SHELBY COBRA 289 FIA
Intimidante la Cobra? Assurément, surtout au moment d’aborder l’ancien tracé de Spa-francorchamps avec une 289 FIA “continuation” très spéciale.
Succomber au venin de la Cobra “continuation”.
Et c’est à fond jusqu’à la passerelle, le freinage se situe à peu près 100 m avant, on reste bien large et on entretient le moteur pour ne pas être déporté à l’extérieur. On se laisse glisser à l’extérieur du virage de Burnenville à proprement parler, et on accélère pour revenir à la corde. » Voilà comment Lucien Bianchi décrivait cette portion de l’ancien circuit de Spa-francorchamps, en 1962, à bord d’une Aston DB4 GT Zagato.
C’est au volant d’un autre monstre sacré du Championnat du monde des voitures de sport que je me jette dans la même courbe. À allure bien plus modeste, car aujourd’hui comme hier, cette portion (délaissée depuis
1978 par le circuit) est une route ouverte à la circulation. Les lieux n’ont pas beaucoup changé en 57 ans : les maisons et les poteaux télégraphiques bordant la route sont toujours là. Mais ce n’est pas tant ce dangereux décor pas plus que le trafic qui me font rouler sur des oeufs : toute “continuation” soit-elle, cette Shelby Cobra 289 FIA m’impressionne, d’autant plus que la chaussée est détrempée et que son moteur est… gonflé à 470 ch. Cette Cobra est moderne, mais ce n’est pas une réplique : il s’agit d’un modèle fabriqué par Shelby à l’identique; et pour l’essayer, nous nous sommes rendus à Melen, en Belgique, chez Gentleman Car.
Devant la façade en métal poli aux faux airs de diner, un pick-up Ford des années 60, une dépanneuse rouillée – clin d’oeil au Rusty du film Cars – ou une caravane Airstream. Bienvenue aux USA ! Nous sommes dans l’antre de Philippe Médard, qui est devenu importateur exclusif Shelby pour la France, Monaco et le Benelux après avoir précédemment distribué la marque Hummer. C’est lorsque l’aventure de cette dernière s’est achevée qu’il s’est rapproché de Carroll Shelby, avec l’aide précieuse de son ami, Claude Dubois. Celui-ci a couru dès la fin des années 50 pour l’equipe Nationale Belge ou sur des Triumph d’usine, était un spécialiste du Liège-romeliège, a participé à trois Tours de France (dont deux avec Lucien Bianchi, sur Ferrari 250 GTO) et huit éditions des 24 H du Mans. En 1966, Ford lui confie la distribution de ses modèles sportifs (Mustang Shelby GT350, GT40 et Shelby Cobra) pour la Belgique, via le pro
gramme “Total Performance”, conscient que les concessionnaires de modèles traditionnels ne pouvaient pas faire l’affaire.
« J’ai écrit une lettre à Carroll Shelby afin d’avoir une voiture pour participer au Mans, explique Claude Dubois, mais celui-ci m’a répondu que Ford exigeait des pilotes qui avaient le niveau de la Formule 1. Alors, Jacques Swaters m’a confié une Ferrari 275 GTB pour cette édition. Après la course, Ford Anvers m’a écrit pour me dire que c’était inacceptable de ma part, en plein conflit Ford/ferrari. Je leur ai sorti la lettre de Carroll Shelby et le ton a changé. Pour l’édition suivante, en 1967, ils m’ont acheté une Shelby GT350R. » C’est ainsi que Claude Dubois a engagé la seule Mustang à avoir couru aux 24 H du Mans. « Elle était cinq secondes plus rapide au tour que ma Ferrari, mais la boîte a cassé à cause d’une grosse fuite d’huile. Plus tard, Carroll Shelby m’a dit qu’il connaissait très bien le problème et savait comment le régler ! Je lui en ai un peu voulu… »
Après la fin de l’aventure Shelby, Claude Dubois est devenu PDG de Chrysler-jeep Belgique de 1983 à 1993. C’est cette expérience qui est si précieuse à Gentleman Cars aujourd’hui. « J’ai le rôle de consultant historique et technique et je m’occupe des prestataires aux USA, parce que je parle l’anglais de Détroit couramment ! »
Né du désarroi de Carroll Shelby face aux innombrables répliques de ses voitures, parfois bien éloignées de l’originale (on en a vu sur
CETTE SHELBY COBRA 289 FIA M’IMPRESSIONNE : LA CHAUSSÉE EST DÉTREMPÉE ET SON MOTEUR EST GONFLÉ À 470 CH
châssis de Cox’ !), les Cobra “continuation” sont proposées en version 289 street (numéro de châssis en CSX8000), 289 FIA (CSX7000) et 427 S/C (CSX4000 et 6000). Notre dévolu se porte sur une 289 FIA, fidèle réplique des modèles que Shelby engageait en Championnat du monde.
