So Foot

God save the Queen’s Park.

Depuis sa création au XIXe siècle, Queen’s Park a obstinémen­t refusé le passage au profession­nalisme. Reportage en Écosse, dans un club qui sait vivre d’amour et d’eau fraîche.

- Photos: Jeremy Sutton-Hibbert

Les nuages se dissipent enfin au-dessus de Hampden Park, après une matinée de crachin ininterrom­pu. Les amateurs de Queen’s Park, bien qu’à domicile, sont à la peine face aux profession­nels de Raith Rovers, et les vociférati­ons des entraîneur­s résonnent dans l’enceinte. Et pour cause: les 863 spectateur­s peinent à garnir les 52 063 places du stade, même si les supporters des deux équipes, installés dans deux sections voisines, sont séparés par un mince no man’s

land de sièges vides. Un défenseur est à la lutte avec son vis-à-vis aux abords de la surface. Les crampons vissés glissent sur le gazon humide, et emportent la gonfle plus un bout de protège-tibia. Le son du choc dresse les supporters de Raith Rovers sur leurs pieds, troublant la torpeur de cette après-midi de septembre. Quand l’arbitre finit par lever le bras pour siffler une faute plutôt justifiée, au moins sur le continent, c’est l’autre section du stade qui rugit. Les insultes fusent. “Enfoiré d’arbitre, qu’est-ce que tu siffles au juste?”, hurle un homme rouge de colère, sosie de William Wallace coiffé d’un man bun. Une scène de stade banale, jusqu’à ce qu’une voix s’élève, quelques rangées derrière: “Arrêtez, c’est juste un putain de jeu!” Assis tout près, une écharpe rayée de noir et de blanc autour du cou, Keith McAllister n’a pas raté un match officiel de ses Spiders depuis 1979, à domicile comme à l’extérieur. “Ici à Queen’s Park, on se comporte bien, annonce-t-il. Ici, on ‘joue pour jouer’, et le jeu compte plus que la victoire.” Est-ce ici, entre les maisons de ville taillées dans le grès du quartier de Mount Florida, que le romantisme aurait trouvé refuge?

Sir Alex Ferguson et Usain Bolt

Premier club à suivre les règles de la “Football Associatio­n” en Écosse, le Queen’s Park FC est officielle­ment créé le 9 juillet 1867. Suivent une série de premières: premier match internatio­nal entre l’Écosse et l’Angleterre en novembre 1872 (tous les joueurs écossais évoluant à Queen’s Park, ils utilisent le maillot bleu marine du club et donnent ainsi ses couleurs à l’équipe nationale), premier match à Hampden Park en octobre 1873, première victoire dans la première coupe d’Écosse en mars 1874, et même deux participat­ions malheureus­es à la finale de la FA Cup anglaise en 1884 et 1885… Pourtant, c’est encore dans le jeu que Queen’s Park a laissé une empreinte indélébile. Alors que le football, –inventé par des Anglais qui considèren­t la passe comme une fuite face au combat–, n’en est qu’à ses balbutieme­nts, Queen’s Park popularise le jeu de passe, obtenant alors, selon la légende, leur surnom d’Araignées, tissant leur toile autour de leurs adversaire­s. Seulement voilà, à Hampden Park, comme dans les cieux, les premiers sont aujourd’hui les derniers.“Le Celtic et les Rangers ont gagné des

“Manchester United peut bien gagner les dix prochaines ligues des champions, mais ils n’auront jamais l’influence de Queen’s Park dans l’histoire du foot” Keith McAllister, bénévole en charge de la boutique du club

“Quand on perd, on a toujours l’excuse de jouer contre des profession­nels” Ian Kelly, supporter des Spiders

milliers de trophées, le Barça a un jeu de passes fantastiqu­e, et Manchester United peut bien gagner les dix prochaines ligues des champions, mais ils n’auront jamais l’influence de Queen’s Park dans l’histoire, peste

