Après voici la nouvelle leçon humaniste de tonton Spielberg. Un qui signe ses grandes retrouvailles avec Tom Hanks. Et, en prime, la collaboration des frères Coen au scénario. Un amusant jeu d'espions sur fond de guerre froide, qui est aussi la défense la
Le point de départ du nouveau Spielberg est un paradoxe politique. James B. Donovan (Tom Hanks), avocat et vendeur d'assurances américain, accepte de défendre un espion russe en pleine guerre froide. Tout le monde sait d'avance qu'au bout de cette histoire ne se trouvera rien d'autre que la chaise électrique. Sauf que, contre toute attente, Donovan décide d'y aller à fond. Ce qui est perçu par tout le monde comme un acte de trahison découle, dans l'esprit de l'avocat, de sa croyance dans le modèle américain : si on mérite de gagner la guerre froide, c'est parce qu'on est meilleurs. Et si on est meilleurs, c'est parce qu'on est justes. Et si on est justes, on se doit de défendre équitablement tout le monde. Même les ennemis de l'État. Protéger la valeur la plus essentielle de l'american way of life implique donc aussi de défendre ce qui peut le détruire. Malgré son titre, Le Pont des espions n'est pas vraiment un film d'espionnage. Ce qui intéresse Spielberg, ce sont les dilemmes moraux de cette guerre stratégique et, surtout, tout ce qu'il peut y avoir d'aléatoire, de bordélique et d'absurde dans ces grands moments de l'Histoire mondiale.
Homer Simpson et John Wayne L'espion russe Rudolf Abel (Mark Rylance), admirant la ténacité de son seul défenseur, le comparera à un homme qu'il avait vu encaisser des coups pendant son enfance, et qui se relevait à chaque fois. Il l'appellera « l'homme qui ne bouge pas ». Une droiture que Tom Hanks tiendra tout le film, à la fois dans le cadre et dans ses choix. Avec son gabarit de grand paresseux, il navigue quelque part entre la naïveté d'un Homer Simpson, l'idéalisme d'un James Stewart chez Capra et la force d'un John Wayne, capable d'arrêter les diligences d'un geste de la main.
La présence de Hanks en tête d'affiche devrait nous prévenir, mais le film surprend quand même par ses passages comiques : coups de mise en scène burlesques, répétition de certaines répliques qui finissent par être détournées jusqu'à devenir hilarantes… Sauf qu'il s'agit ici d'un burlesque dans lequel le protagoniste non seulement ne tombe pas, mais ne bouge pas d'un iota. En modulant le potentiel comique de Hanks, Spielberg fait de son personnage le revers positif du Chris Kyle d'American Sniper : comme le tireur d'élite campé par Bradley Cooper, Donovan est quelqu'un qui, par excès de zèle patriotique, finit par instaurer la terreur et la violence dans son propre foyer. Un homme qui, comme Oskar Schindler, ne sera pas loin de tomber dans la démence messianique en s'imaginant capable de sauver l'humanité entière. Sauf que chez Spielberg, cette conviction n'est liée à aucun traumatisme refoulé ou monstrueux comme chez Eastwood. Tout tient dans cette croyance tenace dans l'incorruptible Amérique. Au contraire : le paradoxe politique du film se résoudra justement en recourant aux techniques « capitalistes » de Donovan-le-vendeurd'assurances qui sauve ainsi son client et remporte par la suite la mise des négociations contre l'ennemi soviétique. La vision du monde de Spielberg n'a donc pas bougé (l'Amérique comme terre de liberté et de justice), pas plus que son formalisme (les plans larges en contrejour) inouï pour l'époque. « L'Américain » chez Spielberg est celui dont la présence reste inaltérable, contrairement au Russe, toujours équivoque : son accent est aussi faux que ses dents. Sauf que, et c'est ce qui soutient l'humanisme du film, l'accent et les fausses dents de l'espion ne sont pas des artifices mais bien la vérité du personnage : un homme âgé qui a vécu longtemps au Royaume-Uni. Et cette vérité-là est toujours digne d'admiration pour les hommes justes. Fernando Ganzo
Pont des espions