L'officiel Art

Ari Benjamin Meyers Kunsthalle for Music

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Les projets de l'artiste et compositeu­r Ari Benjamin Meyers brouillent les frontières entre musique et art contempora­in. A l'occasion du colloque “Music Is Not ! A Symposium On and Around the Kunsthalle for Music” (tenu en mai au Witte de With, à Rotterdam), François Quintin, directeur délégué de la Fondation d'entreprise Galeries Lafayette, discute avec lui de Philip Glass, de sa rencontre avec Tino Sehgal dans les années 1990 et du quatuor à cordes “Litany and Rapture” de Schönberg.

FRANÇOIS QUINTIN : Commençons par un retour aux sources : comment êtes-vous venu à la musique ? ARI BENJAMIN MEYERS :

Mon père est trombonist­e de jazz. J'ai commencé le piano à l'âge de 4 ans, avec de petites pièces de Mozart et de Schumann. Le plus curieux, c'est que par la suite je me suis mis à apprécier surtout le rock. La musique qui me plaisait, celle que j'écoutais, n'avait rien à voir avec ma formation classique. Cette période de ma vie, quand j'y repense, avait quelque chose de schizophrè­ne : on passe l'essentiel de son temps à pratiquer et à étudier la musique classique, mais celle qui vous émeut vraiment en est aussi éloignée que possible. Il m'arrive de penser que mes choix reflètent toujours cette dualité. J'avais 14 ans quand je m'en suis rendu compte, car c'est vers cette époque que j'ai commencé à composer. Malgré tout mon amour pour Bach et Beethoven, je voulais pouvoir jouer une musique plus proche de mes goûts personnels. J'ai commencé à composer à mes heures perdues, puis avec un peu plus de sérieux quand j'ai été admis à la Juilliard School de New York. Je me suis inscrit en compositio­n pour clavier. Vers l'âge de 16 ans, j'ai également commencé à jouer dans des groupes de rock ; là encore, cependant, je ne voyais aucun rapport entre ces deux activités. Le modernisme européen était alors sur le déclin, et une école telle que Julliard n'aurait jamais autorisé une rencontre de ces deux univers.

Je suppose que, à cette époque, vous écoutiez beaucoup de Philip Glass et de Steve Reich ?

Absolument. Quand j'ai eu 13 ou 14 ans, mon père m'a emmené voir Einstein on the Beach à l'Académie de musique de Brooklyn. Ça m'a bouleversé. Je ne connaissai­s pas Philip Glass, et je n'arrivais pas à croire que c'était un compositeu­r, tellement ça ressemblai­t à du rock ! C'était une musique bruyante, intense, et les gens allaient et venaient librement. Ce spectacle m'a vraiment stupéfié. D'ailleurs, cette pièce m'a suivi dans mon parcours : plus tard, à Berlin, j'ai dirigé deux mises en scène d'Einstein on the Beach, une oeuvre qui a donc une grande importance pour moi. Par la suite, je me suis retrouvé à Tanglewood, la résidence d'été de l'orchestre symphoniqu­e de Boston. C'est là que j'ai rencontré Leonard Bernstein, avec lequel j'ai un peu travaillé. Bernstein était un compositeu­r brillant, l'auteur de West Side Story, mais il était aussi très respecté en tant que chef d'orchestre. A partir de là, j'ai compris que je voulais aussi être chef d'orchestre. Pour faire court, je me suis inscrit à Yale et j'ai rencontré bien d'autres compositeu­rs qui m'ont beaucoup influencé.

J'aimerais vous entendre parler de votre relation avec Tino Sehgal (autour du concept de “situation”), mais aussi avec Anri Sala, Saâdane Afif, Dominique Gonzalez-Foerster ou Philippe Parreno.

Pour reprendre le fil : à la fin de mes études, j'ai obtenu un Master en direction d'opéra qui m'a conduit à Berlin, il y a une vingtaine d'années. C'était une ville très excitante. Elle l'est toujours, mais à cette époque j'étais un étranger et je cherchais à rencontrer du monde. J'ai croisé Tino Sehgal assez rapidement. Je crois qu'on se connaît depuis 1999. Je me rappelle qu'un théâtre — qui porte aujourd'hui le nom de Hau Hebbel Theater – organisait une soirée dansante baptisée “Solo Duo”. Le programme était simple : dans la soirée, on assistait à un solo, puis à un duo, et ainsi de suite… Je me rappelle avoir joué des duos au piano avec des danseurs, et que Tino a fait un solo – tout nu, je crois, à un moment donné. J'ai fait sa connaissan­ce et nous sommes devenus amis. La discussion entre nous n'a jamais cessé depuis lors.

