Le renseignement israélien : entre processus de paix et sécurité de l’état hébreu
Chercheur au Centre français de recherche sur le renseignement (CF2R) ; auteur (avec Éric Denécé) des ouvrages Les services secrets israéliens : Aman, Mossad et Shin Beth (Tallandier, 2014) et Histoires des guerres d’israël : De 1948 à nos jours (Tallandier, 2017)
Les services de renseignement israéliens se caractérisent par leur caractère multiple. Pouvez-vous expliquer leur organisation ?
La communauté israélienne du renseignement s’organise autour de trois structures principales : l’aman, qui dépend du ministère de la Défense, le Service de sécurité intérieure (Shabak ou Shin Bet), rattaché au ministère de l’intérieur, et l’institut du renseignement et des opérations spéciales (Mossad), qui dépend du Premier ministre. Il y a par ailleurs plusieurs autres services de renseignement rattachés à la police, à la marine ou à l’armée de l’air par exemple, et une unité spécialisée dans la cyberdéfense.
En matière de moyens humains, le plus important est l’aman, avec 9 000 personnes. Il a pour mission la collecte et l’exploitation du renseignement militaire, c’est-à-dire la production d’informations opérationnelles à destination des unités engagées sur un théâtre d’opérations. Il gère le système d’écoutes électroniques et est également responsable du programme national de renseignement spatial. Aman dirige, en outre, les opérations des forces spéciales en territoire ennemi. Enfin,
il est chargé de la censure militaire, c’est-à-dire d’empêcher la fuite d’informations relatives aux armées par la presse. Il est organisé en six divisions. Le Renseignement assure la collecte du renseignement dans les zones d’engagement de l’armée (Tsahal). La division Production, qui compte à elle seule près de 5 000 personnes, analyse les informations recueillies par l’ensemble de la communauté du renseignement. La division Technique s’occupe de développer et de produire les dispositifs techniques dont Aman a besoin. La division Sécurité protège des informations classifiées et en assure la diffusion. C’est elle qui est chargée de la censure militaire : tout texte et toute image concernant Tsahal doit recevoir son accord avant publication. La division Relations extérieures s’occupe des échanges d’informations avec les services de renseignements militaires des pays alliés et des liaisons avec les attachés militaires, étrangers en Israël comme israéliens à l’étranger. Enfin, l’administration est responsable des questions juridiques et des ressources humaines.
Le Shabak est chargé, avec d’autres structures dépendant de la police et des gardes-frontières par exemple, de protéger la population d’israël et ses intérêts, sur le territoire national comme à l’étranger. Ses missions sont larges puisqu’elles
comprennent le contre-terrorisme, le contre-espionnage, la sécurité des autorités nationales, des représentations diplomatiques, des aéroports et des appareils de la compagnie aérienne El Al. Depuis 1967, le Shabak opère en Cisjordanie. Il était également chargé de la bande de Gaza jusqu’au retrait israélien en 2005. Selon les estimations les plus récentes, il compterait environ 3 000 employé(e)s et serait structuré en trois divisions opérationnelles : la division Affaires arabes, responsable de la lutte antiterroriste et du suivi des mouvements palestiniens, en particulier la branche armée du Hamas ; celle des Affaires non arabes, qui s’occupe du contre-espionnage et s’emploie à infiltrer les services de renseignement et les missions diplomatiques étrangères en Israël ; et la division Sécurité, qui assure la protection des membres du gouvernement, des bâtiments officiels, des ambassades et des consulats, des industries stratégiques ainsi que du secteur aéroportuaire. Depuis 2013, une nouvelle section surveille les activités des groupes armés dans le Sinaï, en coordination avec l’égypte.
Le Mossad est le service le plus célèbre. Il s’occupe du renseignement et des opérations clandestines à l’étranger, mais aussi des contacts avec les pays qui n’ont pas de relations diplomatiques officielles avec Israël et des groupes non étatiques. Il assure également certaines missions de protection des communautés juives à l’étranger. Comptant environ 3 000 personnes, le Mossad est organisé en sept divisions opérationnelles. Chargée de la recherche clandestine du renseignement, Tsomet est la plus importante : c’est elle qui recrute et manipule les sources à travers le monde grâce aux officiers traitants, appelés katsa. Nevioth se consacre à la recherche opérationnelle : elle ne recrute pas d’agents, mais se charge des filatures, des contre-filatures, de la surveillance, des effractions et des écoutes clandestines. La division Renseignement est responsable de l’interprétation des informations collectées par les différentes branches du Mossad ainsi que des opérations d’intoxication, qui consistent à transmettre de fausses informations aux adversaires du pays. La division Soutien technique crée les « légendes », des officiers envoyés en opération, leur fournit de faux papiers, monte leur couverture et sécurise leurs canaux de communication. Tsafririm recrute des agents dans les diasporas juives (sayanim), qui donnent des informations d’environnement et assurent une partie de la logistique. Cette division a également pour mission d’aider les communautés juives quand elles sont menacées et a mené les opérations d’exfiltration grâce auxquelles les Juifs d’afrique (Maghreb, Éthiopie) et du Moyen-orient (Égypte, Iran, Irak, Liban, Syrie) ont rejoint Israël après la décolonisation et dans les années 1980. Tevel est la division qui s’occupe des échanges avec les services des pays alliés et des relations avec les pays qui ne reconnaissent pas Israël et avec les mouvements politiques ou communautaires (druzes, kurdes, maronites, etc.) dans le monde arabo-musulman. Metsada mène des opérations spéciales : sabotages, enlèvements ou éliminations de personnes considérées comme dangereuses par les autorités israéliennes. C’est d’elle que dépend le Kidon, chargé des assassinats. Le Mossad disposerait de 35 000 agents dans le monde, dont 15 000 « dormants ».
