Montagnes

MÉMOIRE

Deux aviateurs et un yéti au service des alpinistes, tous redoublant d’audace pour la conquête du plus difficile des sommets de 8 000 m. Un double exploit : sommet sans oxygène, pour les alpinistes, et record d’altitude, pour l’atterrissa­ge d’un avion !

- Par Gilles Modica. Photos : DR

LES AILES DU YÉTI

Le yéti est un homme des neiges, un être abominable, insaisissa­ble, un fantasme des bergers dans les solitudes de l’Himalaya, et un petit avion élaboré en Suisse par un groupe d’ingénieurs de la société Pilatus. Avion de décollage et d’atterrissa­ge court (ADAC), monomoteur (un moteur à pistons Lycoming), ailes hautes, quinze mètres d’envergure, une vitesse de croisière de 250 km/h à 3 000 m, le Pilatus PC6 Porter fit son premier vol d’essai au printemps 1959. Un an plus tard (3 avril 1960), le yéti se posait en douceur, comme sur un lit de plumes, au pied de l’arête nord-est du Dhaulagiri, dans la neige d’un vaste plateau glaciaire, grâce à la maîtrise de son pilote, Ernst Saxer. Col nord-est à 5 750 m d’altitude : un record pour l’atterrissa­ge d’un coucou, et un record encore inégalé à ma connaissan­ce. Ernst Saxer, pilote d’avions à réaction et pilote des glaciers, est le premier héros de l’expédition suisse au Dhaulagiri de 1960. Lui, et son copilote, mécanicien : Emil Wick. La conquête du Dhaulagiri (8 169 m), défini alors comme le plus difficile des 8 000 m, fut autant une prouesse d’aviateurs qu’un exploit d’alpinistes, ceux-ci n’ayant jamais utilisé d’oxygène dans leur ascension. Dhaulagiri signifie « montagne blanche » en sanscrit : Dhawala, blanc et Giri, montagne. Kurt Diemberger (De zéro à huit mille mètres) : « Une masse énorme, puissante, d’une simplicité de lignes et d’une beauté presque parfaites, presque incroyable­s. Le Dhaulagiri. Ou plutôt non : la montagne par excellence. » Depuis dix ans, le Dhaulagiri résiste à toutes les tentatives.

SEPT TENTATIVES

C’est la fine fleur de l’alpinisme mondial qui s’est acharnée sur les flancs de la Montagne Blanche : des Suisses, des Allemands, des Autrichien­s, des Français, des Argentins les meilleurs, des sherpas. Le Dhaulagiri a réduit au silence quelques grands noms, au silence du respect, au silence de la peur. Plus d’un teigneux repartit GrosJean comme devant après des vues plongeante­s ou non sur les pentes de la face nord, ou de la face sud, à commencer par des alpinistes sous le pavillon de notre pays, ayant incarné la furia francese dans les Alpes.

Au printemps 1950, un fort groupe d’alpinistes français double le pas en direction de l’Annapurna après 13 jours de reconnaiss­ances très poussées sur les contrefort­s et les cols voisins du Dhaulagiri. Lionel Terray et le docteur Oudot avaient remonté la vallée du nord du Dhaulagiri, la Vallée Inconnue, jusqu’à un col : le col des Français à 5 200 m. La face nord du Dhaulagiri se révèle aux Français dans toute la splendeur de ses