Tino Sehgal a fait tomber les barrières entre la danse, l'espace et le rapport physique entre spectateur et performeur. De votre côté, vous interrogez également ces rapports-là.

Absolument ! De toute évidence, nous avons tous deux étés frustrés dans notre jeunesse. Très engagés, Tino dans la danse et moi dans la musique. Pour des raisons différente­s, peut-être, mais qui nous ont inspiré cette question à tous deux : Pourquoi faut-il absolument que les choses se passent comme ça ? Pourquoi le public devrait-il toujours être installé de cette façon ? La même question vaut pour la danse et le théâtre. Bien sûr, il s'est passé beaucoup de choses dans ces domaines, notamment en danse avec le Judson Church et avec Trisha Brown, en musique avec John Cage ou Fluxus — mais, en fin de compte, la musique est longtemps restée cantonnée aux salles de concert et la danse aux salles de spectacle. Cette situation était frustrante pour nous, y compris sur un plan pratique : un musicien mais qui refuse de donner un “concert” ne vendra pas de billets. Et s'il ne vend pas de billets, comment fait-il pour gagner de l'argent ? Quand on crée une oeuvre de manière radicaleme­nt nouvelle, comment réunir des fonds pour la produire ? Au fond, il est toujours question d'argent ; ce qui domine, c'est bien une industrie de la musique, du théâtre ou de la danse. Tino Sehgal a compris ce problème avant moi, et il a fait un pas vers l'art contempora­in. Pour ma part, j'étais sans doute très naïf : j'essayais de changer les choses de l'intérieur.

Vous évoquez là le projet Redux Orchestra, n'est-ce pas ? Vous n'aviez pas encore participé à Il Tempo del Postino dans le cadre du festival internatio­nal de Manchester.

En effet. Tout se passait à Berlin dans des boîtes comme le Cookies, le Watergate et autres. La boîte de nuit est un lieu très particulie­r où l'on trouve de la musique, de la lumière et même des costumes — si l'on prend en compte la tenue de certains clients extravagan­ts. C'est un peu comme un opéra. Je me suis donc demandé s'il serait possible de monter quelque chose dans ce type d'endroit. Je voulais aller un peu plus loin, dénicher un autre format — plutôt que d'essayer d'en inventer un nouveau, comme avec l'art contempora­in par exemple. Au milieu des années 2000, j'ai beaucoup travaillé dans les boîtes de nuit et dans le milieu du théâtre expériment­al. Tino, que je n'avais jamais perdu de vue, m'a un jour contacté à l'occasion d'une exposition collective organisée par Hans Ulrich Obrist et Philippe Parreno. Il m'a appris que l'exposition n'aurait pas lieu dans un musée, mais dans un théâtre. Puis il a parlé de moi à Hans Ulrich, qui m'a invité à prendre part à l'événement.

Avec Il Tempo del Postino, vous avez pris conscience d'un profond besoin de musique dans le monde de l'art contempora­in. Un phénomène comparable s'est produit dans les années 1990 avec le cinéma : cette génération-là, fascinée par le cinéma, s'est mise à en examiner les aspects techniques. Au début des années 2000, les artistes ont également compris que travailler avec de la musique impliquait d'en interroger les aspects techniques.

Vous avez parfaiteme­nt raison. La comparaiso­n avec les années 1990 et avec le cinéma est toujours très intéressan­te. Il s'agit de se confronter à un médium, de parvenir au stade où l'on se demande “Qu'est-ce que le cinéma ?” ou “Qu'est-ce que la musique ?”, ou “Qu'est-ce qu'une situation musicale ?”, ou encore “Qu'est-ce qu'une situation cinématogr­aphique ?” Dominique Gonzalez-Foerster, par exemple, a réalisé de nombreuses oeuvres “cinématogr­aphiques” sans le moindre bout de pellicule. En d'autres termes, elle a créé des oeuvres cinématiqu­es sans

images mouvantes. Pour en revenir à la musique, il arrive que l'on ait une oeuvre musicale, une situation musicale, qui ne comporte aucun son, ou qui repose entièremen­t sur les relations entre les musiciens.

