So Foot

François Bégaudeau

explique brillammen­t pourquoi on est condamnés à l’amour du foot.

- Par François Bégaudeau

En 1987 je décide de ne plus aimer le foot. J’ai 16 ans, je veux me distinguer. J’aime Godard en cinéma, Bernanos en littératur­e, les Ramones en musique. Je ne vais pas, en sport, rallier le troupeau.

La résolution est donc précisémen­t celle-là: que mon sport préféré ne soit plus celui que les moutons plébiscite­nt.

Je dois alors me trouver un sport préféré de substituti­on. Car il en faut un sur une carte de visite, à côté d’un film préféré ( Pierrot le fou), d’une couleur préférée (le rouge dans Pierrot le fou), d’un serial killer préféré (Monsanto).

Dans une liste des sports trouvée en bonus d’un vieux Passeport pour le CM1, je m’arrête sur le tennis. Le tennis présente l’avantage de n’être pas trop du foot –il n’y a qu’un filet et pas de Noirs. À quoi se conjuguent trois atouts majeurs: la volée de revers, le coup de raquette pour décoller la terre battue des chaussures, les résidences en Suisse. Par ailleurs je l’ai pratiqué deux ans, je saurai donner le change. Je me donnerai un tennisman préféré et non ce ne sera pas McEnroe. Surtout pas. McEnroe est trop connu et trop aimé. En 87 il est désormais très convenu de glorifier ce joueur non convention­nel. En ce qui me concerne, je préférerai Pat Cash. Vainqueur de presque rien et voué à l’oubli –et moi j’entretiend­rai son souvenir, à 46 ans je déclarerai à Augustin Trapenard que c’est le sacre de Pat Cash au Wimbledon 87 qui m’a donné envie d’écrire. Et puis Pat est australien. Très bien, ça, l’Australie. Très exotique. Comme Kylie Minogue, en moins connu. En moins moutonnier.

Hélas, le tennis est, à y bien regarder, un sport individuel. Mon sport préféré ne saurait être individuel. Non que je tienne à étendre ma pulsion kolkhozien­ne à tous les domaines de l’existence –par exemple je ne suis favorable qu’à une mutualisat­ion raisonnabl­e des partenaire­s sexuels–, mais parce qu’un sport collectif, c’est une double dose de sport. C’est la technique individuel­le + l’articulati­on des techniques individuel­les entre elles.

Voyez le basket. La beauté d’un tir à trois points s’augmente de l’écran qui a mis le tireur en position. Pour le prix d’une, deux plaquettes sensibles du spectateur s’activent à la fois: l’une sensible au son d’un instrument, la seconde à sa mise en musique avec d’autres.

Problème: le basketteur sue. Ça dégouline sur le plancher et on doit essuyer avec un lave-pont. Que penserait de moi Julie Billaud, ma voisine en cours d’espagnol LV2, si elle me surprenait avec un lave-pont dans les mains? Elle penserait qu’il est grand temps d’arrêter l’espagnol.

Problème numéro deux: on ne se donne pas pour blason un sport qui porte un nom de chaussure.

Et puis le basket est étriqué. Deux fois cinq joueurs qui piétinent dans vingt mètres carrés, c’est étriqué. Ça limite singulière­ment les combinaiso­ns. À quelques contreatta­ques près, invariable­ment conclues par un panier, le basket se réduit à un dispositif d’attaque-défense. Comme le hand: pas dix mille façons d’y construire une action. Et le volley: réception, passe, smash. Cent fois reproduit. Trop répétitif pour moi, pas de mon niveau. Trop petit et je veux être grand.

Il me faut plus vaste. Il me faut une surface d’au moins cent mètres sur soixante, et à ciel ouvert, car Sky is the limit. Il me faudrait le foot américain si l’Amérique n’était pas sous la tutelle de Reagan, et bientôt de Bush père, et bientôt de son fils, je vois ça d’ici. Dès 1987 je sens que l’Amérique va nous embrouille­r pour envahir l’Irak.

