L'officiel Art

Senga Nengudi

Par Danielle A. Jackson Senga Nengudi (née en 1943), compte parmi les performeus­es de la côte Ouest les plus originales de sa génération. Elle a grandi à Los Angeles à l’époque des émeutes de Watts, entre luttes raciales sans merci et revendicat­ions fémin

- par Danielle A. Jackson

DANIELLE A. JACKSON ENSEIGNE LES ARTS INTERDISCI­PLINAIRES AU WALKER ARTS CENTER, À MINNEAPOLI­S. À VOIR “SENGA NENGUDI. IMPROVISAT­IONAL GESTURES” EST PRÉSENTÉE AU DEPAUL ART MUSEUM DE CHICAGO JUSQU’AU 10 DÉCEMBRE.

Approchez-vous de quelqu’un et suggérez-lui d’accomplir tel ou tel geste au creux de l’oreille : ferme les yeux, tire la langue, recule tes fesses. Cela fait, l’exécutant traversera la pièce à son tour pour aller souffler un geste à quelqu’un d’autre, et ainsi de suite. Au soir du 5 juin 1980, à Los Angeles, l’artiste Senga Nengudi a envoyé à la galerie Above Midtown un télégramme Western Union avec ces instructio­ns, à l’occasion du vernissage d’Outlaw Aesthetics, l’exposition inaugurale de la galerie dans son nouvel espace. Ce happening expériment­al (qui rappelle des événements similaires orchestrés par Claes Oldenburg, Allan Kaprow, Marta Minujín ou Yayoi Kusama dans les années 1960 et 1970) tient de l’action collaborat­ive improvisée, empreinte d’une forte indétermin­ation, et produit une performanc­e où alternent des phrases gestuelles qui se répondent sans être coordonnée­s. Certaines sont brèves et banales (étendre les bras, cligner des yeux), d’autres plus ambitieuse­s (arpenter la pièce et scruter les contours du terrain). A mon sens, chaque phrase vient prolonger ou compliquer la précédente, et la séquence pourrait se poursuivre à l’infini. Cette ouverture souligne la collaborat­ion qui s’opère entre les instructio­ns et les participan­ts – entre la propositio­n de Nengudi, le corps et la musique qui en découle, c’est-à-dire le rythme ritualisé. En lisant le télégramme dans une vitrine de l’exposition “We Wanted a Revolution”, aujourd’hui abritée par le Brooklyn Museum, j’ai été frappée par la signature de l’artiste – “Subtly Senga” –, une formule toute simple qui rend parfaiteme­nt compte de la complexité de son oeuvre. Nengudi est une artiste qui avance au rythme de son propre tambour, avec des gestes simples mais compliqués, délicieuse­ment exécutés et défiant les catégories. Surtout connue pour ses sculptures très élaborées en bas nylon, Nengudi, comme le fait remarquer Ellen Tani, a toujours dialogué avec d’autres formes possibles. Sa pratique interdisci­plinaire s’inspire de rituels africains, des actions du collectif japonais avant-gardiste Gutai, du théâtre Nô et du kabuki, du buto, du jazz et de l’assemblage – parmi bien d’autres sources. L’artiste y incorpore la technique musicale de la question-réponse, et se demande avec constance : qu’est-ce

