Rock & Folk

RONAN O’RAHILLY

1940-2020

- THOMAS ANDREI

“Il a changé l’histoire de la radio”

Le fondateur de la reine des stations pirates, Radio Caroline, s’est éteint le 20 avril. Grâce à lui, les Swinging Sixties ont aussi ressemblé à un roman d’aventure maritime.

CALÉ CONTRE UN AUTEL AU BLANC IMMACULÉ, un petit navire trône sur un drap au vert profond. A droite, on distingue des portraits de John F Kennedy et Martin Luther King. Deux des modèles de Ronan O’Rahilly, dont on reconnaît la crinière argentée dans un cadre assorti, à gauche, éclairé par la flamme d’une bougie. Prononcée en l’église Saint James du village de Grange, au nord-ouest de l’Irlande, la messe dure cinquante-cinq minutes. Les funéraille­s de l’homme qui permit de diffuser la bande-son des Swinging Sixties tout autour des îles anglocelte­s sont suivies en streaming dans le monde entier par une foule isolée de proches, fans et anciens collègues qui auraient préféré être là, à garnir des bancs de bois clair étrangemen­t vides. Dix jours plus tard, Tony Prince, ancienne star de Radio Caroline, est encore ému. “C’était étrange, racontet-il. J’étais juste là, assis dans ma chambre à pleurer. Le prêtre avait beau être seul, c’était très touchant.” La première rencontre entre Prince et O’Rahilly remonte à 1965. Avec sa coupe Beatles, le jeune homme se rend à un entretien d’embauche à la Caroline House, building de cinq étages au coeur du fastueux quartier londonien de Mayfair, qui sert de QG à une radio qui fait alors beaucoup d’argent. Le patron, Aodogán Ronan O’Rahilly, n’est pourtant né que 25 ans plus tôt. A Dublin. Le pirate en costume sur mesure a pour grand-père une figure culte de la lutte d’indépendan­ce de l’île. Celui qu’on appelait

The O’Rahilly est mort déchiqueté par les cartouches d’une machine gun activée par un soldat britanniqu­e durant l’insurrecti­on de Pâques 1916. La défiance envers l’establishm­ent de l’ancien colonisate­ur est une tradition familiale. Renvoyé de plusieurs écoles, Ronan part néanmoins pour Londres à l’âge de 17 ans “avec l’intention de faire des films, précise Peter Moore, actuel directeur de Radio Caroline. Puis il a découvert la scène musicale, les vies excitantes que l’on pouvait mener à Chelsea et Soho. Il a été pris par la musique.” L’Irlandais aide des artistes à se lancer, il s’occupe un peu des Animals, gère en partie un club du nom de The Scene. A l’époque, la BBC monopolise les ondes et ne consacre qu’une heure par jour à des artistes de pop music, tous, de surcroît, signés chez EMI ou Decca. Echouant à faire jouer un titre d’un de ses protégés, George Frame, O’Rahilly réfléchit à comment contourner le problème.

La compagne du capitaine

Aux larges des côtes néerlandai­ses et scandinave­s, émettent déjà des radios dites “pirates”. Inspiré, il réussit, en février 1964, à acquérir un ferry danois de 792 tonnes : le Fredericia. “Sa famille avait des moyens, dévoile Moore. Son père était directeur de l’Irish Peat Board, qui fournissai­t le fuel de tout le pays. Mais il ne leur a pas demandé de payer. Ronan savait très bien vendre une idée à ses amis. Surtout ceux dont les parents étaient riches.” Le père O’Rahilly est aussi propriétai­re du port de Greenore, à la frontière entre l’Eire et l’Ulster, où le Fredericia est converti en station radio. L’embarcatio­n quitte le port en mars et jette l’ancre dans les eaux internatio­nales à quelques miles de Felixstowe, dans le Suffolk. Quelques mois tard, Caroline fusionne avec Radio Atlanta, dont le navire, Mi Amigo, vient de jeter l’ancre près de l’île de Man. La radio a désormais deux branches : nord et sud. Le nom est inspiré

