L'officiel Voyage

Le vide et Le plein

- TEXTE JEANNE PROPECK PHOTOS JONATHAN FRANTINI

DES GRATTE-CIEL D'OULAN-BATOR AUX YOURTES DE LA STEPPE, NOUS SOMMES ALLÉS à LA RENCONTRE DU DERNIER GRAND PEUPLE DE PASTEURS NOMADES. VOYAGE FANTASTIQU­E AU PAYS DU LOUP BLEU.

La steppe entre par le hublot. Un peu marron, rêche, sèche. Le printemps n'a pas encore fait éclater sa verte insolence. On se demande pourquoi l'avion bouge autant au-dessus d'un paysage si tranquille. Peu à peu s'avancent des clôtures, des baraques aux toits colorés. Et puis soudain : Oulan-bator. Aéroport Gengis Kahn. L'immense, l'archétypal­e, l'homme du Millénaire – comme l'a surnommé le Washington Post – nous ouvre les portes de son territoire. Temudjin, il s'appelait, enfant. On lui racontait alors que son pays était né de l'union d'un loup bleu et d'une biche fauve. Mais le guerrier nomade, fondateur charismati­que de la Mongolie moderne, préférait la conquête aux contes. Il fit trembler l'asie centrale et l'europe médiévale et fonda un empire qui, à son apogée, allait de la Corée au Danube. Puis la roue tourna. Les contours de la Mongolie bougèrent, passèrent tour à tour sous la coupe des Ming chinois, des Qing mandchous, de l'armée rouge russe. Enfin, dans les années 1990, après la dislocatio­n de L'URSS, le peuple mongol a renoué avec ses racines ancestrale­s. On a déboulonné les idoles soviétique­s et Gengis Khan a retrouvé sa place sur l'autel national. On arrive dans l'immense, donc. Immensité d'un pays grand comme trois fois la France, pris en étau entre deux autres mastodonte­s que sont la Russie et la Chine, où la densité de population est la plus faible au monde, et où vit le dernier grand peuple de pasteurs nomades.

Gengis Town

L'arrivée à Oulan-bator a de quoi surprendre. La ville, ne rassemblan­t pas moins que la moitié de la population du pays (soit environ 1,5 million d'habitants), est un maelström fumant, klaxonnant, poussiéreu­x, embouteill­é à toute heure. Un chaos urbain où le brutalisme soviétique cohabite avec des ensembles type HLM chinois, quelques beaux temples bouddhiste­s rescapés des purges stalinienn­es des années 30, des centrales thermiques très actives, des malls neufs, des projets arrêtés, d'autres parfaiteme­nt terminés et attestant de l'essor du pays. Tel l'imposant hôtel Shangri-la et ses nombreux équipement­s de pointe, dominant la ville et les montagnes alentour où s'étirent, vers le nord, les tristement célèbres ger districts (quartiers de yourtes), ces bidonville­s aux chemins de terre où s'asphyxient chaque hiver des milliers de familles prises dans les fumées toxiques de leurs poêles à charbon, faisant de UB (Ulaan-baatar) une des villes les plus polluées au monde. Ces quartiers sont peuplés d'anciens nomades chassés de la steppe par les dzud, ces hivers particuliè­rement rigoureux pouvant décimer des troupeaux entiers – celui de 2000-2001 a anéanti dix millions d'animaux. Ils se retrouvent donc là, néosédenta­ires, échoués sur un lopin de terre auquel ils ont droit mais qui ne leur garantit rien. Un peu circonspec­te par ce premier constat, le regard perdu dans le grand parc d'attraction aux couleurs blafardes qui s'offre à la vue de la chambre du 15e étage, on se demande ce que l'on va trouver derrière cette ligne de montagnes brunes qui encercle la capitale. Dessiné sur le flanc de l'une d'elle, le portrait géant de Gengis Khan. Il nous somme d'aller voir de l'autre côté de l'horizon.

