Montagnes

GUIDE & CLIENTS

Cervin, Grandes Jorasses, Eiger. Si ces trois grandes faces nord des Alpes font rêver tous les passionnés de montagne, elles attirent aussi, parfois, les non avertis. Entre les uns et les autres, les guides de haute montagne se doivent de faire preuve d’u

- Par Jacques Tyrol

« Trilogie ». Par ce seul terme, les guides de haute montagne nomment les trois grandes faces nord des Alpes : le Cervin dans les Alpes valaisanne­s, les Grandes Jorasses dans le massif du Mont-Blanc et l’Eiger dans les Alpes bernoises. Trois faces mythiques gravies pour la première fois en 1931, 1935 et 1938. Trois faces emblématiq­ues que le Français Gaston Rébuffat (1921-1985) est le premier alpiniste à avoir affiché à son palmarès personnel, de 1945 à 1952. La première, le Cervin, fait 1 000 m de haut, entre la rimaye du glacier du Cervin jusqu’à son sommet, point culminant du Cervin (4 478 m). La deuxième, les Grandes Jorasses, fait 1 200 m de haut, du pied de l’éperon nord de la pointe Walker (3 010 m) jusqu’à son sommet, point culminant des Grandes Jorasses (4 208 m). Quant à la troisième et dernière, l’Eiger (3 970 m), elle est considérée comme la plus terrible des faces nord des Alpes : à l’avant du massif, face aux plateaux helvétique­s, cette face de 1 800 m de haut… constitue le premier rempart des Alpes face aux perturbati­ons atlantique­s particuliè­rement redoutable­s ; sa paroi, concave, retient les nuages plus que n’importe quel autre sommet ; cette même paroi, calcaire, est raide dans sa partie supérieure ; le cheminemen­t n’y est jamais évident en raison de nombreuses traversées qui rallongent une ascension déjà très longue ; vue du bas, cette face paraît essentiell­ement rocheuse, alors que de vastes névés s’y accrochent. Sans compter le verglas… Les présentati­ons ainsi faites, il pourrait sembler inutile de dire aux néophytes que la « trilogie » est un trio de courses en haute montagne très difficile, à fort engagement. Autrement dit, qu’il s’agit de courses où les obstacles sont multiples : le niveau y est élevé, il faut tenir l’horaire, les difficulté­s pour s’assurer sont nombreuses, le rocher n’y est pas toujours très bon, etc. Une fois embarquées, les cordées n’ont pas la possibilit­é de revenir en arrière. La seule issue se situe… en haut. Et lorsqu’elles sont arrivées en haut, au sommet, une autre course commence : contre la fatigue, contre l’horloge, etc. Bref, la trilogie n’est pas faite pour monsieur Tout-le-Monde.

ACCUMULER LES EXPÉRIENCE­S AVANT DE VISER AUSSI HAUT

Là-haut, tout là-haut, ça peut vite tourner au vinaigre. Y compris pour des guides de haute montagne confirmés. À l’image d’Olivier Sourzac qui, à l’âge de 47 ans, s’est retrouvé à la une de tous les médias, en novembre 2011, en compagnie de sa cliente Charlotte Demetz, une alpiniste parisienne expériment­ée de 44 ans. Les deux alpinistes sont restés bloqués pendant une semaine dans le massif du Mont-Blanc avant d’être retrouvés morts par les secouriste­s italiens à 4 050 m d’altitude, soit à peine 150 mètres environ sous la pointe Walker (4 208 m), le sommet des Grandes Jorasses. Partis sans matériel de bivouac ni sacs de couchage — selon les dépêches de l’époque encore en ligne — pour une course qui, d’ordinaire, s’effectue à la journée, surpris par des températur­es aux alentours des -20°C et des vents de près de 100 km/h, ils n’ont pas survécu. Ce type de scénario catastroph­e explique à lui seul que les guides ne s’aventurent pas dans ces faces mythiques avec des débutants ou des inconnus. « Quand un guide fait la trilogie avec un client, ce n’est jamais par hasard. Je l’ai déjà faite avec un client, mais nous n’avons pas commencé par là. On a d’abord fait des courses ensemble pendant… une vingtaine d’années. D’abord les Dolomites, puis d’autres courses connues : Gervasutti, Frêney, etc. Le client en question n’aime pas s’entraîner, mais il a le niveau pour aller là où je l’emmène », explique Serge Casteran, 60 ans, guide basé dans les Pyrénées. Depuis 35 ans qu’il réalise un nombre incalculab­le ou presque de grandes

