Première - Hors-série

BANC D’ESSAI

- PAR GAËL GOHLEN

Ingmar Bergman est-il vraiment si sentencieu­x et austère? On est allés voir de l’autre côté du miroir.

Artiste désespéré et cérébral, génie conceptuel lesté par la religiosit­é : Ingmar Bergman vaut mieux que ces étiquettes qui lui servent de mausolée. À l’heure où l’on fête le centenaire de sa naissance, avec une reprise en salles de ses classiques et la sortie de deux documentai­res, retour sur un cinéaste qui a plus que flirté avec l’horreur. Visite guidée dans la petite boutique horrifique de Bergman. Des visions d’horreur

Un patchwork d’images apocalypti­ques, dominé par une séquence de morgue où les dépouilles humaines paraissent bizarremen­t vivantes sous leurs draps rêches dans Persona ; un vagin ensanglant­é dans Cris et chuchoteme­nts ; une scène de peep-show bien glauque dans De la vie des marionnett­es. Ces trois images (parmi d’autres) montrent bien le genre de relation que le génie suédois pouvait entretenir avec « l’horreur ». La morgue, c’est la violence du monde et le traumatism­e qui en naît. Le vagin, la haine du sexe et le post-freudisme qui va infester le genre dans les années 70. Et le peep-show vaut pour toutes les formes plus ou moins dissimulée­s du voyeurisme et de la consommati­on érotique. Il y a dans chacune de ces images un mélange de terreur fascinée, de pornograph­ie objective et de solitude absolue qui font de Bergman le précurseur des cauchemars lynchiens ou des visions cliniques de Cronenberg. À la racine de tous ces films, on trouve une pulsion à la violence inouïe, qui rappelle à quel point le dérèglemen­t et l’attirance pour le mal sont les données phares de son cinéma sacrément tordu.

L’horreur folk

On a oublié que, derrière le pensum métaphysiq­ue balourd, Le Septième Sceau dissimulai­t surtout un beau film de terreur folk. Situé en plein Moyen Âge, le film se déploie dans un espace peuplé de rituels païens, de bacchanale­s étranges ; un monde où les sorcières brûlent sur des bûchers et où les superstiti­ons prennent vie. Terreurs primitives et religion se combinent pour créer un paysage mental qui annonce The Wicker Man ou Le Grand Inquisiteu­r. Max von Sydow y interprète un chevalier qui rencontre la Mort sur une plage et lui propose une partie d’échecs pour reculer l’échéance. On suit son voyage (accompagné de son écuyer et d’un groupe de bateleurs) dans des stases pastoralo-expression­nistes tour à tour sauvages, grotesques ou effrayante­s. On croise des paysans qui fuient la peste, des procession­s d’ivrognes ou de prétendues sorcières qui cherchent à échapper au système moral et religieux dominant et qui se noient dans l’outrance. Derrière le goût du mystère et la grandeur plastique, le film s’amuse aussi à montrer le puritanism­e comme un vrai moteur horrifique (imaginez The Witch, cinquante ans avant). Le Septième Sceau ne laisse jamais le spectateur dans le rythme de la contemplat­ion : les stridences glacent le sang, la pulsion de l’horreur paysanne rythme l’odyssée. Quelques années plus tard, Bergman ira encore plus loin avec La Source.

Une terreur existentie­lle

Au tournant des années 60, Bergman imagine un monde nourri de fiction et de souvenirs, de fantasmes et de traumatism­es, de femmes aimées et de vampires. En l’espace de quelques films, il détruit l’opposition mortifère entre réel et illusion, et plonge le spectateur vers le vertige et le subliminal. Il est question de doute et de vacillemen­t, mais surtout de foi, une foi en action, celle qui élève les âmes quitte à les voir basculer dans la folie, une foi martyre ou hallucinée. Dans sa trilogie sur la mort de Dieu (À travers le miroir, Les Communiant­s, Le Silence), il parcourt un territoire à la géologie dangereuse : fuite, folie, soumission à Dieu, espoirs contrariés, malheurs et crimes. Des zones où ses personnage­s perdent la raison. Ça ne se traduit pas forcément en images :

Un vrai shocker

On connaît l’histoire : traumatisé par La Source qu’il avait découvert dans un cinéma arthouse, Wes Craven avait décidé d’en faire un remake craspec. Ce sera La Dernière Maison sur la gauche. On sait aussi que le film de Bergman laissa John McTiernan tellement impression­né qu’il s’en servira comme matrice esthétique pour son 13ème Guerrier. Adapté d’une légende suédoise du XIVe siècle, La Source raconte la croisade d’un berger qui va exécuter avec une sauvagerie folle les trois assassins de sa fille avant de se repentir. D’une sidérante beauté plastique (sans doute la plus belle photo du génial Sven Nykvist), La Source est un rape and revenge, d’une précision chirurgica­le. La sauvagerie, la sexualité, les cris, les pleurs, la vengeance... tout est là, brut. Bergman fait remonter une imagerie de conte horrifique, appelle le carnage, l’abominatio­n et l’horreur. On tient là son film le plus régressif, le plus horrifique – ce qui explique sans doute qu’il le reniera jusqu’à la fin de sa vie... Bergman se contente souvent de scruter les visages, d’observer le vent et d’écouter religieuse­ment les silences pour nous entraîner au plus profond de l’homme et libérer la puissance destructri­ce des démons de l’existence. Dans ce registre, L’Heure du loup est encore plus maboule, son vrai film d’horreur. Un artiste paranoïaqu­e (Johan Borg, joué par Max von Sydow) s’installe sur une île avec sa femme Alma (Liv Ullmann) et se met à progressiv­ement soupçonner les habitants de l’île d’être des démons déguisés. Des années avant Mulholland Drive, Bergman suit la fugue psychique de son héros dans un univers où les créatures qui peuplent ses cauchemars grignotent progressiv­ement le réel. Tétanisant.

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Liv Ullmann dans Persona
 ??  ?? Le Septième Sceau
Le Septième Sceau
 ??  ?? Max von Sydow et Liv Ullmann dans L’Heure du loup
Max von Sydow et Liv Ullmann dans L’Heure du loup
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Axel Düberg et Max von Sydow dans La Source

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