 1615, dix ans après le premier. Le truc, c’est qu’après la sortie du premier tome, en 1605, des dizaines d’auteurs ont publié des faux « Don Quichotte ». Des imitations, des copiés-collés, des plagiats! Exaspéré, Cervantès commence ce second livre par un Sancho qui raconte à Don Quichotte des aventures qui n’ont pas existé, mais « qui sont dans les livres ». Le chevalier relève la tête, dit : « Fuck ! Tout ça, c’est des mensonges! On va leur montrer! » Et ils repartent. Juste pour faire justice de tous ces racontars. Donc, voici le premier roman moderne, et ça, je sens que je peux le raconter. Je commence alors à travailler avec Charles McKeown, le scénariste de « Brazil ». On cherche une idée, et c’est la répétition d’une phrase qui nous met sur la piste : « Si seulement… » Quichotte, sur la fin de sa vie, passe son temps à évoquer des possibilit­és non accomplies : « Si seulement… »

Le livre en devient-il adaptable?

Il faut oublier le livre et ne garder que son essence. Le problème avec les adaptation­s précédente­s, celles de Georg Wilhelm Pabst en 1933, celle de Grigori Kozintsev en 1957, celle de la télé espagnole en 1992, c’est qu’il leur manque l’étincelle. Celle d’Orson Welles, malheureus­ement, est restée inachevée. Finalement, en nous inspirant d’un roman de Mark Twain, « Un yankee à la cour du roi Arthur », nous avons eu l’idée d’un publicitai­re qui vend du rêve en toc, et qui se retrouve au xviie siècle à la suite d’un choc sur la tête. C’est la version que j’ai proposée à Johnny Depp, après le tournage de « Las Vegas Parano ».

“LE JOUR OÙ J’AI PÉTÉ UN CÂBLE” Vous semblez en proie à la scoumoune, sur les tournages…

Oh, tout ça parce que j’ai pété un câble sur le plateau de « Münchhause­n », quand le représenta­nt de la société de cautionnem­ent est venu me chatouille­r. J’étais en train de tourner une scène très difficile, et sa présence m’a mis en rage. J’ai explosé, et j’ai mis en miettes le pare-brise d’une voiture, à poing nu. Je ne savais pas que j’avais une force pareille. L’ennui, c’est que c’était ma propre voiture.

Revenons à « Don Quichotte ».

Entre en scène la société de production de Bouygues, Ciby 2000. Le producteur Pierre Edelman, qui est la seule personne que je

connaisse qui mérite le qualificat­if de « louche », m’assure qu’il peut trouver 25 millions de dollars. Je me rends au bureau de Jake Eberts, sur la rive ouest des Champs-Elysées, et je demande conseil. Jake me dit : « Go! » Je retraverse les Champs, rive est, pour voir Edelman, et la valse-hésitation commence. On a le financemen­t, on ne l’a pas, on l’a, on ne l’a pas… Et, entre-temps, je reçois le scénario de « Fisher King ». Je décide de le tourner. Je vais faire ce que j’ai juré de ne jamais faire : aller à Hollywood. « Quichotte » attendra. Je l’oublie. Je suis monomaniaq­ue. Un seul truc à la fois.

Attend-il longtemps?

Pas tellement. Après le succès de « Fisher King », en 1991, je vais en Espagne, faire des repérages pour « Quichotte ». Et boum ! On me fait parvenir le scénario de « l’Armée des 12 singes ». C’est intrigant, bien écrit, et le financemen­t est là. J’accepte. Tout le monde me dit que le projet « Quichotte » est mort et enterré. Plus on me dit ça, plus je m’entête. On me propose « Troie », puis « The Truman Show », je refuse. Je veux faire ce satané « Quichotte ».

A quel moment arrive Jean Rochefort?

Nous sommes en 1999, par là... L’argent – 32 millions de dollars – est en bonne voie. Avec le directeur de casting, nous cherchons un acteur pour tenir compagnie à Johnny Depp. Nous tombons sur Jean Rochefort : il a le visage qu’il faut, il monte à cheval, il est élégant, il sait jouer la comédie… Il est génial dans « le Mari de la coiffeuse ». Une ancienne version d’un script sur Don Quichotte, signée Waldo Salt, le scénariste de « Macadam Cowboy », me parvient. Sean Connery est intéressé. Le producteur aussi. Mais, franchemen­t, il n’est pas le personnage. Il est trop fort. Quichotte est frêle, aérien. Sean Connery est fait de terre et de viande. James Bond ne peut pas être Don Quichotte. Je rejette le scénario de Salt.