par une photo du président Kennedy avec sa fille de quatre ans, Caroline, cachée sous le bureau paternel. “Au lieu de demander à un de ses hommes de se débarrasse­r d’elle, ils se sont amusés, laissant en plan tous ces hommes sérieux et puissants qui n’avaient plus qu’à tourner leurs pouces”, expliquait O’Rahilly au quotidien The Times. L’image de la gamine perturbant les affaires gouverneme­ntales aurait été, pour lui, la métaphore parfaite de ses projets de piraterie. En hommage au grand-père, Caroline émet pour la première fois la veille de Pâques. Premier morceau joué ? “Not Fade Away”, titre de Buddy Holly repris par les Rolling Stones. La jeunesse habituée à

auntie BBC vit un début de révolution. En 1965, sept millions de personnes écoutent Caroline quotidienn­ement. Tony Prince s’anime : “Avant, on passait peu de vinyles à la radio à cause des needle restrictio­ns.

Elles visaient à favoriser les musiciens live qui craignaien­t de se retrouver sur le carreau. Ronan est arrivé et on a joué tous les disques qu’on voulait. Il a changé l’histoire de la radio.” La démocratis­ation du transistor fait que l’on écoute désormais de la musique partout : à l’usine, au parc, à la plage.

Les premiers disques des Beatles et des Rolling Stones éclatent à la face du monde entre 1963 et 1964, Caroline les diffuse et tout le monde se les arrache. Les poches des maisons de disques débordent de livres sterling, réinvestie­s dans des opérations marketing qui permettent la British Invasion du marché américain. “C’est comme ça que la révolution a commencé.” A bord des deux navires, les DJ passent une bonne partie de leur temps à éplucher des lettres de fans. Inspiré de l’aventure des radios pirates, le film “Good Morning England,” réalisé par Richard Curtis, également responsabl­e de “Love Actually”, suggère une existence brodée de fêtes, de sexe, drogue et rock’n’roll. A terre, les passeurs de disques bringuent en effet pas mal. On reconnaît leurs voix au détour d’un dialogue. Des flics alertés pour tapage nocturne s’excusent et restent boire des coups. Une histoire partagée par Nick Bailey, dont les mémoires, “Across The Waves — From Radio Caroline To Classic FM”, regorgent d’anecdotes juteuses. Lui qui avait le job sérieux de lire les informatio­ns, se souvient comme on brûlait ses fiches, une par une, le poussant à parler de plus en plus vite. Et

012

R&F

JUIN 2020

direction la BBC qui lance sa propre station rock : Radio 1. Quelques heures avant que la loi devienne effective, les stations pirates font leurs adieux à l’antenne. Partout, sauf chez Caroline, qui s’enfonce un peu plus dans la piraterie. “Que cette musique soit diffusée en désaccord avec le gouverneme­nt la rendait encore plus précieuse”, affine Moore. Le rock se veut une musique rebelle et son mode de diffusion l’est donc aussi. Interdit de vendre des espaces publicitai­res, Caroline fait cependant faillite en mars 1968. Le Frederica est saisi, l’aventure mise sur pause. A Londres, O’Rahilly se concentre sur deux objectifs. Entrer dans l’industrie du cinéma, d’abord. Il devient l’agent de George Lazenby, qui campe James Bond dans “Au Service Secret De Sa Majesté”. Sept suites et un contrat d’un million de dollars sont proposés à l’acteur australien. L’Irlandais lui conseille de refuser, persuadé que la figure de l’agent secret serait vite démodée. “Etaitce une bonne ou mauvaise chose ? Qui sait ?

réfléchiss­ait Lazenby dans une interview.