Le renseignement israélien : entre processus de paix et sécurité de l’état hébreu
Ces différents services sont parfois en concurrence. Quelles en sont les conséquences ?
En matière de renseignement, la concurrence est salutaire : il faut être capable de produire plusieurs perspectives, plusieurs évaluations d’une menace, plusieurs plans d’action pour aider les autorités politiques démocratiquement élues à prendre leurs décisions en ayant conscience de toutes les conséquences prévisibles si elles décident de passer à l’action… ou si elles décident de ne pas le faire. C’est d’ailleurs la place hégémonique qu’aman avait acquise grâce à ses succès en 1967 auprès du gouvernement au détriment des autres agences de renseignement qui explique la faillite de la guerre du Kippour de 1973 : convaincu que l’égypte n’attaquerait pas tant que les armes soviétiques qu’elle venait de recevoir ne seraient pas opérationnelles, Aman a continué jusqu’au matin même de l’offensive dans le Sinaï à douter de son imminence, et en dépit de nombreux rapports sur des mouvements de troupes. Par ailleurs, pour préserver l’état de droit, il faut délimiter les missions, les zones de compétences et les pouvoirs des services secrets. Mais il ne faut pas aboutir à une « guerre des agences »,
où chaque service travaille dans son coin et refuse de partager les informations qu’il recueille avec les autres membres de la communauté du renseignement. Ce problème de cloisonnement se retrouve partout dans le monde, y compris en France. En Israël, la coordination des services de renseignement est assurée par trois organismes : le Comité des chefs de service (Varash), le Bureau du contre-terrorisme et le Conseil national de sécurité. Il est admis que celui qui marche le mieux est le Varash : les directeurs des différentes agences y confrontent librement leurs points de vue et, après des débats parfois intenses, transmettent des analyses consolidées des risques.
Le renseignement israélien est présenté comme l’un des meilleurs du monde. Mais n’y a-t-il pas des nuances à apporter ? Quels problèmes rencontre-t-il ?
Il a une excellente réputation, en grande partie méritée : compte tenu de la taille du pays et de l’ampleur des menaces auxquelles il doit faire face, le niveau de connaissances du renseignement israélien sur ses adversaires et sa capacité à mener à bien des opérations complexes, y compris à l’autre bout du monde, sont remarquables. Parmi les exemples les plus célèbres, on peut citer la localisation en Argentine et l’enlèvement de l’ancien nazi Adolf Eichmann, en mai 1960, ou encore l’attaque-surprise en 1967 qu’aucun dirigeant politique ou militaire égyptien n’avait anticipée.
Mais à côté de ces succès, les services israéliens ont connu plusieurs échecs retentissants. Il y a tout d’abord eu des erreurs d’analyse, dont la plus célèbre et grave est la faillite du renseignement avant la guerre du Kippour (1973). Plus récemment, le renseignement israélien a connu un revers au cours de l’été 2006 au Sud-liban : le Hezbollah avait anticipé la stratégie de Tsahal et a pu non seulement résister aux frappes aériennes, mais surtout continuer à tirer des roquettes sur le territoire israélien jusqu’à la fin du conflit.
Il y a ensuite les échecs opérationnels, comme dans le cas de la mission « Susannah » (1954), montée par Aman et qui avait pour but d’organiser des attentats contre des intérêts occidentaux en Égypte afin de paralyser le rapprochement entre Le Caire et Washington et de remettre en cause le retrait des 80 000 soldats britanniques de la zone du canal de Suez. Les agents ont été capturés, dont deux étaient des Juifs égyptiens, ce qui a contribué à fragiliser la position des communautés juives dans le monde arabe. Cet épisode a d’ailleurs eu des répercussions au plus haut niveau, dans le cadre de l’« affaire Lavon », du nom du ministre de la Défense. En 1997, des agents du Mossad ont été arrêtés à Amman (Jordanie) après avoir empoisonné Khaled Mechaal, le chef du bureau politique du Hamas. Le roi Hussein de Jordanie (1952-1999) a menacé de rompre les relations diplomatiques si Israël ne fournissait pas l’antidote. Tel-aviv a dû en plus libérer plusieurs prisonniers palestiniens, dont Ahmed Yassine, le chef spirituel du même mouvement. Enfin, des services étrangers ont réussi à tromper la vigilance du contre-espionnage israélien en recrutant des sources au coeur des institutions les plus sensibles.