Petit rappel historique: de 1962 à 1965, seules les GT pouvaient marquer des points au Championnat. Ainsi sont nées durant ce court laps de temps, quelquesunes des GT les plus légendaires, telles la Ferrari 250 GTO ou la Cobra Daytona. Mais avant de devenir le premier pion de Ford dans sa guerre contre Ferrari et de remporter le Championnat 1965, Shelby avait un objectif plus modeste : battre les Corvette aux 12 H de Sebring 1963 – et pour cela, il lui fallait d’abord se conformer au règlement de la FIA
Dans les ateliers de Gentleman Cars, il y a aujourd’hui toute une meute de Cobra. Comment les reconnaître ? Jean-luc de Krahe, le troisième “larron” du garage nous guide. Les street sont “slabside” (à flancs lisses), ont des roues à rayons et un échappement arrière, alors que les FIA ont de généreuses extensions d’ailes, des jantes Halibrand en aluminium et des échappements latéraux. Sans oublier deux excroissances sur le couvercle du coffre pour que la valise exigée par le règlement sportif puisse y loger. Et les Cobra modernes ? Si les versions qui courent en historique doivent être conformes à l’origine pour recevoir leur passeport technique, les autres peuvent accueillir quelques améliorations : des étriers de freins Wilwood à 4 pistons au lieu des Girling à simple piston ; un radiateur en aluminium, avec ventilateur thermostatique, au lieu de celui en cuivre ; une boîte Tremec TKO 600 à 5 rapports en place de la Borgwarner T10 ou de la Toploader à 4 rapports ; un V8 avec culasse alu, ou entièrement en alu, pouvant monter jusqu’à 550 ch au lieu du bloc fonte de 300 ch. Il est également possible de monter une injection Borla, cachée dans de faux carburateurs Weber.
Les voitures sont assemblées aux USA et livrées en Belgique sans moteur ni transmission. La coque est au choix en résine (réalisée par Superformance en Afrique du Sud) ou en aluminium (façonné aux USA). Le prix de base va d’environ 200000euros dans le premier cas à environ 250 000 euros dans le second. La voiture que nous essayons est une 289 FIA un peu spéciale. Il s’agit d’une édition Bob Bondurant, réalisée par Shelby à 50 exemplaires. Elle reprend la configuration esthétique de CSX2345, avec laquelle le pilote américain remporta 4 victoires de classe, telle qu’elle se présentait durant la saison 1965 : repeinte en Guardsman blue avec bandes Wimbledon white et avec quelques accessoires tels un déflecteur de goulotte de réservoir empêchant les projections d’essence dans l’habitacle. Gentleman Car lui a installé une mécanique démoniaque : un small block gonflé à 363 ci – soit 5,9 au lieu de 4,7 litres.
Après un trajet de 30 minutes, nous nous retrouvons aux abords du circuit de Spa, au niveau du virage des Combes qui marque la séparation entre le tracé actuel et l’ancien. Des Porsche et des BMW modernes roulent sur la piste et notre Cobra leur tourne le dos. La route sur laquelle elle se trouve correspond à l’ancien virage des Combes, un gauche incurvé après l’interminable ligne droite de Kemmel, à peine protégé par un maigre rail d’une dégringolade dans la vallée en contrebas.
Nous connaissons tous les formes voluptueuses de la Cobra, mais elle me paraît plus menue qu’en photos – peut-être parce que c’est la 427 à la coque plus généreuse qui est ancrée dans l’imaginaire collectif. Il n’empêche, ainsi gréée pour la compétition, la Shelby impressionne.
La frêle portière ouverte – difficile de distinguer la résine qui remplace ici l’aluminium – il faut monter à bord. Pour cela, interdiction de s’appuyer sur le pare-brise, au risque de le briser. Celui des 289 FIA a été conçu pour se plier à haute vitesse afin d’en réduire la résistance à l’air, sans pour autant déroger à la hauteur minimale réglementaire… mesurée à l’arrêt.
