ENGAGEMENT Le jour où Chandara a allumé la Flamme Marie Claire
Sa rencontre avec Chandara dans un orphelinat près de Phnom Penh a bouleversé sa vie. Tina Kieffer, ex- directrice de notre rédaction, raconte comment, en adoptant cette fillette, elle a voulu en aider d’autres. Grâce à son énergie et au soutien de Marie
Une petite silhouette. Celle d’une fillette assise sur un banc, qui sanglote, son visage dans ses mains. C’est cette image qui fera basculer ma vie, alors que, en vacances au Cambodge, je dépose des vêtements dans un orphelinat proche de Phnom Penh, un matin de décembre 2004. J’apprends qu’elle s’appelle Chandara. Elle est arrivée ici quatre mois plus tôt, rescapée d’un autre orphelinat en faillite. Personne ne sait rien d’elle. Je m’agenouille, son regard est noir de tristesse, elle détourne la tête. Dès que je la prends dans mes bras, elle s’accroche à mon cou. Mais l’heure vient de poursuivre notre voyage en famille au Cambodge. Elle s’est endormie sur mon épaule, il faut tirer sur les petits bras pour les détacher, elle ne veut pas. Je pars, bouleversée… Les nuits suivantes, je rêve de Chandara. Kep, Kampot, Sihanoukville, partout où je vais, elle me suit. La veille du retour en France, je décide de retourner la voir. Mais c’est le même vide dans ses yeux noirs, la même absence face au monde. Cachant mes larmes, je la quitte, mais sur une promesse cette fois : « Si personne ne t’adopte, je reviendrai te chercher. » Deux mois plus tard, alors que je roule vers l’immeuble de verre du Groupe Marie Claire, le médecin de l’orphelinat m’appelle : « Chandara va vraiment mal. Il faudrait qu’elle voie un médecin en France. » Je comprends alors qu’une lueur d’espoir s’est glissée, que je vais la saisir, que je me battrai pour que Chandara ne retourne jamais à son destin, qu’elle va devenir ma fille. Quelques mois plus tard, un matin de mai, j’embarque pour le voyage le plus insensé de ma vie. Dans mon esprit, dans mes tripes surtout, cette enfant est déjà la mienne. La déflagration d’amour née de notre rencontre m’a rendue mère autant que les grossesses de mes quatre enfants. Mais, sur les trottoirs défoncés de Phnom Penh, la capitale, j’aperçois d’autres petites Chandara. Des mendiantes qui zigzaguent entre les voitures, un bébé dans les bras. Par mon métier de journaliste, je sais qu’au Cambodge les fillettes pauvres sont souvent vendues à la prostitution. Je sais aussi qu’une fille qui va à l’école peut se défendre contre l’esclavage sexuel ou domestique. Elle transmettra, une fois mère, le meilleur à ses enfants, seule façon de changer les générations suivantes. Le soir, alors que je m’endors contre elle bercée par les glong-glong d’un vieux ventilo, j’ai cette évidence. Je vais bâtir une école pour ces autres petites filles laissées sur le carreau, et cette école s’appellera Happy Chandara. C’est alors que le hasard frappe un grand coup. Tandis que j’évoque mon projet fou à une Cambodgienne, elle propose de me prêter un terrain. Une semaine plus tard, je rentre en France avec mon cin- quième enfant sous un bras, mon projet d’école sous l’autre. Le magazine Marie Claire sera mon fer de lance, et mon plus précieux allié pour trouver des fonds. Nous décidons de lancer la Rose Marie Claire (devenue Flamme Marie Claire en 2009). Chaque 8 mars, des roses Marie Claire seront vendues partout en France, et tous les bénéfices seront reversés à des associations qui se battent pour l’éducation des filles, dont Toutes à l’école que j’ai fondée avec des amies motivées. C’est un tel succès qu’en quelques mois nous avons réuni assez d’argent pour construire le premier bâtiment. Nous repartons à Phnom Penh enquêter sur le terrain, puis je blanchis mes nuits à tout imaginer, des critères d’inscription des fillettes les plus démunies à la couleur des uniformes, du curriculum pédagogique aux plans de l’école. C’est ainsi que le 7 novembre 2006 est inaugurée Happy Chandara. Se tenant la main deux par deux, quatre-vingt-douze fillettes font leur première rentrée des classes en cours préparatoire, dans cette grande école turquoise de 1 200 m2. Je n’oublierai jamais la petite Srey Pich, arrivée après la fermeture des inscriptions. Je sais qu’en l’ajoutant sur la liste, nous lui tracerons un avenir. Et elle le sait aussi,