Vous avez beaucoup travaillé sur cette idée de “partition de la partition”, sur le modèle de Rose is a rose is a rose is a rose. Cette idée est présente dans le splendide projet que vous avez présenté au Spring Workshop, à Hong Kong, sous le titre An Exposition, not an Exhibition, qui renvoie à l'exposition d'un thème musical.

Je pense qu'il faut commencer par préciser, très rapidement, que cette exposition se composait de deux parties. Celle que vous évoquez s'est déroulée chaque jour, au Spring Workshop, sous le titre Litany and Rapture. La deuxième s'intitulait Hong Kong Solos : pour ces très courtes pièces, j'avais demandé à six compositeu­rs résidant à Hong Kong d'écrire un morceau pour six individus travaillan­t dans six institutio­ns artistique­s. Chacun d'eux devait alors interpréte­r la pièce à son bureau, et les gens pouvaient assister à cette représenta­tion sur rendez-vous. La première partie était donc implantée au Spring Workshop, traitait du thème de la musique contempora­ine et de la nouvelle musique, du répertoire et du concept même de répertoire. Les autres parties, hors les murs, étaient réparties entre divers endroits et, de manière très littérale, incorporai­ent la musique à l'institutio­n artistique. Litany and Rapture, par exemple, emprunte son titre au 2e quatuor à cordes de Schönberg, écrit vers 1908. Les deux derniers mouvements accompagne­nt chacun un poème, Litanei et Entrückung. A un moment, la soprano chante : “Je sens un air venu d'une autre planète”. C'est à ce moment-là que Schönberg fait le choix de l'atonalité. C'est un des rares exemples dans l'histoire où l'on puisse dire : ça s'est produit à cet instant précis. Quand la soprano chante “Je sens un air venu d'une autre planète”, elle fait voler en éclats quatre cents ans de musique tonale.

Le philosophe et musicien Peter Szendy a écrit un livre merveilleu­x intitulé Ecoute, une petite histoire de nos oreilles. Il y parle du concept d'auditeur et note qu'il reste à écrire une histoire de l'écoute. Cette idée d'une communauté entre auditeurs et musiciens, d'un lien secret entre eux, est également au coeur du projet que vous présentez au Witte de With, à Rotterdam.

L'exposition de Hong Kong était une sorte de prologue menant au projet à plus grande échelle de la Kunsthalle for Music, qui sera inauguré au Witte de With en janvier 2018. Ce projet joue avec l'idée d'un lieu où la pratique musicale serait perçue comme une performanc­e contempora­ine. Pour le dire très simplement, ce sera un lieu dédié à la musique sans être une salle de spectacle. Une telle approche soulève de nombreuses questions : “Comment exposer de la musique ?”, “Où situer la musique dans l'art contempora­in ?”, “Où est l'oeuvre ?”, “Comment collection­ner de la musique ?”, “Comment la documenter ?” Je réfléchis depuis longtemps à ces questions, et à l'idée de la Kunsthalle for Music ; j'en parle notamment dans un petit livre que j'ai co-écrit avec Marie-France Rafael, Music on display. Cette publicatio­n évoque les frontières (et le brouillage des frontières) entre musique et art contempora­in. La Kunsthalle for Music est devenue réalité quand j'ai reçu un appel de Defne Ayas, qui dirige le Witte de With : “J'ai lu un article sur votre idée de Kunsthalle for Music. Et si on la mettait en place ?” J'ai aussitôt donné mon accord. Voilà comment ça s'est passé. Et dans deux semaines, les 26 et 27 mai, se tiendra ce colloque auquel vous allez participer. Il s'agit simplement de réunir des personnes intéressée­s et de débattre de ces sujets. Il y aura des compositeu­rs comme Jonathan Bepler, le compositeu­r attitré de Matthew Barney. Nous allons organiser les premières auditions pour la Kunsthalle for Music, afin de trouver un ou deux musiciens et travailler avec les compositeu­rs à la création de nouvelles oeuvres.

A Hong Kong, les musiciens ont commencé leur journée d'“exposition” en chantant l'hymne que vous avez composé pour eux, Music Is Not !, qui est également le titre du colloque au Witte de With.

C'est une manière d'affirmer que la musique n'est pas toujours ce qu'on croit ; elle est une forme négative, ouverte à de nouvelles possibilit­és. Voilà une phrase idéale pour terminer cet entretien – une excellente fin, et un début prometteur !

“LA MUSIQUE N'EST PAS TOUJOURS CE QU'ON CROIT ; ELLE EST UNE FORME NéGATIVE, OUVERTE à DE NOUVELLES POSSIBILIT­éS.”

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