CLIPS
Pour le plus grand bonheur des yeux, la période faste du groupe correspond également à l’époque où les clips pouvaient coûter plusieurs millions de dollars. Analyse filmique.
Edouard Balladur est en poste, Kurt Cobain encore de ce monde et les Guns N’ Roses décident d’exploiter un huitième extrait des deux volumes de “Use You Illusion”. Il s’agira d’ “Estranged”, lourde power ballad tirée du deuxième volet, facturant 9 minutes 23 secondes dans sa version album et pas une de moins sur le single. Malgré quantité de solos de guitares le morceau entérine l’ambition
eltonjohnesque d’Axl, avec son piano clinquant et sa mélodie doucereuse. Un sommet d’emphase qui n’est pourtant que pet de lapin à côté du clip l’illustrant.
Commandos d’élite et dauphins
Le contexte est favorable : la jeunesse occidentale est scotchée devant MTV et Geffen, la maison de disques des Gunners, prête à claquer des millions de dollars pour satisfaire les ambitions filmiques de ses champions. 4 000 000 $ seront nécessaires pour produire la vidéo pharaonique d’“Estranged”. Le moins qu’on puisse dire, c’est que la thune est visible dans ces dix minutes dont le budget dépasse probablement celui de la filmographie complète d’Eric Rohmer. Défilent sous nos yeux ébahis un commando d’élite, des hélicoptères, des limousines, des villas de film porno et quelques images captées lors des concerts en stade. Les effets spéciaux sont du meilleur mauvais goût : Slash fait des solos sur un tapis roulant invisible, Axl déambule dans un Los Angeles envahie par les eaux et les dauphins, se promène sur le pont d’un authentique pétrolier avant de sauter dans l’océan rejoindre ses amis cétacés pour de coûteuses prises de vue sous-marines. Nirvana et son bébé-nageur peuvent aller se rhabiller et Michael Jackson est sans doute gris de jalousie : Axl Rose vient de tuer la partie. C’est à ce moment de la fin 1993 que Guns N’ Roses atteignait son délirant pinacle. “Estranged” venant conclure une trilogie, commencée avec “Don’t Cry” et “November Rain” et vaguement scénarisée par le dénommé Del James, ancien rock critic présent dans l’entourage des Guns depuis le début. Relativement sobre en comparaison, la vidéo de “Don’t Cry” se contente de quelques explosions automobiles mais vaut surtout pour la mise en abyme du personnage Axl Rose. Ce dernier est filmé sur le divan d’une psychanalyste chaudasse, les femmes se battent pour lui et l’on voit apparaître à la fin la propre tombe du chanteur. Dernière image : un gros bébé sort de l’eau. Axl Rose avait vraiment une revanche à prendre sur Nirvana. C’est un Axl toujours en lutte avec ses démons qu’on retrouve dans le célébrissime
“November Rain”, à nouveau hanté par la mort et l’amour. Points forts de la vidéo : la présence de Stephanie Seymour (top model et petite amie battue du chanteur) et Slash faisant son solo cheveux aux vents devant une chapelle au beau milieu du désert. L’époque “Use Your Illusion” est un âge d’or : “Civil War” est prétexte a une vidéo western et Arnold Schwarzenegger vient, fusil à pompe en main, terrifier la foule d’un concert des Guns pour le clip de “You Could
Be Mine”, qui figure dans la BO de “Terminator 2”., En comparaison, la période “Appetite For Destruction” est relativement sobre : comme tout bon orchestre hard-glam digne de ce nom, le groupe exalte sa vie de débauche en images de concerts (tout le temps), de chambres d’hôtel (“Paradise City”), de brushings effet saut du lit (“Welcome
To The Jungle”) et noir et blanc quasi arty (“Sweet Child O’ Mine”). Les Guns N’ Roses sont un cirque frénétique qui calme le jeu uniquement pour la vidéo consacrée à “Patience”. Les musiciens font semblant d’enregistrer la ballade en studio, jouent sur des guitares acoustiques et prennent des poses mélancoliques dans un décor orné de bouteilles mystérieuses.
Milliard de vues
Après la reprise de “Since I Don’t
Have You”, figurant sur “The Spaghetti Incident ?” et illustrée par un court métrage aux rituels diaboliques incompréhensibles, le robinet à clips Guns N’ Roses s’arrêtera aussi net que la carrière du groupe. Le gangsta rap et la pop pouvaient prendre le relai et Axl s’enfermer en studio pour les longues années de gestation de “Chinese Democracy” (un disque dont le budget ne fait après tout que 4 fois celui du clip d’“Estranged”). Pour cet album, il tentera, encore avec Del James au scénario, de renouer avec la grandeur des clips d’antan. Las, la vidéo de “Better”, construite sur des images live récentes et moins glamour, restera sur les étagères de montage, avant de fuiter sur Internet en 2012 au grand dam du chanteur. En attendant, la vingtaine de clips des Guns dépasse le milliard du visionnages sur YouTube, loin derrière Beyoncé mais devant Nirvana. L’honneur est sauf.
originels a lieu au Troubadour le 6 juin 1985. Le flyer promet une “teuf rock’n’roll où tout le monde est déchiré”.