Peut-il y avoir des divergences avec le pouvoir politique, notamment avec le gouvernement conservateur de Benyamin Netanyahou (depuis 2009) ? Comment s’expriment-elles ?
Les divergences ne sont pas rares. Elles ne sont d’ailleurs probablement pas toutes connues, mais plusieurs sont avérées. On peut citer, par exemple, les différences d’appréciation au début de la deuxième Intifada, en 2000, entre le Premier ministre Ehud Barak (1999-2001), qui, tout en demandant le rétablissement de l’ordre, voulait que l’armée fasse preuve de retenue dans la répression du soulèvement parce qu’il n’avait pas perdu tout espoir de conclure un accord avec les Palestiniens, et son état-major et le Shabak qui, au contraire, étaient partisans de la manière forte, estimant que l’évacuation du Sudliban quelques mois plus tôt, présentée comme une victoire sur Tsahal par le Hezbollah, avait mis à mal la capacité de dissuasion de l’armée israélienne.
Il est clair que les services de renseignement israéliens ne partagent pas l’analyse du Premier ministre Netanyahou sur l’accord nucléaire iranien de juillet 2015 : Aman estime que Téhéran respecte globalement ses obligations et plusieurs membres des services, toujours en activité ou en réserve, considèrent que cet accord est le meilleur moyen d’assurer la stabilité de la région. De même, un grand nombre d’officiers de l’armée et des services de renseignement pensent que la principale menace pour la sécurité à long terme d’israël est la poursuite de l’occupation de la Cisjordanie et l’absence de négociations avec les Palestiniens.
Comment l’action du Shabak s’organiset-elle dans les Territoires palestiniens ?
Il faut tout d’abord rappeler que la zone C, contrôlée exclusivement par Israël, représente près de 60 % de la Cisjordanie. Le Shabak y bénéficie d’une totale liberté d’action. Dans le reste du territoire, les services israéliens opèrent avec l’autorité palestinienne qui a toujours maintenu la coopération sécuritaire, malgré le blocage du processus de paix. Les deux parties ont un intérêt commun, limiter la progression du Hamas, mais le travail du Shabak a quelque chose de « sisyphéen » : il n’y a pas besoin d’être un spécialiste du renseignement pour comprendre que tant qu’israël occupera la Cisjordanie, les mouvements armés parviendront toujours à recruter des Palestiniens pour perpétrer des attentats. Selon les données israéliennes, en 2016, les groupes palestiniens n’ont réussi à mener à bien que 1 % de leurs projets d’attentats ; 114 membres des cellules militaires du Hamas actifs en Cisjordanie ont été arrêtés, soit le double de l’année précédente, et 16 projets d’attaques-suicides contre des stations d’autobus et des centres commerciaux à Haïfa et Jérusalem ont été déjoués, de même que 16 autres projets d’enlèvements de soldats ou de civils israéliens. Cela montre à la fois l’efficacité du Shabak et l’impossibilité de mettre fin au terrorisme sans solution diplomatique. Après le retrait israélien de Gaza en septembre 2005, puis sa prise de contrôle par le Hamas en juin 2007, la collecte du renseignement y est moins aisée et toutes les opérations sont à haut risque. Mais Israël a (re)trouvé un partenaire dans l’égypte du président Abdel Fattah al-sissi (depuis 2014), adversaire résolu du Mouvement de résistance islamique qui exerce une forme de blocus sur la bande de Gaza et y déploie des agents.
Le renseignement israélien : entre processus de paix et sécurité de l’état hébreu
De quelle façon les services israéliens interviennent-ils dans le processus de paix ?
En ce qui concerne le processus de paix, le travail des services de renseignement s’est déroulé en trois phases. Avant le début des négociations, leur rôle était de surveiller les activités des groupes armés palestiniens et, plus largement, des armées des pays arabes avec qui Israël était juridiquement en guerre (l’égypte jusqu’en 1979, la Jordanie jusqu’en 1994), une attaque-surprise comme celle de 1973 étant toujours possible. Mais ils devaient également être en mesure de détecter les signes avant-coureurs d’une évolution politique de ces pays qui ouvrirait la porte à une négociation, tels qu’une diminution des dépenses militaires, une réduction des effectifs militaires aux frontières ou même la construction de projets d’infrastructures civiles coûteuses (un pays qui s’apprête à déclencher une guerre ne va probablement pas engager des dépenses importantes puisque le risque de destruction est logiquement plus élevé). L’une des principales fonctions des services de renseignement est d’ailleurs de continuer à parler à l’adversaire quand il n’y a pas de canaux de communication officiels ou qu’ils sont coupés.
