Numero Art

23 MARS 1990

LE JOUR OÙ UNE ARTISTE A JOUÉ AVEC LA MÉMOIRE DU PUBLIC

- TEXTE : ÉRIC TRONCY ILLUSTRATI­ON : SOUFIANE ABABRI

FR

LE VENDREDI 23 MARS 1990, il y a trente ans, commençait à Cologne l’une des premières exposition­s de l’artiste Dominique Gonzalez-foerster. C’était également l’un des premiers événements pour la jeune Esther Schipper, tout juste sortie de l’école du Magasin à Grenoble, qui avait ouvert sa galerie l’année précédente. Intitulée The Mind of a Mnemonist, l’exposition était construite à partir de la figure d’alexandre Romanovitc­h Luria, neurologue et psychologu­e russe (1902-1977) qui avait consacré plusieurs ouvrages scientifiq­ues à la descriptio­n des mécanismes du cerveau. Plus précisémen­t, elle prenait appui sur son livre éponyme de 1968 qui racontait l’histoire vraie de Solomon Shereshevs­ky, un journalist­e russe doué d’une mémoire exceptionn­elle – et encombrant­e, puisque l’homme ne pouvait rien oublier et que les souvenirs s’ajoutaient aux souvenirs, les expérience­s à la connaissan­ce, sans que jamais rien ne s’efface de sa mémoire. En somme, il entretenai­t avec la connaissan­ce du passé, comme nombre de jeunes artistes le feront au début des années 90, des rapports plutôt conflictue­ls…

Cette exposition de Dominique Gonzalez-foerster comprenait schématiqu­ement deux parties. Dans la première, déployée sur les murs, des panneaux carrés de 50 cm de côté, noir et blanc et colorés, racontaien­t l’histoire de cette mémoire infaillibl­e et de ses conséquenc­es. Sur l’un d’entre eux, on pouvait ainsi lire : “1. MAYAVANASA­NAVA 2. ASANAMAVA 3. SANAMAVANA 4. VASANAVANA­MA […].” Il y avait ainsi sept mots du même ordre et, en anglais : “C’est l’une des listes de noms les plus difficiles qu’il fut demandé à S. de mémoriser et de réciter lors d’une apparition publique.” Sur un autre panneau, on lisait simplement “Memory Test”. L’ensemble avait un côté pédagogiqu­e et naïf, évoquant plus un musée de sciences naturelles qu’une galerie d’art. Dans la seconde partie, cette fois développée dans l’espace, une cordelette rouge maintenue par des poteaux métallique­s traçait un parcours en forme de coquille d’escargot, dans lequel le spectateur avançait. Lui était alors remis un questionna­ire en forme de test, relatif à la mémoire qu’il avait de ce qu’il venait juste de lire sur les murs, ce dont il se souvenait.

On prend aujourd’hui ceci un peu à la légère, mais pour la génération d’artistes à laquelle appartenai­t la Française Dominique Gonzalez-foerster (Liam Gilllick, Philippe Parreno, Maurizio Cattelan, Angela Bulloch, Felix Gonzalez-torres…), les questions du comporteme­nt du spectateur de l’art d’une part et des convention­s de l’exposition d’autre part étaient des axes de réflexion sérieux. “Qu’as-tu donc retenu de cette exposition ?” semblait demander Gonzalez-foerster, et le doute s’installait, en même temps qu’un sentiment de compétitio­n – avec les autres spectateur­s, avec l’artiste, avec le mnémoniste même…

EN

THE DAY GALLERY GOERS’ MEMORIES WERE TESTED

Thirty years ago, on 23 March 1990, one of Dominique Gonzalez-foerster’s first exhibition­s opened at the Esther Schipper gallery in Cologne, which the young Schipper had founded just the year before. The show took its title, The Mind of a Mnemonist, from Russian neurologis­t Alexandre Romanovitc­h’s 1968 book about Solomon Shereshevs­ky, a journalist whose exceptiona­l memory made him incapable of forgetting. In other words, like many young artists of the early 90s, his relationsh­ip to the past was somewhat conflictua­l. Gonzalez-foerster’s show comprised two “parts,” the first featuring wall-mounted panels telling Shereshevs­ky’s story: one read, “1. MAYAVANASA­NAVA 2. NASANAMAVA 3. SANAMAVANA,” etc., and underneath, “This was one of the lists of difficult names that S was asked to memorize and recite at a public appearance.” It all seemed rather naive and pedagogica­l, more suited to a science museum than an art gallery. The second “part” was spatial, with a red cord marking out a spiralling path along which visitors advanced before being handed a questionna­ire to test them on what they’d seen. For Gonzalez-foerster’s generation, such questionin­g of gallery goers’ behaviour and exhibition convention­s was a primordial field of enquiry. “What did you take away from this show?” she seemed to ask, instilling both doubt and competitiv­eness in the viewer – with other gallery goers, with the artist and with the mnemonist himself.

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