qu’avoir un corps qui existe dans et entre divers contextes ? Si Nengudi s’est imposée comme artiste à l’occasion du mouvement pour les droits civiques, des rébellions de Watts et de la deuxième vague féministe, elle n’a jamais cherché à produire une oeuvre ouvertemen­t politique ou féministe (ce qui ne revient pas à dire que le politique ne joue pas de rôle dans son oeuvre). Elle préfère élaborer une poétique de l’abstractio­n, et mettre en avant les concepts de matérialit­é, de musicalité, de spirituali­té et de corporéité. Elle conçoit la musique comme un guide et comme une composante essentiell­e de la communicat­ion dans la culture africaine et afro-américaine, notamment en ce qu’elle permet de donner corps à l’oppression, et s’appuie sur l’un des grands principes du jazz : l’improvisat­ion, qui invite les musiciens à se répondre librement pour créer des compositio­ns collaborat­ives. Elle aime à citer Shadow and Act (1964) de Ralph Ellison : “Tout véritable moment de jazz […] surgit d’une lutte où chaque musicien défie tous les autres, où chaque envol de soliste, chaque improvisat­ion, représente […] une définition de son identité ; en tant qu’individu, en tant que membre d’une collectivi­té, en tant que lien dans la longue chaîne de la tradition.” Nengudi cherche toujours à atteindre ce véritable moment de jazz – cet échange entre individus qui incite le corps collectif à s’élever toujours plus haut, jusqu’à une conscience commune du pouvoir des relations et des traditions sociales. Voyez par exemple la première performanc­e longue de Nengudi, Ceremony for Freeway Fets (1978), un projet d’art public financé par une bourse fédérale (CETA), la Brockman Gallery et le ministère des Transports de Californie. En mars 1978, un groupe d’artistes connus sous le nom de Studio Z s’est rassemblé sous un pont d’autoroute de West Pico Boulevard, à Los Angeles, pour activer l’installati­on Freeway Fets de Nengudi – un dense entrelacs de bas nylons enveloppan­t des colonnes de béton. Pour citer Nengudi : “Certaines formes figuraient l’énergie masculine, d’autres l’énergie féminine. Sur une colonne, j’ai inscrit les noms de nos enfants ; sur une autre, ceux de nos ancêtres, de nos proches, de nos amis, dont certains ont succombé à cette maladie qu’est le fait d’être Noir aux Etats-Unis.” Dans ce rassemblem­ent non chorégraph­ié, totalement improvisé, certains participan­ts ont eu l’idée de porter les sculptures de Nengudi sur leur tête (Franklin Parker) ou en guise de masque sur leur visage (RoHo). Pendant ce temps-là, des étudiants et des artistes formant un petit orchestre se sont mis à jouer du saxophone, de la flûte, du tambour et d’autres instrument­s moins traditionn­els. L’événement évoquait les performanc­es de jazz de l’Art Ensemble de Chicago, ou l’Arkestra de Sun Ra, dans sa manière de mettre en relief une expérience de théâtre total incorporan­t la danse, la musique et les costumes. Bien qu’elle s’appuie sur les bases de l’improvisat­ion et de sa structure organisati­onnelle, cette oeuvre reflétait aussi des pratiques rituelles. Nengudi souhaitait que l’installati­on évoque des souvenirs latents d’objets-talismans aux vertus curatives, si bien qu’elle partageait certaines convention­s esthétique­s des cérémonies masquées d’Afrique de l’Ouest, par exemple le Gèlèdé yoruba. Elle-même masquée et portant un bâton de bois, Nengudi jouait le rôle de l’esprit harmonisat­eur, sorte de passerelle entre deux entités adverses : l’esprit femelle (Maren Hassinger) et l’esprit mâle (David Hammons). Ayant fait l’expérience de fortes tensions – alimentées par le système patriarcal – entre femmes et hommes noirs dans les années 1970, au sein et en dehors de son cercle artistique, Nengudi s’est efforcée de les réunir symbolique­ment, de les élever, de permettre aux deux énergies de se rejoindre. En amont de l’événement, elle a commencé par purifier l’air avec une palme, des paroles et de l’eau. Saisis par la mise en scène de cette cérémonie, certains spectateur­s ont déclaré plus tard qu’elle mêlait la sensibilit­é africaine à des inspiratio­ns japonaises. Nengudi a poursuivi ses expérience­s avec des musiciens, avec l’actionnism­e et avec le corps, par exemple dans Air Popo (1981). Pour cette performanc­e à Just Above Midtown/Downtown, elle a collaboré avec la danseuse Cheryl Banks et le compositeu­r Butch Morris, surtout connu pour sa méthode de la “conduction” – Morris dirigeait un ensemble d’improvisat­ion avec des gestes de la main et une baguette de chef d’orchestre, jusqu’à produire une forme d’imaginatio­n collective. Les images qui nous restent de cette performanc­e montrent Nengudi avec des objets du quotidien, comme du ruban de masquage collé sur son corps. Une mince bande de store de fenêtre s’enroule sur toute la longueur de sa colonne vertébrale et recouvre en partie son visage. Sous un chapeau en lamelles de store vénitien, elle porte un justaucorp­s, des bas nylons et un kufi en crochet. Son corps est parallèle au sol, ses bras sont tendus en arrière comme si elle allait prendre son envol, à la fois rivée au sol et suspendue en l’air. Lors de l’événement, Morris jouait de son cornet à pistons dans un coin de la pièce. Nengudi s’est longtemps intéressée au ruban de masquage, qui évoque les travaux manuels ; elle l’a utilisé pour marquer l’emplacemen­t des corps dans une oeuvre de la même époque, Masking It (1978, 1981). Dans cette performanc­e, elle déchirait des morceaux de ruban et les collait sur son corps, puis exécutait une série de mouvements dans son atelier plongé dans le noir. La quasi totalité des oeuvres de Nengudi, d’une manière ou d’une autre, montre qu’elle est venue aux arts visuels par la danse, y compris ses célèbres pièces en bas nylon, comme R.S.V.P. (Répondez s’il vous plaît), dont la série se poursuit depuis 1976. L’artiste remplit parfois ses bas avec du sable, ou en étire plusieurs paires à travers l’espace de la galerie, ou de son atelier, formant une toile d’araignée géante, ou encore les active en recourant à des performeur­s comme Maren Hassinger, avec qui elle collabore de longue date. Dans une performanc­e, on a pu voir Hassinger manipuler la force extensible du bas nylon par ses gestes, rendant visible le transfert d’énergie entre le corps et la matière, dont elle donnait ainsi à voir l’interdépen­dance. Ce qui attire Nengudi dans ce médium, c’est qu’il rappelle la flexibilit­é du corps humain d’une manière qui peut être à la fois abstraite, directe, ou à mi-chemin entre les deux. Peu cher, facile à trouver en magasin, il peut acquérir une présence envoûtante quand il rappelle le corps d’une occupante (réelle ou imaginaire). Par son intitulé, R.S.V.P. interpelle le spectateur et l’invite à “répondre”, à participer, et par là à perturber les convention­s qui régissent d’ordinaire notre interactio­n avec l’objet d’art. Les pièces performées compliquen­t la relation entre spectateur et objet d’art, entre participat­ion et participat­ion active. L’interactio­n humaine est indissocia­ble du sens même de l’oeuvre (même si, en pratique, le visiteur du musée ou de la galerie n’a pas le droit de toucher les objets). La présence d’un sujet vivant est également évoquée dans l’oeuvre la plus récente de Nengudi, l’installati­on A.C.Q. (2016-2017), qui lui a été commandée pour la Biennale de Venise. On y retrouve certains éléments de R.S.V.P., notamment le bas nylon, mais aussi des objets trouvés industriel­s et des ventilateu­rs. Des paires de bas nylon étirés côte à côte vibrent subtilemen­t comme les cordes d’une harpe. Les sons nuancés émis par les ventilateu­rs s’engouffren­t dans l’espace. En voyant onduler ces matériaux, les spectateur­s observent de fait une danse aux variations subtiles. Comme pour toutes les oeuvres mentionnée­s plus haut, qu’il s’agisse d’objets d’art, de performanc­es ou d’un mélange des deux, le visiteur assiste à une improvisat­ion sans fin, où Nengudi manipule poétiqueme­nt les matériaux et le mouvement comme un musicien manipule les notes de musique. Senga Nengudi, A.C.Q. (I), (détail), 20162017, installati­on : framents de réfrigérat­eur, climatiseu­r, ventilateu­r, collants nylon, sable.

 ??  ?? Page précédente, Senga Nengudi, Masked Taping (1978-79) tirage argentique, édition de 5 (+1 épreuve d’artiste), détail du triptyque, 101,60 x 68,58 cm. Ci-dessus, Senga Nengudi, Performanc­e Piece (1978), tirage argentique, édition de 5 (+1 épreuve d’artiste), détail du triptyque, 80,02 x 101,6 cm.
Page précédente, Senga Nengudi, Masked Taping (1978-79) tirage argentique, édition de 5 (+1 épreuve d’artiste), détail du triptyque, 101,60 x 68,58 cm. Ci-dessus, Senga Nengudi, Performanc­e Piece (1978), tirage argentique, édition de 5 (+1 épreuve d’artiste), détail du triptyque, 80,02 x 101,6 cm.

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