Océan vert

Après une bénédictio­n matinale dans la grande yourte de la félicité au monastère bouddhiste de Gandan, nous quittons UB en direction du Khangaï Sud, à environ 250 kilomètres. Une fois sortis des faubourgs et passés les immenses cimetières recouvrant la montagne, la route asphaltée se déroule comme un ruban. Peu de transition entre la ville et la campagne. On est vite immergé dans la steppe, vallonnée, aride, qui se déplie sans cesse, laissant poindre d'autres étendues, d'autres reliefs, plus vastes encore. On se dilue dans le paysage. Les premiers troupeaux apparaisse­nt, broutant une végétation pauvre et clairsemée. Le ciel est comme exagéré et le vent continuel assèche tout. Des camions bâchés et chargés à bloc s'en vont dans le lointain, zigzaguant entre les nids de poule et soulevant derrière eux un long nuage de poussière. Parfois, une yourte, seule à des kilomètres à la ronde, vient nous dire humblement que l'homme est là. Après quatre heures de route monotone, le chauffeur braque soudain sur la gauche comme s'il sautait par la fenêtre. Il s'échappe du bitume pour retrouver son élément : la piste, molle, mélange de sable et d'herbe. Le 4x4 tangue, cahote, rebondit, trace droit devant sans que l'on sache quelle direction il suit. Et puis le camp de yourtes Sweet Gobi apparaît enfin, tel un mirage. Un chapelet blanc posé sur un tapis d'herbe piqué de fleurs sauvages, entouré des dunes de sable d'elsen Tasarkhai. Au loin, les monts violines du massif Khogno Khan se découpent dans l'azur. Notre premier camp de base dans la découverte du centre de la Mongolie est comme une oasis en plein désert. Des kilomètres sans croiser âme qui vive et soudain quelqu'un vous tend une petite serviette parfumée et un bol de lait. Une vingtaine de yourtes immaculées sont dressées là, dans un paysage sans limites. On aurait vite tendance à virer derviche tourneur ici. La tentation incontrôla­ble de faire des tours sur soi-même pour attester d'un 360 degrés vertigineu­x. Calme total. Brise légère. Chaleur douce. à l'horizon, un troupeau avance. Cette séquence a peut-être mille ans.

Microcosmo­s

L'installati­on sous la yourte a quelque chose de parfaiteme­nt réjouissan­t. Une saveur d'enfance, un genre de cabane retrouvée. à la fois confortabl­e et spartiate, elle est la juste réponse aux aspiration­s de l'âme et aux besoins du corps. Cela se confirme dans l'après-midi quand nous rendons visite à Monsieur Khuyagaa, installé non loin de là. Il est berger et possède un troupeau de deux mille têtes de quatre museaux (chèvres, moutons, chevaux et vaches – le cinquième museau étant le chameau). C'est son épouse et l'une de ses filles, jeune maman, qui nous reçoivent d'abord. On découvre alors comment s'organise la vraie vie de famille dans ces vingt-cinq mètres carrés. Une rotondité codifiée, quatre points cardinaux fonctionne­ls et un chauffage central : la yourte mongole est un monde qui tourne. En général : porte au sud, invités au nord, papa à l'ouest, maman à l'est (du côté de l'ouverture du poêle), et l'on déplie où l'on peut des matelas d'appoint pour les enfants, souvent nombreux. En guise de décoration, quelques tapis, des photos de famille et du dalaï-lama, des médailles et trophées gagnés lors du Naadam (la grande fête annuelle où sont pratiqués les trois sports virils : course de chevaux, lutte et tir à l'arc), mais aussi le téléphone et la télévision posés sur le coffre à deels, l'habit traditionn­el. Et partout dissimulée­s dans le treillis de la structure, les menues affaires du quotidien. à côté du poêle, un panier de bûches et de bouses séchées. Sur la table basse centrale, un plat de crème fraîche épaisse dont on fait des tartines, du yaourt tiède, du thé salé, des bonbons, des biscuits. Quand il franchit la porte de la yourte, Monsieur Khuyagaa doit se plier au moins de moitié. Une fois entré, il se déploie et nous salue, son large sourire illuminant un visage de vieux bois. Sa femme, assise sur le lit, veille sur le sommeil de son petit-fils qui dort fesses nues, laissant découvrir la fameuse tache bleutée des Mongols. L'homme, vêtu de son deel et d'un bonnet de laine, sort sa tabatière et, d'un seul mouvement de la main droite, l'échange avec celle d'un invité. Chacun prise un peu du tabac de l'autre. Courtoisie rituelle. La période du peignage des chèvres cachemire est terminée. Monsieur Khuyagaa semble satisfait. Bientôt, la famille pliera la yourte et ira s'installer ailleurs. D'un geste lent, il range sa pipe dans sa botte. L'hiver peut venir, le vent du Baïkal déferler, la chaleur estivale tout écraser, rien ne perturbera l'écosystème de la ger, ce microcosme de bois, de toile et de feutre, simplement posé au sol, glissant dans la steppe infinie. Et ne laissant derrière elle aucune trace.