Antre du stupre
Les premiers temps vont être rudes, très rudes. Un quotidien de misère, de dope. Et une expérience fondatrice : cette fameuse putain de tournée à Seattle. Nos cinq pieds nickelés tombent en panne, en plein désert, sous le cagnard. Trempés dans leurs cuirs noirs, en manque, ils n’ont d’autre solution que de faire du stop... Comme de bien entendu, le concert est un désastre, mais ce voyage initiatique a néanmoins permis aux Guns de souder d’indéfectibles liens. Désormais, ce sera eux contre le reste du monde. Ils vont survivre ensemble. Sans le sou, ils s’installent au croisement de Sunset et Gardner, dans un petit entrepôt. Ils y construisent une mezzanine de fortune pour y dormir. Un canapé sentant la pisse est récupéré dans la rue. Là, ils installent leurs instruments pour répéter. Izzy y tient son commerce d’héroïne, ce qui agrège une faune on ne peut plus interlope : très jeunes groupies, camés, acteurs, amis musiciens. Le lieu acquiert une réputation sordide : partouzes, piquouses, binouzes sont les maîtres mots. Les cafards, les morpions, la chtouille. Sans cuisine, ni chiottes, ni salle de bain. Pour manger, pas d’autre choix que de dépouiller les imprudentes qui osent s’aventurer dans cet antre du stupre. Comme une trainée de poudre, la rumeur très vite se répand sur le Strip : ce gang-là, il est vraiment dangereux. Et c’est ainsi que les Guns vont remplir leurs premières salles. Ils ont quelques chansons qui tuent, majoritairement composées par Izzy, et ont même charmé une manageuse, Vicky Hamilton, qui les héberge de temps à autre, leur arrange des concerts et démarche les labels. Par l’odeur du gain alléché, Geffen mord à l’hameçon. Un contrat est signé, avec une confortable avance. Le producteur Mike Clink est chargé de s’occuper de ces psychopathes. Avec un gant de velours, il manoeuvre avec intelligence. “Appetite For Destruction” porte les stigmates de ces premiers temps de dèche et de débauche : “Mr Brownstone” évoque la dépendance à l’héroïne, “Paradise City” ce trip catastrophique jusqu’à Seattle. Quant à “Rocket Queen”, elle est enregistrée avec les couinements authentiques d’une groupie, strip-teaseuse de passage besognée par Axl sur la moquette du studio.
Axl Rose ? Un sale type, mégalomane, mais aussi génial, hors-norme
Contrairement à ce qu’on pourrait croire aujourd’hui, ce chef-d’oeuvre furieux qu’est “Appetite For Destruction” ne transcende pas immédiatement les foules. La pochette originale, issue d’un comics signé Robert Williams, déclenche un tel scandale que les magasins en renvoient des cartons entiers... La vapeur s’inverse avec “Sweet Child O’ Mine”, publiée comme second single. Cette puissante ballade à l’irrésistible crescendo, devient un tube énorme, monumental, qui leur permet d’assouvir un vieux rêve : tourner en compagnie d’Aerosmith, fraîchement sorti de cure de désintoxication. “Appetite For Destruction” sera à la fois leur bénédiction et leur perte. Geffen concocte un planning stakhanoviste : la tournée est interminable et les musiciens lessivés, gavés de pilules. Axl souffre de polypes aux cordes vocales et est, de plus, officiellement diagnostiqué maniaco-dépressif. Lors du festival Monsters Of Rock à Castle Donington, deux jeunes fans périssent piétinés lors d’un mouvement de foule. C’est leur Altamont à eux. A peine consacrés, les Guns commencent déjà à se fissurer. Too much, too soon. L’argent afflue, et une fois la tournée achevée chacun s’isole. La déprime guette. Slash s’enfonce très profondément dans l’héroïne : il n’est pas rare qu’on le retrouve sur le Strip, à moitié nu, au fond d’un caniveau, en proie à quelque rêverie opiacée... Il en est de même pour Steve Adler, pourchassé par ses dealers. Le poison de Duff est l’alcool. Quant à Axl, sa santé psychique évolue au gré de ses homériques embrouilles conjugales. Pour occuper le terrain, Geffen livre “G N’R Lies”, qui couple leur premier EP avec quatre titres acoustiques. C’est finalement grâce aux Rolling Stones, dont ils font la première partie après neuf mois de repos, que les Guns vont encore se rapprocher du firmament, jusqu’à chuter. Axl observe