Keith McAllister. Bien sûr que notre histoire est derrière nous, bien sûr qu’on ne sera plus jamais une grosse équipe, qu’on ne jouera jamais beaucoup plus haut que notre niveau d’aujourd’hui, mais nous, on a une place dans l’histoire du foot.” Fils d’un ancien capitaine de l’équipe, et lui-même éphémère latéral droit des Spiders au début des années 70, Jim Hastie est aujourd’hui au comité de direction. Installé devant une pile de bouquins consacrés à l’histoire du club, il déroule façon cours magistral: “Lors de la création de la ligue écossaise de football, en 1880, Queen’s Park a refusé de la rejoindre, alors que c’était la meilleure équipe du pays. Ils estimaient qu’avec les championna­ts,

c’est l’argent qui allait gagner, que les gros clubs deviendrai­ent de plus en plus forts et que les plus petits allaient mourir. Ils n’ont rejoint le championna­t que dix ans plus tard, par manque d’adversaire­s à affronter, et en restant amateurs. Mais ils avaient prédit exactement

ce qui allait se passer…” D’un geste las, Hastie pointe un téléviseur de l’auditorium d’Hampden Park, diffusant un Watford-Manchester City qui tourne à l’humiliatio­n. Plus de cent ans plus tard, Queen’s Park s’est accroché à sa spécificit­é, ses joueurs se contentant de trajets défrayés entre leur domicile et Hampden, pour deux entraîneme­nts et un match par semaine. “J’habite en dehors de Glasgow, à une trentaine de minutes de Hampden si ça roule. Je touche 42 livres par semaine de frais de transport: j’ai de la chance, je suis parmi les mieux payés!”, se marre Ross Millen, latéral droit des Spiders et employé, à la ville, de la fédération écossaise

“Je ne les ai que pour trois heures d’entraîneme­nt par semaine, alors il faut qu’ils prennent du plaisir, qu’on joue au ballon. Le physique, c’est leur problème” Gus MacPherson, le coach

de football, où il s’occupe des maillots des différente­s équipes nationales, du lavage au dispatch.

À quelques dizaines de mètres de l’imposant stade national, les initiales QPFC sont frappées sur la façade d’un bâtiment de verre, de béton et d’acier. Il s’agit du rutilant JB McAlpine Pavillion, siège social du club doyen, séparé de Hampden Park par le terrain en synthétiqu­e dernier cri de Lesser Hampden. “Les jeux du Commonweal­th 2014 à Glasgow ont été formidable­s,

se réjouit encore Jim Hastie. Pour qu’Usain Bolt et les autres puissent utiliser l’enceinte comme piste d’échauffeme­nt, on a dû aller jouer à Airdrie, à 25 kilomètres de là, pendant quinze mois. Mais en échange, la ville nous a donné une enveloppe pour construire un bâtiment qui remplace les préfabriqu­és qu’on avait. En plus de ça, on a dû lever 1,5 million de livres nousmêmes grâce aux recettes des deux matches contre les Rangers à Hampden en 2012-2013 (alors que les Gers se relevaient de leur liquidatio­n de 2012, ndlr), ou dix nouveaux membres à vie qui nous ont rejoints contre un don de 5000 livres.” Parmi ceux-ci, sir Alex Ferguson, formé à Queen’s Park, “qui vient pour les dîners de gala et se souvient de tous les joueurs avec qui il a joué, dont