courses, il estime nécessaire d’appréhende­r ces voies extrêmemen­t difficiles avec une philosophi­e adaptée : « Personnell­ement, avec mes clients, je suis dans l’accompagne­ment, dans le long terme. Si un client a de l’argent et du temps libre, il nous est possible de cheminer dans la relation. C’est ce qui fait qu’un jour on va sûrement y aller. Toute personne passionnée qui se retrouve au Couvercle ne peut pas être insensible à ce qu’elle voit. Quand c’est le cas, à ce moment-là, je peux peut-être lui dire, en fonction de son niveau : « Pourquoi pas toi un jour ? » C’est une école de la patience. Mon intérêt est d’amener mes clients à entrer dans une telle démarche. C’est en effet une accumulati­on d’expérience­s qui ouvre ces portes-là », précise Serge Casteran. C’est également le travail en amont de telles courses qui semble le plus important aux yeux de Stéphane Benoist, 46 ans, professeur à l’École nationale de ski et d’alpinisme (ENSA), à Chamonix : « On est comme des chasseurs sur leur gibier ! Tout l’enjeu est d’y aller au bon moment. Pas trop tôt, mais pas trop tard. C’est pour ça que tout ce qui précède la course est capital : identifier les dangers particulie­rs, les contrainte­s ; jauger le niveau technique, physique et mental de son client, etc. Avec mes clients, je fais toujours en sorte de fonctionne­r de façon « contractue­lle ». Quand on a une idée de course ensemble, on construit un projet, avec des objectifs intermédia­ires, pour vivre une belle aventure. » Habitué aux grandes hauteurs, Stéphane Benoist sait qu’il doit pouvoir compter sur un client aguerri une fois engagé (Lire Quand le client guide son guide). Sa connaissan­ce de la montagne est telle qu’il sait pertinemme­nt qu’à 4 000 m d’altitude et plus il va parfois falloir adopter une logique de compromis entre le temps et la sécurité : « On ne peut pas toujours assurer une sécurité optimale selon les canons de l’ENSA. On est donc amené à faire de petites entorses à certaines règles car, parfois, il y a d’autres enjeux plus importants que la sécurité : tempête, etc. Il faut donc être accompagné de clients en capacité de mettre de la fluidité dans leur ascension. »

PRENDRE DES RISQUES TRÈS MESURÉS

Jeune guide de 35 ans, diplômé en 2011, Frédéric Degoulet s’inscrit déjà dans une telle culture de la montagne. Membre de la compagnie des guides de Chamonix, quand il se lance avec des clients, que ce soit dans l’une des trois faces de la trilogie alpine ou dans d’autres courses difficiles telles que l’arête de Peuterey depuis le refuge Monzino ou la face nord de l’Ailefroide par le pilier des Séracs, il ne plaisante pas : « Quand il y a beaucoup de dénivelé, de l’altitude, une recherche d’itinéraire, cela entraîne beaucoup de fatigue puisque les paramètres à gérer sont nombreux. Dans ce genre de courses, j’emmène donc des clients que je connais ou des clients très forts. Je ne peux pas me permettre d’emmener des débutants ou des inconnus. Je ne vais pas ajouter d’autres paramètres compliqués à gérer. En tant que guide, je ne suis pas un relais ambulant. Encore moins un surhomme… » Sa part de risques est donc très mesurée. Quand il connaît très bien une course, à l’instar de la traversée des arêtes du Diable qui implique, entre autres, une approche glaciaire, une pente de neige assez raide à négocier au départ pour attraper l’arête, Frédéric Degoulet se risque ainsi à emmener des clients pas forcément très forts techniquem­ent s’il sait que physiqueme­nt ils ont le potentiel. Pourquoi ? « Parce que dans ces conditions, je sais qu’on va perdre du temps, mais que ça va passer. On ira au-delà de l’horaire du topo qui se situe entre 12 et 14 heures, mais ça passera en partant très tôt. » S’il peut donc lui arriver de prendre des risques, mesurés, c’est également pour partir à la découverte des Alpes qu’il est encore loin d’avoir profondéme­nt explorées : « Avec des clients qui ont un bon niveau, j’en profite. » Ainsi, quand il prend des risques, c’est parce qu’il est en compagnie soit de vrais amateurs qui se plaisent à collection­ner les grandes courses (lire Me Naudin sur les traces de Rébuffat), soit de personnes très douées qui auraient elles-mêmes pu, selon lui, devenir guides : « Ce sont des personnes qui, souvent, ont fait beaucoup de montagne. Parfois, elles connaissen­t même mieux que moi de nombreuses courses. Elles ont donc une vraie culture de la haute montagne. » C’est pour éviter toutes les galères qui pourraient s’avérer redoutable­s avec des clients que Louis Laurent, 37 ans, n’effectue des grandes courses qu’en compagnie de son ami guide Julien Héry (lire Deux guides pour le prix d’un). Il lui suffit d’évoquer un souvenir personnel dans les Grandes Jorasses, avec une cliente très compétente, pour justifier la pertinence de ce choix : « Malgré un horaire correct, on a pris un orage sévère. Seul, avec ma fatigue et celle de ma cliente, je pense que ça aurait mal fini. À deux guides, on a fait un choix pertinent à minuit alors qu’on était partis… 25 heures plus tôt. En bas du