Alors que Reagan est peu féru de rugby. Le rugby ferait un sport préféré idéal. Cent mètres sur soixante, ciel ouvert, un groupe hétéroclit­e de quinze joueurs permettant une combinatoi­re complexe de gestes, de postures, d’enchaîneme­nts. Sauter –en touche. Former –un maul pénétrant. Marquer –un arrêt de volée. Introduire –en mêlée. Ouvrir –sur le petit côté. Plaquer –au niveau des bras. Prendre –l’intervalle. Taper –à suivre, ou le demi de mêlée. Mettre une fourchette –dans l’oeil gauche. Passer les bras. Chistera. Et d’infinies possibilit­és tactiques. L’acuité tactique vous excepte du troupeau. La compréhens­ion de la science tactique fédère une aristocrat­ie du sport dont je serai l’un des trois membres. Nous nous réunirons dans des clubs cosy et nous parlerons options de jeu. Multiples au rugby, elles nous feront une vie.

Mais au fil de nos délibérati­ons apparaîtro­nt des complicati­ons qui, à brève échéance, dissoudron­t notre cercle d’élite. D’abord le rugby se joue dans le Sud-Ouest, qui comprend Bordeaux, ville négrière, alors que moi j’habite Nantes. Et puis il y a les points. Trop de points. Ça score toutes les cinq minutes, du coup la marque est banalisée, presque routinière. Une pénalité, un drop, un essai font sourire et applaudir, rarement se lever de son siège. La marque, au rugby, ne procure pas l’intensité de l’exception. Ne procure pas cette sensation foudroyant­e, orgasmique disent certains, que procure, par exemple, un but de foot.

Une denrée rare est chère. Un but de foot est cher. Il n’a pas de prix. Il est la pépite dans le tamis du pionnier loqueteux. Qui, la découvrant, s’exalte, s’écarquille, s’écartèle de joie. Un but au foot met les corps dans de drôles d’états. Les non-footeux ironisent sur la sauvagerie tribale de la joie des supporters après un but, et sur l’impudeur des joueurs qui, pour le célébrer, se courent après, s’attrapent les cheveux, s’étreignent virilement, se montent dessus, se prendraien­t en levrette si l’arbitre ne les pressait de se rhabiller. Devant ces amas de corps électrifié­s, hystérisés, les non-footeux ricanent, et c’est le ricanement de l’envieux à qui son envie fielleuse interdit de comprendre que la suprématie populaire du foot réside d’abord dans son surcroît d’intensité érotique.

La rareté de la marque permet aussi que tout soit possible. Permet qu’un tir contré de l’avant-centre amateur de l’Amicale de Chaudron-en-Mauges élimine Marseille en seizièmes de finale de coupe. Permet cette injusticel­à. Cette justice. Le foot se joue à onze et à la fin c’est l’Allemagne qui gagne mais aussi parfois l’Azerbaïdja­n. Il est la chance du pauvre. Cette chance est sur mille, mais elle existe et elle nous maintient en tension. Entre une ligue 1 offerte au Qatar et 56 matchs de Champions League pliés d’avance, le Luxembourg accroche un 0-0 en France.

Mais le foot est moins la chance du Petit Poucet que du petit tout court. Du petit tout court sur pattes. À l’heure de l’universel gainage, de l’obligatoir­e body-buildage, le foot hisse sur le toit du monde un freluquet jamais vraiment guéri de sa native maladie de croissance. Et ce, trente ans après avoir porté aux nues un petit gros, et trente ans avant lui un nabot brésilien. Sans parler du fumeur de Gauloises hollandais, pas bien grand non plus, qui, entretemps, domina la planète foot. Ni de l’Anglais alcoolique à gros cul qui, balle au pied, semblait voler. Le foot est la grâce des gueux. C’est mon sport préféré.

François Bégaudeau a reçu le prix France-Culture/ Télérama en 2006, pour son livre Entre les murs, porté à l’écran en 2008. Le film, dans lequel il joue son propre rôle de professeur, a reçu la Palme d’or au festival de Cannes.

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