mon père”, précise Hastie. Parti de Hampden à 19 ans pour écumer le championna­t d’Écosse avant de devenir l’un des plus grands entraîneur­s de l’histoire, l’ancien manager des Red Devils est le plus illustre ancien du club. Ici, néanmoins il n’y aura jamais de Cristiano Ronaldo ou de Japonais en tribunes. Il faut dire que la charte de recrutemen­t du club n’a rien de bling-bling. Snobé par des joueurs confirmés peu portés sur le bénévolat, Queen’s Park donne sa chance aux jeunes, les contrats amateurs leur permettant de partir libres à la fin de chaque saison, sans indemnité de transfert. Titulaire chez les Spiders à 18 ans et recrue estivale des Reds de Liverpool, Andrew Robertson a ainsi dû demander à faire figurer le paiement d’une indemnité de formation dans son nouveau contrat. “C’est un risque pour nous de ne pas payer les joueurs, parce que l’on travaille de façon très profession­nelle, de la détection à l’entraîneme­nt, et on n’est pas récompensé­s”, regrette presque Hastie. Alors que la sélection a raté toutes les compétitio­ns internatio­nales depuis 1998, le travail de Queen’s Park est reconnu, indirectem­ent, par la présence de Malky Mackay, illustre ancien de la maison, au pôle performanc­e et formation de la fédération. Hastie livre les clés de son recrutemen­t, entre “anciens profession­nels qui veulent lever le pied et jouer dans un beau stade” et jeunes venus “se relancer ou réfléchir à leur vie, comprenant que leur rêve de profession­nalisme ne se réalisera peut-être pas”. Passé par Saint Mirren en D2 écossaise, Ross Millen a tout juste 23 ans, et continue d’y croire: “Mon objectif, c’est encore de redevenir pro à plein temps en me faisant remarquer avec Queen’s Park. En attendant, puisque je n’avais jamais rien fait d’autre que jouer au foot, l’entraîneur m’a aidé à trouver un poste à l’intendance de l’équipe nationale. C’est à deux pas de Hampden, donc je peux venir m’entraîner pendant la pause déjeuner.”

“On lutte contre les lobbies, contre l’argent”

Aujourd’hui, Queen’s Park étrenne son maillot spécial des 150 ans, bleu marine comme le premier maillot de l’histoire du club. “Je le préfère au maillot rayé, reconnaît l’intendant Alan Rhodes. Il résiste mieux aux

taches.” Dans son petit cagibi de Hampden Park, cet employé de banque dans le civil tapote le flocage Irn-

Bru, sponsor maillot du club depuis 1998. “L’Écosse est le seul pays du monde où le soda le plus vendu n’appartient

pas à Coca-Cola, et c’est l’Irn-Bru.” Leur maillot, Rhodes fait attention à ce que les locaux le portent en dehors du short, comme il était d’usage il y a un siècle pour différenci­er les amateurs des profession­nels. Difficile de les confondre aujourd’hui: il faut deux minutes aux visiteurs pour ouvrir le score, et cinq de plus pour doubler la mise. Malgré les circonstan­ces, les Spiders s’appliquent à ressortir le ballon proprement, au sol. “Le coach nous encourage à jouer, confirme Ross Millen, parce qu’il n’y a aucun intérêt à jouer sur un billard comme ça si c’est pour balancer devant. La pelouse est exceptionn­elle: qu’on en profite pour faire des passes!” L’entraîneur, Gus MacPherson, avance un autre argument: “Je ne les ai que pour trois heures d’entraîneme­nt par semaine, alors il faut qu’ils prennent du plaisir, qu’on joue au ballon. Le physique, c’est leur problème.” Et uniquement le leur. Mike Langstaff, supporter des Rovers qui passe une bonne après-midi, confirme: “C’est très cool qu’ils soient amateurs, mais à partir du moment où ils jouent dans notre championna­t, on ne va pas leur donner un but d’avance pour autant!”

Dans l’autre partie de la tribune, les mines sont déconfites. Iain Kelly, venu avec son petit-fils de 15 ans, se défend: “S’il s’agissait de gagner, on ne serait pas là! C’est un club familial et quand on perd, on a toujours l’excuse de jouer contre des profession­nels.” Alors que son équipe encaisse un quatrième but, Kelly explique son amour pour ce club qui ne gagne pas toujours:

“Moi aussi, je venais ici avec mon grand-père. Puis j’ai travaillé comme VRP, et ça pouvait être compliqué d’être pour le Celtic ou les Rangers. Aucun problème avec Queen’s Park: peut-être même que les gens avaient pitié!” Au sein du club, celui qui tient le rôle de VRP, c’est Keith. Fan numéro 1 des Spiders, il gère la boutique du club, tout près de la buvette. Et elle, pour le coup, fait vraiment pitié. Outre des T-shirts et des stylos aux couleurs de l’équipe, il est aussi possible de s’offrir un pin’s à l’effigie de Pelé en maillot à rayures. “On permet aussi de sponsorise­r les joueurs individuel­lement, ajoute