puisqu’à peine le formulaire donné à sa mère, elle se met à trembler et à pleurer. Aujourd’hui, Srey Pich a 15 ans, elle est allée cet été avec d’autres élèves perfectionner son anglais à Londres. Dix ans après ma rencontre avec Chandara, grâce à tous nos parrains et partenaires, Happy Chandara est devenue un véritable campus. 17 000 m2 qui regroupent une école primaire, un collège, un lycée, un centre de formation professionnelle en partenariat avec la Fondation L’Oréal, un internat, un cabinet dentaire, un dispensaire et un gymnase. Plus de 1 000 petites et jeunes filles qui, du cours préparatoire à la seconde, font actuellement leur rentrée (elles seront 1 300 lorsque nous atteindrons les classes de terminale). Et toujours la même ambition : leur donner la meilleure instruction, jusqu’à ce qu’elles décrochent un premier emploi. Et aussi leur offrir un équilibre de vie. Les parrains qui nous visitent disent souvent être frappés par l’incroyable joie de vivre qui règne à Happy Chandara, bien plus expressive que dans nos écoles tricolores. Mais comment expliquer qu’une fillette élevée sous un abri de tôle parmi six frères et soeurs et une mère épuisée manifeste plus de gaieté que nos propres enfants ? Sans doute parce que la plupart expriment simplement leur soulagement d’être là. Conscientes des bienfaits de l’instruction, leur combativité pour réussir leurs examens leur insuffle une force de vie extrêmement structurante. Leur transmettre des valeurs est aussi une de nos priorités, afin qu’elles participent plus tard à la reconstruction de leur pays, encore meurtri par le génocide des Khmers rouges. Sans leur imposer un point de vue occidental, nous leur inculquons l’envie de bâtir un monde plus juste, plus humain. Et rien ne m’émeut plus que de discuter avec les plus grandes (dont le niveau d’anglais dépasse souvent le mien) de la condition des ouvrières du textile ou du courage exemplaire de Malala (toutes admirent le parcours exceptionnel de la Prix Nobel de la paix). Notre autre principe : aider la population du village, afin de ne créer aucun ostracisme. Lors des terribles inondations de 2011, l’école a reconstruit ou réparé plus de 150 maisons, et chaque année nous vaccinons les familles, ouvrons nos classes d’informatique aux fratries, soutenons les écoles publiques des alentours. Trouver les fonds pour financer un tel paquebot est un combat de chaque instant, surtout en période de crise, et c’est presque sans complexe que je suis devenue une tapeuse professionnelle. Après tout, la survie d’un enfant justifie bien toutes les audaces. Faire avancer ledit paquebot est aussi un défi, que je peux relever grâce à une équipe ultra-compétente. Et si, durant quatre ans, j’ai pu jongler entre la rédaction de Marie Claire et l’école, c’est grâce à la magie d’Internet, qui a su effacer les 8 200 km de distance, et à l’amitié de toutes celles qui me soutiennent au quotidien. Mais l’école grandissant, il m’a fallu rendre les armes du journalisme, il y a cinq ans, pour me consacrer tout entière à Happy Chandara, allant jusqu’à m’installer un temps avec ma tribu à Phnom Penh. Mais l’action humanitaire, qui exige de savoir enquêter pour comprendre le pays où on opère, n’est finalement pas si éloignée de mon premier métier. Et Marie Claire comme Toutes à l’école défendent la même cause : celle des droits des femmes. Depuis, je suis rentrée en France et je partage mes jours entre les levées de fonds en Europe et le travail sur le terrain à Phnom Penh. Et mon coeur, entre mes cinq enfants et mes mille autres petites Chandara. Pour parrainer une petite fille ou soutenir l’école, www.toutes-a-l-ecole.org, 01 46 02 75 39.