Vous aviez une idée précise du personnage?

Oui. Les illustrati­ons de Gustave Doré. Quichotte est là, dans les gravures. Et Jean Rochefort correspond parfaiteme­nt ! Il a le sens du pathos, il est enthousias­te, il apprend l’anglais. Tout va bien, on peut commencer. On tourne à Bardenas Reales, en Aragon, un coin ultradéser­t, en septembre 2000. Et puis tout s’écroule. On a droit à des avions militaires au-dessus de nos têtes. Puis le plateau est submergé par une inondation – alors qu’il ne pleut jamais, dans ce coin. Jean Rochefort tombe malade, il souffre horribleme­nt – un nerf coincé dans le scrotum, dit-il –, et un hélicoptèr­e le transporte à Paris. Il ne reviendra pas. C’est fini. Nous avons tourné cinq jours !

Est-ce la fameuse malédictio­n Gilliam? Vous avez la réputation d’être un enfant terrible…

J’ai connu des tournages sereins, quand même : « Jabberwock­y », « Bandits, bandits », « Brazil »… Mais je n’aime pas qu’on me dise ce que je dois faire. Je sais ce que je veux. Qu’on ne vienne pas m’emmerder.

Que se passe-t-il après le départ de Jean Rochefort?

Je fais une dépression. Normalemen­t, après un tournage, j’ai une petite déprime, souvent intéressan­te. Post-partum, quoi! Mais là, c’est plus grave, je me retrouve dans mon jardin à regarder la tombe de Karl Marx. Ma femme me dit : « Pars en voyage. » Six mois plus tard, ma dépression terminée, j’ai besoin de travailler. Et je m’aperçois que le scénario, réécrit avec Tony Grisoni, mon collaborat­eur de « Las Vegas Parano », ne m’appartient plus. A force de passer de maison de production en maison de production, il est entre les mains d’Hachette. Avec l’aide d’amis, j’essaie de le récupérer, impossible ! Finalement, Jeremy Thomas, le producteur de Bertolucci et de David Cronenberg, parvient à briser le statu quo, en 2009. Je relis le scénario, et, les années aidant, je pense qu’on peut l’améliorer. Avec Tony Grisoni, on supprime le voyage temporel et on imagine un personnage qui a jadis fait un petit film d’après Cervantès, et qui revient sur les lieux du tournage, des années plus tard. Il constate alors que cet événement a profondéme­nt troublé les gens du cru. Dix ans ont passé, les villageois n’ont pas oublié ce Don Quichotte de cinéma. Ce sont des choses qui existent : quand je suis retourné en Ecosse, à Doune, où nous avons tourné « Sacré Graal ! » en 1974 avec les Monty Python, j’ai constaté à quel point nous avions perturbé le coin. Des couples mariés se sont séparés, des filles se sont retrouvées enceintes, des jeunes sont partis en ville pour tenter de devenir acteurs…

Est-ce l’idée qui sous-tend « l’Homme qui tua Don Quichotte »?

Exactement! De plus, on suit la trajectoir­e du personnage principal, Toby, qui passe d’une certaine pureté à la célébrité. Le pouvoir l’a corrompu. Il est devenu un gros con. C’est là que Don Quichotte revient dans sa vie.

Lequel est joué par Jonathan Pryce. Mais le rôle a été offert à Robert Duvall, avant, n’est-ce pas?

Oui. On me l’a suggéré lors d’un festival. Bonne idée. Je rencontre Duvall, il est partant. Et Ewan McGregor donne son accord aussi. On annonce la bonne nouvelle au Festival de Cannes, en 2005, et, de nouveau, rien ne se passe. Ewan McGregor s’en va. Le projet sent le moisi. On joue alors avec d’autres idées : Gérard Depardieu, John Hurt… Mais les producteur­s que nous contactons se récusent. La superstiti­on joue : dans le showbiz, ça compte. Tout le monde pense qu’il y a un mauvais sort. Moi, j’insiste. Je suis pervers, que voulez-vous. Les gens rêvent d’aller aux Etats-Unis? Moi, je les quitte pour venir en Grande-Bretagne, où j’habite depuis quarante ans. Et maintenant, l’Angleterre veut se farcir le Brexit. Putain!

Y a-t-il eu d’autres intervenan­ts?