Pastorale mongole

De retour au camp Sweet Gobi, les étoiles s'invitent au son des chants diphonique­s, du morin khuur (vièle à tête de cheval), de la cithare et de la flûte traversièr­e. Quelques musiciens débarqués d'oulan-bator et

accompagné­s d'une toute jeune contorsion­niste nous font le plaisir d'un live au coucher du soleil en plein désert… Quand le froid du soir nous fait regagner la yourte, le poêle est allumé et quatre petites serviettes bouillante­s parfumées à l'huile essentiell­e de pin nous attendent sur la commode. Ici, le luxe est écologique et frugal. Ni eau courante ni électricit­é bien sûr. La toilette se fait “à l'ancienne”, matin et soir. Une fois lavé et réchauffé par la couverture en laine de chameau, on peut souffler la bougie. Le lendemain matin, sous un ciel toujours aussi bleu, nous partons à la rencontre d'autres nomades. Notre caravane de chevaux et de chameaux de Bactriane – passableme­nt laids au printemps où ils perdent leur généreuse toison hivernale par plaques – nous mène à travers dunes et pâturages vers une rivière limpide où chèvres et moutons, avec tous leurs petits, s'abreuvent sous l'oeil des bergers munis de leur urga, longue perche de bois et corde servant à attraper les bêtes. De temps en temps, une tache blanchâtre sur l'herbe attire le regard : un crâne, des côtes, une carcasse entière d'animal… Longtemps, les nomades ont fait de même avec les êtres humains. Pas de sépulture, les morts étaient simplement laissés au sol, rendus à la steppe, comme un juste retour des choses. Un peu plus loin, le soleil fait scintiller un petit lac translucid­e où se rafraîchis­sent des chevaux et des grues demoiselle­s. Descendus de leurs montures, les bergers entament une partie d'osselets. Nous quittons cette pastorale mongole pour un tout autre décor, lunaire et granitique, à quelques kilomètres de là, sur les flancs du Khogno Khan où se trouve le petit monastère de Hambiin Hiid, habité l'été par quelques moines. C'est Madame Altaa, vivant à côté, qui nous ouvre les portes du lieu sacré reconstrui­t dans les années 1990, lorsque la liberté religieuse a été restaurée. Le monastère originel, construit au XVIIE siècle, fut détruit pendant les purges soviétique­s (la quasi totalité des sept cents monastères du pays furent anéantis sous Staline, les moines exécutés ou déportés en Sibérie). Le bouddhisme, importé du Tibet au XVIE siècle, est la religion majoritair­e en Mongolie. Deux génération­s ont été interdites de culte, mais les temples encore debout, ou rebâtis, attirent de nouveau la population; d'ailleurs, la dévotion au dalaï-lama n'est pas sans poser quelques problèmes avec la Chine, principal client et deuxième fournisseu­r de la Mongolie. Il n'empêche, une très jolie photo du leader tibétain, enfant, trône dans le temple des Cinq Dieux Célestes, parmi les petits monticules d'orge et de beurre jaune, entre ciel et terre.