glaciers suspendus sur 3 000 m. Édifié, sitôt au camp de base, Terray se prononce aussi franchemen­t que son ami Oudot : « Je ne mettrai jamais les pieds sur cette montagne. » Quelques jours auparavant, une incursion sur l’arête des Français, au sud de la montagne, avait dévoilé la paroi sud, haute de 4 000 m, la plus haute de l’Himalaya et du monde avec la face sud du Lhotse, un abîme encore plus bouleversa­nt que la face nord. En 1953 les Suisses, sous la conduite de Bernhard Lautenburg, s’approchent de la Montagne Blanche par une vallée qui se creuse au sud, gorgée d’eau et de bambous dans la partie basse, la vallée du Mayangdi Khola. Une marche au coupe-coupe avant les rhododendr­ons, les bouleaux, et les moraines de la partie haute, sous le glacier nord du Dhaulagiri, le glacier de la Mayangdi Khola. Bravement, par un îlot rocheux qui ne mesure pas moins de 1 600 m, nommé la Poire (comme la Poire du versant Brenva au mont Blanc), les Suisses s’élancent droit dans la face depuis un camp avancé à 6 000 m. Soixante mètres sous le sommet de la Poire, au bout du rouleau dans un bastion, les Suisses se replient. Le ciel du Dhaulagiri est particuliè­rement turbulent, avec des coups de vent et des averses de neige quotidienn­es : toutes les expédition­s en firent l’expérience. En 1954, c’est le drame, malgré les énormes moyens de l’expédition argentine qui compte dans ses rangs un alpiniste slovène, Dinko Bertoncelj et un alpiniste tyrolien, Gerhard Watzl, tous deux offensifs, tous deux naturalisé­s argentins, 14 tonnes de matériel, 500 charges de porteurs. Les Argentins creusent une niche avec 28 pains de dynamite dans les rochers de la Poire afin d’y loger les deux tentes du camp VI. En somme, les alpinistes auront employé tous les moyens pour forcer la main aux dieux de l’Himalaya et déflorer les 14 huit mille. Les camps d’altitude, les colonnes de porteurs et de sherpas, les cordes fixes, les « téléphériq­ues », l’oxygène, les amphétamin­es, la dynamite, l’avion. Andiniste de renom, bras droit des Français au Fitz Roy, chef d’expédition, le lieutenant Francisco Ibanez se gèle gravement avant le second assaut dont il devait prendre la tête. Un demi-mètre de neige fraîche a bloqué les hommes du premier assaut sous un igloo à 8 000 m. Ibanez meurt à Katmandou après des semaines de calvaire en civière sur les chemins du Népal. Aucune autre expédition ne dépassera l’altitude atteinte par les Argentins sur cette voie de la Poire. En 1955, le Dhaulagiri terrasse une équipe de végétarien­s. Contre subvention­s, Martin Maier et ses camarades, allemands et suisses, avaient accepté de ne pas manger de viande durant les longs mois de leur aventure. Altitude atteinte en face nord : 7 400 m. En 1956, neigeant et soufflant avec un mois d’avance, la mousson arrête une seconde expédition argentine (colonel Huerta) au-dessus du camp VI, à 7 600 m. Les Suisses, en 1958, retentent leur chance sur la voie de la Poire avec une plateforme mobile, une sorte de châssis métallique à deux pieds qu’ils hissèrent et fixèrent en pleine dalle à 7 200 m. Ce camp doté d’une tente mêlait les grincement­s de sa ferraille aux battements frénétique­s de la toile de tente : de quoi briser le sommeil et le moral des hommes les plus sereins. Une avalanche faillit anéantir les cordées d’un assaut audessus de la Poire par la tempête. Vainqueur au Gasherbrum II, autrichien, vieux routier de l’alpinisme en pays lointain, Fritz Moravec, en 1958, écarta résolument la voie de la Poire dans son siège de la Montagne Blanche. Traversant sous un triangle de rochers croulants, le triangle dit de l’Eiger, l’expédition s’implante à la base du pilier nord-est. L’ensellemen­t du col nord-est s’étend sur plusieurs kilomètres. Un plateau

LES ARGENTINS CREUSENT UNE NICHE AVEC 28 PAINS DE DYNAMITE

idéal pour l’aménagemen­t du camp II sous l’éperon qu’ils ont choisi de remonter. Du camp II au sommet : 2 400 m. Ce fin pilier offre deux bonnes possibilit­és pour les campements, un parcours neige et glace beaucoup moins technique que les rochers striés de la Poire, et surtout beaucoup moins de risques d’avalanches. Le drame se produisit dans le dos des Autrichien­s, un jour de repos, sans danger apparemmen­t. Le 29 avril, au chaud et au calme sous les tentes du camp II, les alpinistes jouent aux cartes, lisent, écrivent ou devisent. On s’inquiéta trop tard. Heini Ross s’absente et tombe dans une crevasse à cinquante mètres du camp. Vivant, coincé à une grande profondeur, il meurt avant que ses camarades ne l’aient sorti du piège. Un mois plus tard, le 25 mai, quittant le camp VI pour le sommet, la cordée d’assaut, Karl Prein et Pasang Dawa Lama, se fait terrasser dès 7 800 m, à 5 ou 6 heures du sommet pensent-ils, par un gros vent glacial et des tourbillon­s de neige.

MON PETIT VIEUX, NOUS AVONS UN AVION !

En 1960, il ne reste plus que deux sommets de 8 000 m encore vierges : le Dhaulagiri, et, au Tibet, sous contrôle chinois, hors d’atteinte pour des raisons politiques, le Shishapang­ma (8 013 m). L’expédition comprend sept alpinistes suisses : Max Eiselin, chef d’expédition ; l’architecte Peter Diener (31 ans) ; le facteur Ernst Forrer (27 ans) ; Jean-Jacques Roussi ; l’ingénieur Hugo Weber (25 ans) ; Albin Schelbert (25 ans) et Michel Vaucher, jeune étudiant genevois de 23 ans, benjamin de l’expédition. Max Eiselin avait également recruté deux alpinistes polonais, le médecin Jerzy Hajdukiewi­cz et Adam Skoczylas, un Américain d’origine allemande, Norman Dyrenfurth, himalayist­e de longue date, cinéaste et un jeune Autrichien de 27 ans, Kurt Diemberger, avec un huit mille à son actif, le Broad Peak, dans la foulée de Hermann Buhl, mort sous ses yeux peu après sur les corniches d’une arête au Chogolisa. Un beau jour à Genève, Michel Vaucher reçut un coup de téléphone de son ami Hugo Weber : — Mon petit vieux, nous avons un avion ! Prototype de la société Pilatus, mis à leur dispositio­n avec son équipage, le yéti leur valut une avalanche de critiques et d’objections, pratiques ou morales. De fait, le yéti leur fit prendre bien des risques. Risques pour l’équipage, risques pour les alpinistes projetés sans transition, sans paliers, à des altitudes considérab­les. Le yéti vola en huit jours de Zurich à Katmandou (20 mars), avec Max Eiselin à son bord. Mais c’est dans les profondeur­s du Terraï, sur la terre battue d’un village frontière (Bhairahawa) que débutent les navettes avec charge d’hommes ou de matériel. Plus tard, le yéti décolla de Pokhara, à 120 km de Bhairahawa, cet aérodrome étant moins exposé aux sautes de vent. Le 28 mars, le yéti atterrit au col Dava (Dapa dans le récit de Diemberger) à 5 200 m, aux confins de

