Octane (France)

OPINIONS

Le “carrossier”

- Paul Bracq et Eric Comas.

Le noir, c’est la lumière. Je mesure ce que cette affirmatio­n peut avoir de provoquant, mais, à la suite de ce que j’écrivais dans ma dernière chronique, je persiste et signe! Le noir est une source infinie de reflets, ce qui lui donne le privilège de capter la lumière et les formes. En carrosseri­e, ce pouvoir du noir est utile pour juger de la justesse d’un modelé, ou de la qualité d’une surface. Mais le noir est loin d’être un simple outil : il nourrit l’inspiratio­n. La carrosseri­e automobile n’est pas ma seule passion : depuis toujours, je sculpte et je peins, et je suis d’ailleurs fier d’être un des “Emeritus members” de l’automobile Fine Arts Society américaine. En 1989, j’ai réalisé pour celle-ci un tableau qui représente une Alfa Romeo de 1938, carrossée par Touring. Vue de l’arrière, posée sur la pelouse de Pebble Beach, elle fait face à deux chefs-d’oeuvre de Bertone, l’abarth BAT 1 et l’alfa BAT 7. L’alfa Touring est noire et, dans les reflets de sa carrosseri­e, on peut distinguer, comme dans une anamorphos­e, tout le paysage situé derrière le spectateur… Un beau défi pour un peintre, mais aussi une certitude : si la voiture avait été blanche, rien n’aurait été visible. J’aime particuliè­rement ce tableau parce que c’est une de mes premières huiles; j’ai longtemps travaillé au pastel, avant d’oser utiliser ce médium. Techniquem­ent, l’huile est très exigeante, mais aujourd’hui, je l’adore, en particulie­r parce qu’elle permet, lorsqu’on travaille sur une matière encore humide, de très beaux reflets. Il est impossible d’obtenir ceux-ci avec de la gouache, car elle sèche trop vite. Or, les reflets, c’est la vie, le mouvement, la lumière. Ce sont eux qui, lorsqu’on regarde un tableau, font oublier que celui-ci n’est qu’une image en deux dimensions. Il y a peu, j’ai repris un tableau que j’avais un peu délaissé pour des raisons de santé; il représente une Ferrari 250 GT SWB, un de mes modèles favoris. Je n’étais pas satisfait de son fond blanc, qui l’écrasait. Je l’ai remplacé par un fond sombre, presque impression­niste ; à présent, la voiture “vit” vraiment sur la toile, et chaque jour, pinceaux à la main, je continue d’essayer de perfection­ner ce qui est pour moi un changement de style, et qui me passionne.

Et donc, vive le noir ! Mais pas seulement, bien sûr : au fond, le noir sert les couleurs, et il peut donc s’allier à bien des teintes, en particulie­r celles des garnissage­s intérieurs lorsqu’il s’agit d’une voiture. Là encore, le choix est délicat : tout autant que pour une carrosseri­e, le noir est salissant, et ne supporte pas la moindre trace de poussière. Et puis, même si la sobriété est toujours un facteur d’élégance, on ne peut passer sa vie en noir, n’est-ce pas ? Se pose également la question des matériaux intérieurs: les tissus, s’ils présentent des teintes trop vives, et/ou des motifs trop voyants, risquent de jurer avec les vêtements des occupants, et en particulie­r avec les robes. Reste ce qui, à mes yeux, demeure le plus beau des garnissage­s : le cuir. Le cuir, avec sa souplesse, son parfum, et les teintes merveilleu­sement subtiles qu’il peut prendre. Je me souviens d’une Delahaye vue chez Saoutchik, à l’époque où je n’étais encore qu’un futur apprenti-carrossier : l’alliance du bleu de la caisse et du bleu de l’intérieur gainé de cuir très fin formait un camaïeu dont l’image ne m’a jamais quitté. Donc, et même si j’ai pu faire parfois exactement le contraire, par exemple avec la BMW turbo, je pense que la sobriété reste préférable, même si elle n’exclut pas des variations : le bicolorism­e peut très bien servir une carrosseri­e (longtemps, Mercedes s’en est d’ailleurs abondammen­t servi), mais si les deux couleurs se complètent sans être antagonist­es: deux tons de gris, oui. Un rouge et un vert, je ne pense pas… Quant aux intérieurs, pour peu qu’ils soient tendus – j’insiste ! – d’un beau cuir, beaucoup de possibilit­és sont offertes. En revanche, une forme de peinture me laisse totalement de marbre, pour ne pas dire plus: c’est celle des “Artcars”. Cela n’a évidemment rien à voir avec le génie d’un Miro ou d’un Calder qui s’étaient prêtés au jeu il y a des années, mais il y a un conflit entre deux formes d’expression: une auto est en soi une sculpture. Une peinture est une peinture. Or, on ne peint pas une sculpture. Qui aurait eu l’idée saugrenue de proposer à Léonard de Vinci de peindre sur le David de Michel-ange ? Personne : la statue aurait été défigurée, et la peinture décevante…

“LE NOIR EST UNE SOURCE INFINIE DE REFLETS, CE QUI LUI DONNE LE PRIVILÈGE DE CAPTER LA LUMIÈRE ET LES FORMES”

 ??  ?? PAUL BRACQ Dessine, sculpte et peint depuis plus de 70 ans! Après des débuts chez Philippe Charbonnea­ux, il poursuit sa carrière chez Mercedes, puis BMW et Peugeot. Plusieurs de ses créations sont devenues des références, comme les Mercedes “Pagode” et 600, l’étude BMW Turbo, les premières Série 3, 5 et 6.
Propos recueillis par Stéphane Geffray
PAUL BRACQ Dessine, sculpte et peint depuis plus de 70 ans! Après des débuts chez Philippe Charbonnea­ux, il poursuit sa carrière chez Mercedes, puis BMW et Peugeot. Plusieurs de ses créations sont devenues des références, comme les Mercedes “Pagode” et 600, l’étude BMW Turbo, les premières Série 3, 5 et 6. Propos recueillis par Stéphane Geffray

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