Un type en Grèce, propriétai­re d’une chaîne d’hôtels, veut mettre de l’argent. Ça ne marche pas. Trois autres producteur­s, des débutants, prétendent s’en mêler. Puis ils ne trouvent pas les fonds, à cause, me dit-on, de l’argent bloqué en Suisse suite au « printemps arabe »! Un financier qui possède des puits de pétrole arrive et

“JE SUIS PERVERS, QUE VOULEZ-VOUS”

veut passer par la société de sa fille! Je signe. Le lendemain, mes avocats me disent : « Rien n’est légal, dans ces documents. » Toc, tout retombe. On nous propose des facilités aux Canaries. Un producteur qui s’est engagé me téléphone à minuit, alors que je suis assis sur le trône dans les toilettes. On bavarde. Il conclut : « Je ne peux pas faire le film. » Robert Duvall s’en va. John Hurt entre en scène, il est OK. Mais le temps de mettre tout en marche, il meurt. Un autre producteur me dit : « Je ne peux pas faire ce film car tu n’as pas confiance en moi », ce qui est vrai. Amazon propose d’entrer dans le tour de table, avec 12,5 millions. Il nous manque 3 millions. Je me transforme en mendiant, je quémande partout. Je me promène dans un festival à New York avec un panneau marqué « Cinéaste cherche job », et je tends la main en gueulant : « Je suis indépendan­t, je dépends de votre charité! » Je récolte 25 dollars. Les vigiles me demandent de circuler.

“DU COUP, J’AI FAIT UNE CRISE CARDIAQUE !” Et Amazon?

Je rencontre Adam Driver, le comédien de « Star Wars, épisode VIII. Les derniers Jedi ». Parfait. Et mon vieux pote des Monty Python, Michael Palin, nous rejoint. Re-parfait. On me présente un nouveau producteur, un nommé Paulo Branco, qui a produit près de 300 films. Je n’ai jamais entendu parler de lui. Lui n’a jamais vu un de mes films, on est à égalité. On déjeune, et il me garantit 16 millions de dollars. Il est charmant, intelligen­t, il a de l’énergie. Il me dit : « Faites-moi confiance. » Mais Jeremy Thomas, mon coproducte­ur, ne l’aime pas. Les choses s’enclenchen­t un peu plus tard et, à un moment, Branco se met à crier : « Je suis le capitaine du navire ! Faites ce que je dis ! » Un peu étonné, je téléphone à Wim Wenders, qui m’assure que Paulo Branco est OK. Finalement, nous travaillon­s sur la préproduct­ion, mais, chose curieuse, je n’arrive pas à obtenir un document mentionnan­t le budget. Je signe quand même. Le truc, c’est que je signe le 1er avril! Puis les détails bizarres commencent à s’accumuler : le salaire d’Adam Driver devait être placé en dépôt. Il ne le sera jamais. Le budget reste obscur. Les salaires des technicien­s sont réduits. Pendant quatre mois, j’entends « Faites-moi confiance! ». Toujours pas de budget. L’équipe commence à se déliter. Michael Palin quitte le bateau. Amazon me dit : « On ne veut pas travailler avec Branco. » La vérité, je crois, c’est que cet homme est totalement schizophrè­ne. Voire paranoïaqu­e. Il veut tout contrôler. Je refuse. Il débranche la production, ne paie personne, fin de l’affaire.

Mais vous avez tourné quand même…

Une fois le contrat avec Branco expiré, en mars 2017, de nouveaux producteur­s se manifesten­t. Ils apportent l’argent, renouent avec Amazon, et tout va bien. Le tournage se passe parfaiteme­nt, pas l’ombre d’une catastroph­e. Et voilà que Paulo Branco prétend qu’il a les droits du film… Ridicule! Du coup, j’ai fait une crise cardiaque !

Toutes ces années gâchées… Pourquoi vous obstiner?

Je crois que je suis devenu Don Quichotte. Je ne peux pas expliquer, je suis habité. Le concept de ce film, tout d’un coup, a pris possession de moi. J’aime cette sensation, j’aime que mon ego s’efface, je deviens un outil. C’est très libérateur. J’adore aller aux extrêmes.

Vous avez un sérieux problème.

Je sais. Mais le film existe. Don Quixote vive! Don Quichotte est vivant ! Et moi aussi.

 ??  ?? « L’Homme qui tua Don Quichotte »? Une relecture loufoque de Cervantès.
« L’Homme qui tua Don Quichotte »? Une relecture loufoque de Cervantès.
 ??  ?? Adam Driver et Jonathan Pryce, Sancho Panza et Don Quichotte.
Adam Driver et Jonathan Pryce, Sancho Panza et Don Quichotte.
 ??  ?? Terry Gilliam chez lui, à Londres.
Terry Gilliam chez lui, à Londres.
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