la Vallée Inconnue des Français. Un bond en altitude de plus de 4 000 m pour les deux alpinistes qu’on dépose : Kurt Diemberger, Ernst Forrer. Grâce au yéti qui transporta tous les alpinistes au col Dava et 6 tonnes de matériel, l’expédition économisa des semaines entières de marche d’approche et des centaines de porteurs. Mais on amputa l’aventure d’une bonne part de son exotisme en supprimant les beautés de l’approche. Pour tous, même pour Diemberger, le vétéran des 8 000, le bond se paya en maux de tête carabinés, en jours de malaise et d’oppression. Le 3 avril, les patins du yéti glissent dans un grondement de moteur sur la neige, à perte de vue, du col nord-est. Un atterrissa­ge parfait, en douceur, un record d’altitude pour les deux aviateurs aux anges, félicités par les deux alpinistes qui sautent dans la neige, enthousias­tes. Diemberger : — Ernst, c’était merveilleu­x ! Le yéti redécolle, dans un tourbillon de neige soulevée par l’hélice. Diemberger et Forrer, coeur rapide, tête lourde, dans la tente, sentent leur isolement. Diemberger : « Il n’y a aucun rapport entre les conditions du col nord-est et les conditions du col Dapa. On sent ici le souffle de la montagne géante. » Le 10 avril, une tempête ayant déposé plus d’un mètre de neige fraîche sur le plateau du campement, le yéti rate son décollage. Skis aux pieds, il faut damer pendant des heures une piste de cent mètres, coupée par d’énormes crevasses au bas de la pente. Saxer arrache son appareil au tout dernier instant, à un cheveu des crevasses. Diemberger : « Je crois voir encore le visage tendu de Saxer dans sa carlingue... Nous sommes restés amis. Jusqu’au jour où il est tombé avec son avion, dans les montagnes de sa Suisse natale. Mais ce 10 avril 1960, Ernst Saxer a sauvé à la fois son appareil et notre expédition. Au péril de sa vie. » Trois jours plus tard, le 13 avril, le yéti atterrit en catastroph­e à Pokhara suite à l’explosion d’un cylindre. La livraison d’un autre moteur Lycoming demanda trois semaines (4 mai).

SANS AVION, SANS OXYGÈNE

Désormais à pied depuis le col Dava, le gros de l’expédition se hâte pour rejoindre les sept hommes déjà en position au

campement du col nord-est. Le renfort se faisant attendre, les sept hommes (trois alpinistes, quatre sherpas) s’attaquent à l’équipement du pilier. Le 5 mai, moteur neuf depuis la veille, le yéti s’écrase au col nord-est. Les deux pilotes, légèrement blessés, examinent la carcasse. Leur yéti n’est plus qu’une épave à jamais enfoncée dans les neiges de son record, à 5 750 m d’altitude. Sommet du Dhaulagiri le 13 mai, pour Kurt Diemberger, Albin Schelbert, Ernst Forrer, Peter Diener et deux sherpas, Nawang Dorje, Nima Dorje, au départ d’un camp bivouac à 7 800 m. Une journée extraordin­aire, sans un souffle, sans un brin de vent pour tourmenter le silence et le cassecroût­e des vainqueurs. Dix jours plus tard, Michel Vaucher et Hugo Weber parviennen­t également au sommet de la Montagne Blanche. Sans oxygène, comme leurs camarades du 13 mai. L’exploit !

ON SENT ICI LE SOUFFLE DE LA MONTAGNE GÉANTE.

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 ??  ?? Dhaulagiri. De face, l’arête de l’ascension.
Dhaulagiri. De face, l’arête de l’ascension.
 ??  ?? Le “Yeti” au col Dapa, à 5200m. Le Dhaulagiri vu du sud-est.
Le “Yeti” au col Dapa, à 5200m. Le Dhaulagiri vu du sud-est.
 ??  ?? Weber et Roussi dans la grotte de glace taillée au col nord-est.
Weber et Roussi dans la grotte de glace taillée au col nord-est.

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