attentivement le comportement de Mick Jagger qui régente tout et surveille le moindre détail. Le spectacle total des Stones, avec force cuivres et choristes, lui montre la voie à suivre : remplir les stades. Pour l’heure, le teigneux rouquin va tenter de réveiller tout le monde en critiquant vertement les accoutumances de ses camarades devant des milliers de spectateurs. Et ça marche : chacun entame une désintox, sauf Steven Adler qui se fait donc saquer sans ménagement. Matt Sorum, solide batteur passé par The Cult le remplace. Trois longues années d’errances et d’atermoiements en studio seront nécessaires pour finaliser les deux opulents volumes de “Use Your Illusion”. Plus adulte, partagé entre ballades épiques et hard rock viscéral, cet ensemble ambitieux parait déjà un peu déphasé en cette année 1991 qui est celle du “Nevermind” de Nirvana et du “Ten” de Pearl Jam. La tournée qui suit révèle d’irrémédiables fractures : lassé du cirque permanent des Guns et des manières de plus en plus autocratiques d’Axl, Izzy finit par claquer la porte. C’est la triste fin d’une époque dorée. Seul aux commandes, Axl va en profiter pour asseoir sa vision d’un Guns N’ Roses pompier, taillé pour les stades. Outre le recrutement de Gilby Clarke (préféré à Dave Navarro par Slash), il amène Dizzy Reed aux claviers, des choristes, des cuivres. Il devient en prime un terrifiant control freak aux exigences de diva, isolé de reste de la troupe par une nuée composée de gorilles, stylistes, costumiers, cuisiniers, avocats et même une conseillère spirituelle. On devine la suite : défiance réciproque, paranoïa. Les retards de plusieurs heures deviennent la norme, les émeutes de plus en plus fréquentes. Le sexe moulé dans son mini-short surmonté d’un kilt, notre hurleur crache sur scène sa haine des journalistes et de tous ceux qui osent braver son autorité ou remettre en cause son génie. En 1993 sort “The Spaghetti Incident ?”, puis c’est la débandade complète : Gilby Clarke est viré, des contrats d’employés sont adressés à Slash et Duff. Cette fois, c’en est trop. En 1996, les Guns N’ Roses n’existent plus.
Heureux rescapés
La suite ? Elle est logique : Axl devient les Guns N’ Roses à lui seul, dont il est d’ailleurs dépositaire du nom. Il assemble un cover band de luxe certes compétent — on y croise en fonction des années Buckethead, Robin Finck (Nine Inch Nails), Tommy Stinson (The Replacements), Bryan Mantia, Ron Bumblefoot Thal, DJ Ashba... — mais sans âme. L’interminable gestation de “Chinese Democracy” prend fin en 2008. Philippe Manoeuvre, en ces pages, le qualifie de “Grande Pyramide
du rock”. Pas faux, tant le projet, pharaonique, a essoré nombre de producteurs ( Moby, Sean Beavan, Youth, Roy Thomas Baker...), musiciens, ingénieurs du son. La méticulosité extrême d’Axl a donné naissance à un disque étonnamment hors de son temps, à la production massive, surchargée, étouffante. Et pas si infamant à la réécoute... On ne sait pas encore quel a été le déclic pour que notre démiurge désormais bouffi et nanti d’un bide à bière daigne descendre de son piédestal l’année dernière, pour arrêter cette mascarade et tâcher de réunir les Gunners originels. Besoin d’argent ? Une brusque prise de conscience de l’absurdité de sa trajectoire ? Hélas, Izzy a refusé, arguant que “le
butin n’était pas partagé équitablement”, mais Steven Adler a fait quelques souriantes apparitions en tant qu’invité. Pas de Matt, ni de Gilby. On retrouve les inénarrables Dizzy Reed, Richard Fortus et Frank Ferrer, heureux rescapés de la précédente formation. Mais voilà, Slash et Duff sont présents, et c’est déjà ça. Les trois cinquième des Guns en ville ? Il serait évidemment vain d’y chercher la même excitation qu’en 1987, mais ne serait-ce que pour revoir ces gars-là côte à côte, comme au bon vieux temps, cela vaudra le déplacement. Et puis, qui sait si ces Guns N’ Roses, après trente années de rage, gloire et décadence, n’auraient pas encore quelques tours dans leurs sacs ? Quoiqu’il en soit, ils demeureront, à jamais, le dernier gang du rock’n’roll.
“Appetite For Destruction” sera à la fois leur bénédiction et leur perte