Il faut donc passer une jambe, agripper les tubes de l’arceau dans son dos, passer l’autre jambe et se laisser glisser sous le volant Motolita à jante en bois, pour tomber dans les petits sièges tendus de cuir, au ras du sol. Surprise, je ne suis pas à l’étroit. Autre surprise : le volant est aligné avec ma jambe droite et les pédales d’embrayage et de frein avec la gauche, l’accélérateur étant relégué de l’autre côté de la colonne de direction – oubliez le talon-pointe avec un pédalier standard. Et les ceintures… Mais au juste, quelles ceintures ?
La frêle clé libère un incroyable tonnerre mécanique. C’est le gargouillement typique d’un V8 à vilebrequin croisé, mais avec une intensité qui donne l’impression d’être assis dans un cumulonimbus en plein orage.
POUR BATTRE LES CORVETTE AUX 12 H DE SEBRING 1963, LES COBRA DEVAIENT D’ABORD SE CONFORMER AU RÈGLEMENT DE LA FIA
Ou sur un marteau-piqueur en pleine action, tant la caisse est animée par les vibrations du small block. Délirant.
Philippe m’avertit : la voiture est facile, mais il faut vite monter les rapports, d’autant plus que la chaussée est grasse et humide. Facile ? Voyons voir, je passe la première sans encombre et relâche doucement la pédale de l’embrayage pour… laisser la voiture se mettre tranquillement en mouvement sous l’effet du gigantesque couple du moteur. J’écoute son conseil, passe rapidement la seconde, puis la troisième, la Cobra évolue sans broncher dans le grondement profond de sa mécanique. En quelques mètres à peine, l’expérience est déjà viscérale.
Les Combes ne donnent pas envie de bousculer pareil monstre, mais après un stop, c’est la longue descente vers l’interminable virage de Burnenville. Je redémarre, première, puis rapidement la seconde que je pousse un peu plus et… un flou dans le volant, un soudain flottement dans le siège: à 4 000 tr/min et peut-être 70 km/h, voici que la Cobra se met à généreusement cirer ses pneus arrière sur la chaussée, tout en restant “sagement” en ligne.
Je retiens la leçon et passe les vitesses plus tôt. La Cobra accepte docilement d’évoluer sur les rapports élevés. Le maniement du levier permet des changements relativement rapides, mais sa précision est perfectible. Au rétrogradage, donner un généreux coup de gaz est l’occasion de jouir avec toujours plus de gourmandise d’une soudaine déferlante de décibels.
La direction est moins lourde que ce que je craignais, elle est précise et le décalage du volant sur le côté se fait vite oublier. Le plus surprenant, c’est la docilité qu’elle est capable de montrer à basse vitesse ou dans le trafic, comme je l’expérimente dans le village de Masta qui entrecoupe l’interminable ligne droite éponyme. Voilà qui permet de répondre sereinement aux questions des passants éberlués.
Puis c’est le beau virage relevé de Stavelot, dont le vieil asphalte est chargé d’histoire, et la section de La Carrière qui mène à Blanchimont et le portail du circuit permanent. Trois kilomètres de lignes droites et de courbes rapides quasi désertes, où le temps semble s’être arrêté dans les années 60. La Shelby est dans son élément, se jetant goulûment sur la route dans une accélération qui ne semble jamais vouloir s’arrêter. Relégué à l’extrême droite de la planche de bord, le compteur de vitesse est invisible – bonne excuse pour ne pas lever le pied.
Les bourrasques de vent balayent le cockpit et je me demande si les déflecteurs placés sur les côtés et le dessus du pare-brise ont une quelconque utilité. Yannick, notre photographe, avait beau me prévenir que la Cobra
est « une machine à courants d’air », j’ai oublié mon bonnet. Tans pis pour les oreilles meurtries par le froid, être au volant de pareil monstre permet d’expérimenter pleinement l’une des plus belles sensations que peut offrir un bolide ancien : se sentir vivant.
Et de se remémorer ces quelques paroles du groupe Téléphone : « Crache ton venin crache ton venin ; mais donne-moi la main ; tu verras ce sera bien, enfin ». Oh oui, ça sera bien !
SOUDAIN, À 4000 TR/MIN ET70 KM/H, LA COBRA SE MET À CIRER SES PNEUS ARRIÈRE