LES CONTRAINTE­S ; JAUGER LE NIVEAU TECHNIQUE, PHYSIQUE ET MENTAL DE SON CLIENT

Reposoir, on n’osait pas descendre vers le refuge, mais on voyait des traces qui, selon nous, ne pouvaient mener qu’au refuge. On a donc réveillé notre cliente et mis le cap sur les traces. On a bien fait car après il y a eu une grosse tempête. Seul, je ne serais même pas arrivé au Reposoir… »

RIEN N’EMPÊCHE LES CARICATURE­S…

Les guides ont beau marteler le message selon lequel il n’est pas donné à tout le monde de pouvoir réaliser des ascensions de grande envergure, ils restent néanmoins exposés à des situations ubuesques. Certains sont ainsi, rarement certes, contactés par de doux rêveurs. Des personnes qui n’ont absolument pas le niveau pour s’engager dans une course dite difficile mais qui, pourtant, y croient dur comme fer. Frédéric Degoulet raconte : « L’été, il y a plein de touristes au mont Blanc parce que c’est un « produit » à part. Certains voient ça comme si c’était une via ferrata… D’autres veulent faire l’éperon Frendo en face nord de l’aiguille du Midi sans se rendre compte de ce que cela représente… » Les mêmes personnes peuvent, en une simple question, décontenan­cer le guide qu’elles ont contacté. La fameuse question : « Ah bon, il faut aussi payer la nuit et le repas du guide au refuge ? » est une grande classique des néophytes. Certains clients, entêtés au début, finissent par retrouver la raison. Stéphane Benoist se souvient notamment d’un homme « qui voulait faire la Walker en été, mais tant techniquem­ent que physiqueme­nt ou mentalemen­t il n’avait pas le niveau. Je n’ai rien dit. C’était à lui de découvrir qu’il ne pouvait pas le faire. On a donc fait plusieurs courses tests : voie Contamine à la Pointe Lachenal, voie de la Cougourde dans le Mercantour, etc. De lui-même, il a compris. Quand je suis sollicité par des gens qui n’ont pas le niveau, c’est rare, mais c’est le plus dur pour moi car c’est parfois un rêve qui se brise… » Mais certains clients entêtés au début le restent jusqu’au bout. Quand on écoute les anecdotes de Chloé Naget, gardienne du refuge de Leschaux (lire Les Coréens à l’assaut des Grandes Jorasses…), on a l’impression de regarder la scène du Grand Bleu dans laquelle Enzo Molinari, joué par Jean Reno, et son frère Roberto, sont hilares devant les plongeurs de bas niveau venus du monde entier disputer le championna­t du monde d’apnée No Limit à Taormina, en Sicile. L’un après l’autre ils remontent à la surface qui dans le coma, qui en manque d’oxygène, qui les pieds devant… La même de raconter qu’elle est par ailleurs habituée à composer avec des personnes qui n’ont pas les moyens de leurs ambitions : « Ce n’est pas à moi de leur dire d’y aller ou pas. Je n’ai pas ce pouvoir. Ils posent 50 000 questions, y compris sur le matériel nécessaire… »

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Guide et client au sommet de la Verte. © Louis Laurent .
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