Du coup, je n’ai plus eu d’argent. Mais je suis parti sur un voilier et j’ai rencontré la mère de ma fille.” L’autre but de Ronan O’Rahilly est de relancer Caroline, une opération qui va de pair avec sa vengeance contre le gouverneme­nt travaillis­te. Au moment du passage de la loi, le capitaine pirate passe à Westminste­r et invective le Premier ministre Harold Wilson. Celui qui posait avec les Beatles pour se faire de la pub balance : “Tu es fini, petit.” Le forban rétorque : “On verra qui est fini.” Durant la campagne de 1970, le leader charismati­que fait coller des affiches de Wilson grimé en Mao Zedong et organise des appels bidons aux quartiers généraux du Parti travaillis­te afin de bloquer les lignes téléphoniq­ues. Après la défaite de son ennemi, O’Rahilly croise un membre du parti qui demande : “Pourquoi avez-vous fait ça ?”

Réaction : “Baby, si tu essaies de baiser Radio Caroline, c’est moi qui te baise.” Nick Bailey sourit : “Pour briser le monopole de la BBC, il fallait bien être un peu comme ça. Un peu

maverick. En même temps, il était plein de charme. C’est pour ça qu’il obtenait de l’argent si facilement.” Parmi les donateurs de Caroline figurent George Harrison, qui aurait plusieurs fois sauvé la radio. Des groupes comme The Who ou Status Quo ont souvent évoqué ce qu’ils devaient à O’Rahilly. Pour Prince, la révolution n’aurait carrément pas eu lieu sans lui. “Cette musique serait restée une niche. Comme ça marchait très bien, d’autres ont lancé des stations à l’image de Radio Caroline. C’était un business attrayant. Sans ça, des centaines d’artistes incroyable­s auraient été en compétitio­n pour une heure d’antenne.” Des artistes moins gros que les Beatles n’auraient peut-être pas percé. Nick Bailey donne une liste imposante de tubes “faits par Caroline” : “Matthew And Son” de Cat Stevens, “Guantaname­ra” des Sandpipers, “A Whiter Shade Of Pale” de Procol Harum et plusieurs morceaux d’un certain George Frame. Pari gagné.

A bord du Mi Amigo, Caroline recommence à émettre en 1972, sans regagner, toutefois, la place qu’elle occupait dans la culture de la décennie précédente. La survie de la radio ne deviendra jamais aisée. “Ronnie a fait des choses incroyable­s en prenant longtemps de grands risques, souffle Moore. Au bout d’un moment, c’est difficile à tolérer. Ça devenait toujours plus dur de trouver des bateaux et des investisse­ments.” Après deux décennies, O’Rahilly commence à fatiguer. En 1987, un ouragan violente le MV Ross Revenge, un bateau de pêche acheté à une compagnie anglo-islandaise quatre ans plus tôt. Le mât tombe à l’eau. Caroline ne peut plus émettre de signal. Le retour à l’antenne prend deux ans. Peter Moore prend un ton maussade : “Les autorités britanniqu­es et néerlandai­ses n’ont jamais voulu de Caroline. Ils ont tout fait pour nous arrêter. En 1989, ils sont venus sur le bateau, en dehors de leur juridictio­n. Et armés. Ils ont séquestré l’équipage et détruit le navire. On a encore réussi à s’en sortir.” En 1991, une autre tempête manque de tuer l’équipage. Ronan O’Rahilly n’en peut plus. “Le bateau était une épave, il n’y avait plus d’argent. On a tout recommencé depuis le début. Alors j’ai pris la suite. Ronnie est devenu une sorte de président d’honneur.” Désormais, il est possible d’écouter Caroline sur Internet. La radio est actuelleme­nt un bateau fantôme, mais seulement du fait de la pandémie. Depuis 2012, O’Rahilly souffrait de démence vasculaire. “Assez pour penser que sa radio était gérée par Roger Moore, achève Peter Moore. C’est particuliè­rement triste parce que sa vie entière était dictée par son intelligen­ce et son esprit. On a mis du temps à comprendre qu’il avait un problème, parce qu’il disait toujours des choses très étranges.” Aussi étranges que son enterremen­t ?

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France