De façon générale, une fois les contacts établis, les services de renseignement ont pour mission, d’une part, de collecter un maximum d’informations sur les « lignes rouges » du partenaire (formuler des demandes qui n’ont aucune chance d’être acceptées est souvent contre-productif) et sur les membres de la délégation (connaître les parcours personnels et intellectuels peut permettre d’anticiper la réaction d’un négociateur ou d’identifier des faiblesses exploitables). D’autre part, une fois que la négociation a démarré, il faut la suivre au quotidien : qu’est-ce que la délégation dit à sa capitale ? Comment ses messages y sont-ils reçus ? Comment l’opinion et les groupes de pression réagissent-ils aux informations qui sont rendues publiques sur l’évolution des pourparlers ? Pour ce faire, les services de renseignement doivent être en mesure de surveiller chaque jour, presque chaque heure, les discussions sur tous les points de l’ordre du jour et de récupérer des informations qui sont à la fois difficiles à obtenir et éphémères puisqu’en constante évolution. Enfin, sur le contenu du potentiel accord lui-même, les services de renseignement contribuent, comme chaque rouage de l’administration, à l’élaboration de la position que les négociateurs défendent. Par exemple, dans le cas d’oslo, les discussions portaient sur l’évacuation de parties de Cisjordanie, ce qui impliquait une perte de sources d’informations pour les services de renseignement. Ils ont donc insisté sur la nécessité pour Israël de conserver, dans le cadre d’un éventuel accord, des stations d’alerte dans la vallée du Jourdain
pour détecter toute concentration de troupes en Jordanie. Au cours de la troisième phase, c’est-à-dire une fois l’accord signé, les services de renseignement doivent identifier les principaux points potentiellement sensibles : le partenaire a-t-il l’intention de respecter chacun de ses engagements ? Comment la signature de l’accord a-t-elle été accueillie ? La stabilité du régime signataire est-elle menacée ? Enfin, notamment en cas d’évacuation de territoires, comment réorganiser les dispositifs de collecte d’informations (les stations d’écoute, par exemple) et recruter de nouveaux agents pour préserver la capacité du pays à anticiper les réactions – positives ou négatives – du partenaire ?
Quelle est l’action du renseignement israélien sur le djihadisme, notamment dans le contexte de guerre en Syrie et de la présence de l’organisation de l’état islamique (EI) ?
On pourrait penser que, pour Israël, la révolution syrienne est une bonne nouvelle : l’un de ses adversaires historiques, le régime Al-assad, s’en trouve nettement affaibli et n’a plus rien à offrir en échange de la restitution du Golan, occupé depuis 1967 par Israël et annexé en 1981. Toutefois, comme le souligne la chercheuse française Élisabeth Marteu, « aucune des options politiques ou militaires envisagées pour une sortie de crise en Syrie n’est satisfaisante pour les Israéliens » (1), puisqu’une reprise en main de l’ensemble du pays par le régime remettrait en selle un allié de l’iran et du Hezbollah, mais l’éclatement du pays pourrait conduire à l’installation d’un foyer du djihadisme aux portes d’israël, dont on imagine le potentiel effet déstabilisateur sur le Liban ou la Jordanie. Les services de renseignement israéliens surveillent donc ces développements de près, en particulier ce qui se passe dans le Golan. Israël a reconnu y apporter une aide humanitaire aux rebelles syriens, dont certains se battent vraisemblablement avec Jabhat al-nousra (Jabhat Fatah al-cham depuis 2016). Des milliers de blessés, combattants et civils, ont ainsi reçu une assistance médicale israélienne des deux côtés de la frontière. Au-delà de la dimension morale, cela permet de recueillir des informations sur la situation en Syrie. Par ailleurs, Israël a mené dans le Golan plusieurs frappes contre des bases de groupes djihadistes, mais aussi contre des installations ou des convois du régime, la plupart destinés au Hezbollah.
Un autre front s’est ouvert il y a une dizaine d’années dans la péninsule du Sinaï. Le groupe le plus actif est Province du Sinaï, qui a prêté allégeance à L’EI fin 2014. Il disposerait d’environ 5 000 hommes, qui mènent principalement des attaques contre des cibles égyptiennes, mais représentent une menace pour les villes israéliennes du Néguev.
L’égypte et Israël coopèrent pour éviter les infiltrations dans la bande de Gaza, à la limite de laquelle une zone tampon a été créée du côté égyptien dès 2014.