Out of the blue

Nous redescendo­ns de ces montagnes granitique­s et reprenons la route en direction de la vallée de l'orkhon. En chemin, nous nous arrêtons dans une famille de bergers qui fabrique aussi du feutre. à notre arrivée, deux hommes sont en train de battre vigoureuse­ment la laine brute disposée en paquets sur une toile posée sur l'herbe, afin de désolidari­ser les fibres. Ensuite, hommes, femmes et enfants la mouillent généreusem­ent, puis l'enroulent et ficèlent le tout. Ce rouleau est ensuite harnaché à un cheval qui le fait aller et venir une heure environ dans la steppe pour en évacuer l'eau et compacter la laine. L'unesco est très investie dans la conservati­on de la tradition du feutre et des techniques ancestrale­s de la main, l'étoffe a même sa fête nationale, le 22 juillet. Pendant que le cheval bat la campagne avec son rouleau de feutre, on goûte au méchoui de chèvre cuit à l'étouffée avec pierres chaudes et légumes. La viande est fraîche, forte. Le soleil tape dru. Nulle ombre. C'est avec une certaine envie de se mettre “au frais” sous la yourte qu'on se remet en chemin pour notre deuxième camp de base que nous ouvre Frédéric Roman-hauduroy, propriétai­re de Sweet Gobi et Ursa Major. Grand connaisseu­r de la Mongolie qu'il fréquente depuis une vingtaine d'années, ce Français a arpenté le pays deux ans durant pour trouver des lieux où installer ses géolodges, des sites à la fois remarquabl­ement beaux et bien situés pour qui veut découvrir la partie centrale du pays, la plus riche en matière de vestiges archéologi­ques et historique­s, dans un pays qui en a gardé si peu. Ursa Major est situé sur un plateau dominant la rivière Orkhon et entouré de moyennes montagnes à pertes de vue. L'endroit est époustoufl­ant. Des petits chevaux sont à dispositio­n pour aller, aller où ? Peu importe, il n'y a aucun repère ni devant ni derrière, pas davantage sur les côtés, rien que l'infinie beauté qui enveloppe et ce souffle d'air qui anime. La nuit tombée, on se plante sous les étoiles. La station spatiale internatio­nale dans sa ronde traverse nos orbites. Rideau.

Grandeur et survivance

C'est rêveur que l'on reprend la route au matin, la piste plus exactement, ce fil d'ariane qui nous mène de surprises en éblouissem­ents, où l'on croise dans un vide apparent des milans tournoyant, des marmottes et des chiens de prairie batifolant, des familles à moto en route pour l'école des steppes, des stèles à cervidés et des pierres levées datant de l'âge du bronze, un poulain fraîchemen­t sorti du ventre de sa mère et encore enveloppé du blanchâtre placenta, des milliers de bêtes broutant le pays, et puis des ovoo, ces amoncellem­ents sacrés de pierres et de foulards colorés, tremblants dans le vent, ne montrant que la direction du ciel, survivance de l'animisme et du chamanisme propres aux peuples des steppes. Nous laissons le 4x4 dans la prairie et empruntons à pied un chemin à travers une forêt de mélèzes menant jusqu'au temple de Tovkhen Hiid, ancien ermitage de Zanabazar, à 2300 mètres d'altitude. C'est là que le grand chef spirituel créa au XVIIE siècle l'alphabet soyombo dont le premier signe orne le drapeau mongol. Le temple est d'une infinie beauté. En bois peint, avec ses toits de tuiles vertes, ses stupas, ses moulins à prières, ses grottes de méditation, ses arbres sacrés et son ovoo au sommet, il est le dernier d'un ensemble religieux qui comptait quatorze temples à l'origine. Un grand lama rustique vit dans ces hautes solitudes depuis 1993… Redescendr­e vers Karakorum, c'est renouer avec la temporalit­é, la vie matérielle – non dépourvue d'étrangeté : dans un marché de plein air, des containers et wagons transformé­s en échoppes de fortune nous rappellent qu'ici même passèrent les caravanes de la route de la soie. Derrière ce décor de bout du monde plane toujours le souvenir des grands voyageurs, marchands et ambassadeu­rs européens, tels le Vénitien Marco Polo ou le Flamand Guillaume de Rubrouck, qui se sont retrouvés là, sans doute aussi éberlués que nous. La ville d'aujourd'hui n'a plus rien à voir avec l'ancienne belle capitale gengiskhan­ide détruite par les Chinois en 1380 mais il est des lieux qui gardent à jamais un parfum d'âge d'or. C'est dans le magnifique monastère d'erdene Zuu, à la sortie de la ville, construit par le grandpère de Zanabazar et rasé de moitié par le Petit Père des Peuples, que l'on prend une dernière grande respiratio­n dans les volutes de fumée de genévrier qui emportent les litanies des moines. Dans le 4x4 qui nous attend pour rejoindre Oulan-bator, le chauffeur, radio à fond, chante avec passion. On lui demande de traduire. “C'est une chanson d'amour, mais pas pour une femme, le chanteur la dédie à son cheval”… Et il démarre en trombe comme il partirait au galop. On ne déracine pas un nomade comme ça.

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