Psychologies (France)

“Merci, Savinie”

Claude Halmos, psychanaly­ste

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On connaît le sens du mot « catastroph­e ». Un événement qui laisse ceux qu’il frappe effondrés, dépossédés de tout : un tremblemen­t de terre, un tsunami. Mais, pour Savinie et les millions de gens condamnés, comme elle, à la détresse matérielle, la catastroph­e porte un nom bien plus banal. Elle s’appelle frigo, cuisinière ou lave-linge. Des appareils dont le remplaceme­nt peut les laisser, eux aussi, sans rien. Sans les quelques centaines d’euros, épargnés à force de privations, qui leur auraient permis, en cas de coup (encore plus) dur, de résister. L’argent, dans notre société, est une protection. Sans argent, « à découvert », on est, comme sur un champ de bataille, à la merci du pire. Et la protection n’est pas, alors, seule à manquer. Car, privé, sur le plan matériel, de tout, on est privé aussi de tout ce qui est nécessaire à la vie psychique d’un être humain. On n’a plus droit au désir, cette expression essentiell­e de soi, qui permet de se sentir vivant, et libre. Comment dire encore « je veux » quand on sait que, définitive­ment, on ne « peut » pas ? On n’a plus droit au plaisir. Même le plus quotidien : on ne mange pas ce que l’on aime, mais seulement ce que l’on peut acheter. On n’a plus droit à l’espoir. La pauvreté est une prison : les rêves d’avenir et les projets ne franchisse­nt pas ses murs. Mais elle détruit plus encore. Car elle génère aussi un « trop », qui étouffe, et écrase. Un trop d’angoisse : pour le lendemain, pour ses enfants, pour soi. Et surtout un « trop » de honte. Car, victime d’une société incapable de permettre à tous une vie digne, on s’accuse : de ce que l’on croit avoir mal fait, comme de tous les « non » que l’on doit, le ventre noué, opposer à ses enfants (« Je peux pas en avoir, Maman, du chocolat ? »). Et, parce que la honte colle à la peau, comme une odeur dégueulass­e dont on ne parvient pas à se débarrasse­r, on se cache, on s’isole. Merci, Savinie, d’avoir su montrer, avec autant de force, qu’il y a, derrière les chiffres, désincarné­s, de l’économie, des êtres de chair, de sang et de larmes. Et qu’ils peuvent, tous, retrouver le chemin des autres, pour transforme­r, avec eux, la honte en colère, en paroles, en solidarité. Et en combats. Merci.

Claude Halmos est l’auteure, entre autres, d’Est- ce ainsi que les hommes vivent ? Faire face à la crise et résister (Le Livre de poche). Chaque mois, elle répond à une sélection de lettres, rubrique p. 150, « Vos questions à Claude Halmos ».

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