Rock & Folk

“Head Games” Foreigner

On ne juge pas un livre à sa couverture. Et un album ? Chaque mois, notre spécialist­e retrace l’histoire visuelle d’un disque, célèbre ou non.

- PAR PATRICK BOUDET

Première parution : 10 septembre 1979

Mick Jones est une sorte de Jimmy Page qui a eu un peu de mal à trouver la sortie. Brillant guitariste et compositeu­r dans l’équipe de Johnny Hallyday (“Oh ! Ma jolie Sarah”), Jones tient la boutique du French Elvis durant presque une décennie, avant de participer à la reformatio­n de Spooky Tooth sans grand succès. Puis, c’est la création de Foreigner et le jackpot. Une enfilade de disques platine, de premières places dans les classement­s mondiaux et une présence incontourn­able sur la bande FM. Jones, étranger à lui-même, se réalise enfin. L’identité sonore de Foreigner est un subtil compromis entre la rage d’un Free et les intentons mélodiques de 10cc. Il faut dire que le compère de Jones, Ian McDonald, est un multi-instrument­iste venu de la musique progressiv­e, cocréateur de King Crimson. Bref, des adultes biens éduqués et cultivés qui ont situé leur ligne esthétique entre les sulfureux Led Zeppelin et les aseptisés Toto. Leurs paroles racontent la vie des hommes blancs à l’orée des années 80 où les femmes sont encore des fantasmes sexuels et les hommes commencent à se poser des questions sur leur identité, sur la fragilité de leurs relations humaines, sur un univers qu’ils n’arrivent plus à décoder. “Head Games” est le titre d’une chanson de l’album sur le désir d’un rapport amoureux sain, loin des jeux psychologi­ques enfermants, une thématique qui sera largement parcourue par le cinéma de l’époque. L’idée de la pochette est née dans la tête de Sandi Young — la directrice artistique d’Atlantic. Elle engage Chris Callis, jeune photograph­e qui déploie son talent dans plusieurs domaines, de la mode aux instantané­s de rue. On lui doit, notamment, la pochette du troisième album des Dictators et l’affiche publicitai­re d’une compilatio­n des Rolling Stones jamais sortie en France, “Sucking The Seventies”, une lolita qui suce son pouce dans une pose faussement innocente. Il a déjà tout compris. Sandi Young convoque un ex-top model de la mode enfantine sur le point de basculer dans la comédie, Lisanne Falk. Les toilettes sont celles d’une agence de pub dans laquelle travaille un ami du photograph­e. Lisanne Falk est venu avec ses propres vêtements et la séance est organisée un samedi sans que l’entreprise en soit informée. Ce qui surprend, c’est l’économie de moyens, voire l’amateurism­e, pour un groupe phare des années 70/ 80. “Head” désigne également des toilettes où l’on s’assoie (à la différence de celles à la turque). Et, c’est de là que vient le jeu de mot avec le nom de la chanson qui n’a, a priori, rien à voir avec le sens de la pochette. On peut également penser à l’expression to give head (tailler une pipe) que Lou Reed utilise dans “Walk On the Wild Side”. Ainsi, l’ambiguïté sexuelle n’est plus vraiment ambiguë. En effet, Lisanne Falk incarne l’archétype de la nymphette délurée de ces années-là : les mules rouges aux talons aiguilles de 8 centimètre­s portées avec des socquettes blanches insistent sur ce désir de séduction s’éveillant dans le corps d’une jeune fille, son corsage s’apparente à un body très échancré et sa minijupe, grâce à son imprimé à notes de musique, nous rappelle qu’il s’agit d’un disque. Cette lolita serait-elle l’héroïne de la chanson “Seventeen” racontant le retour à l’adolescenc­e d’une femme qui oublie son mari dans les bras d’un amant ? Peu probable que Jones ait pensé à cela ou ne l’ait même imaginé. Nous savons que les toilettes sont des lieux d’expression, ou du moins l’étaient avant l’époque numériques. On y écrivait ses pensées refoulées, dessinait ses désirs obscurs... Tout un monde indicible s’exposait anonymemen­t. C’est ce qui avait tant fasciné Keith Richards au point de vouloir en faire la pochette de “Beggars Banquet”, une photo de mur de toilettes immortalis­é par Barry Feinstein que refusera la maison de disques des Rolling Stones. Ici, la jeune fille efface son nom et son numéro de téléphone, peut-être laissés par un garçon qui a envie de partager l’informatio­n avec ses camarades. Difficile d’effacer du stylo avec du papier toilette. On peut en revanche imaginer une multitude de scénarios, tous plus ou moins salaces, autour de l’usage de ce rouleau de papier hygiénique. D’autant que la pose de l’adolescent­e, avec ses fesses reposant sur l’urinoir, évoque plus une position sexuelle qu’une séance de nettoyage. Sous sa jupe, on peut lire, écrit sur la paroi, le nom de l’album précédent de Foreigner, “Double Vision”, une chanson sur l’étourdisse­ment qui prend ici un autre sens avec la perspectiv­e de la culotte de la jeune fille quelques centimètre­s plus haut. Les autres inscriptio­ns sont les titres des chansons de la face A. Son regard effrayé et vulnérable semble prendre à témoin. S’angoisse-t-elle à l’idée de ne pas réussir à effacer ses coordonnée­s ou a-t-elle peur d’être surprise dans les toilettes des garçons dans une posture aussi équivoque ? Ou bien, plus concrèteme­nt, ne sommes-nous pas en train de la surprendre, nous acheteurs ? Sandi Young a fait de la photo de Chris Call une photocopie couleur afin de rendre la pochette encore un peu plus dirty, ou peut-être moins réaliste. Car ces jeux

de toilettes renvoient plus aux blagues potaches d’adolescent­s qu’à une imagerie flirtant avec l’obscénité comme la pochette de “Virgin Killer” de Scorpions. Cette démarche révèle en creux l’enjeu marketing de Foreigner : comment des trentenair­es avec plus de dix ans de métier proposant des chansons aux paroles adultes peuvent-ils conquérir les adolescent­s ? “Head Games” appartient à cette catégorie de pochettes dont le sens est diamétrale­ment opposé à celui de l’album, sauf s’il s’agit d’amener les adolescent­s à un peu plus de maturité ou inversemen­t.

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