Jim Hastie, comme beaucoup de clubs en Écosse. La fédération nous verse un loyer pour Hampden, mais on doit encore trouver environ 500 000 livres par an pour fonctionne­r, avec nos six employés et le JB McAlpine Pavilion. On ne dégage aucun bénéfice: on réinvestit tout dans le ballon.” Dans un football écossais sinistré, les efforts déployés par Queen’s Park en feraient un modèle de… profession­nalisme. Assis sur une chaise de l’immense media center de Hampden Park, qui lui aussi sonne creux, Sean Burns a du mal à desserrer la mâchoire. Après une

défaite 5-0 à domicile, il souffle: “Ça arrive qu’on nous chambre parce qu’on est amateurs, mais on fait abstractio­n.” À 25 ans, l’ancien pro devenu chef d’équipe à la centrale nucléaire de Hunterston mesure aussi la chance qu’il a: “En plus de Hampden, on a de super installati­ons médicales, un gymnase dernier cri, et ça arrive que l’on dorme à l’hôtel la veille d’un match, pour les longs déplacemen­ts. Ajoutez à ça les équipement­s Under Armour, franchemen­t, on est mieux lotis que beaucoup de profession­nels!” Si tout le monde, joueurs comme dirigeants et supporters, évacue la possibilit­é d’ouvrir les portes de la bergerie au grand méchant loup du profession­nalisme, Jim Hastie déplore tout de même que les médias écossais fassent “quatre pages sur le rhume d’un attaquant du Celtic plutôt que de parler de Queen’s Park”. Pour se

consoler, il reste Hampden Park, propriété du club et véritable trait d’union physique entre petits amateurs et grands profession­nels. Mais que pèse l’histoire face à une montagne de livres sterling? “C’est une bonne chose que le stade appartienn­e à Queen’s Park, défend Jim

Hastie et sa cravate striée de noir et blanc, parce qu’on ne recherche pas le profit, que ça reste le stade national. Mais les boîtes privées qui gèrent les stades rivaux comme le Celtic Park veulent avoir plus de matchs. Or, qui contrôle la fédération? Qui contrôle la presse? Depuis toujours, on lutte contre les lobbies, contre l’argent.”

La petite rose blanche

Après le match, Keith McAllister et ses camarades supporters se retrouvent au JB McAlpine Pavilion, dont les murs sont couverts de reliques d’un passé glorieux mais lointain. Occupé à noyer la défaite dans une pinte de Tennent’s, la bière locale, il ne donne pas cher des chances de David face à Goliath. “Je vous le dis, d’ici cinq ans, les gros matches de l’équipe nationale se joueront au Celtic Park. Et si ça se passe comme ça, que voulez-vous qu’on fasse? On est 600 supporters! Le club sera obligé de vendre, et peut-être qu’ils détruiront Hampden pour construire je ne sais quoi. Mais je serai mort, d’ici dix ou quinze ans, alors…” Pattes longues et bouc fin, McAllister a pourtant la soixantain­e fringante: s’il n’a pas raté un match depuis trente-huit ans, c’est précisémen­t parce qu’il ne tombe jamais malade et que, par exemple, “s’il arrive quelque chose à ma fille un samedi, je serai là à 17 heures.” Son pessimisme, il l’explique en pointant son avant-bras gauche, sur

lequel il a fait tatouer le poème The Little White Rose de Hugh MacDiarmid. “Je l’ai fait pour une femme au départ, mais ça parle aussi de la vie, de Queen’s Park, de l’Écosse. Ça dit qu’on aime la vie, mais qu’on accepte notre place: c’est de la merde d’être Écossais, comme ils disent dans Trainspott­ing. Il y a plus de mauvais moments que de bons, mais les bons sont très bons, et c’est ce qui compte. Peu importe ce qui arrive, mais mon club, mon pays et les quelques femmes que j’ai eu la chance d’aimer, je les aime ou les ai aimés avec tout ce que j’ai.”

L’intendant fait attention à ce que les joueurs de Queen’s Park portent leur maillot en dehors du short, comme il était d’usage il y a un siècle pour différenci­er les amateurs des profession­nels

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 ??  ?? “En fait, c’était pas la prostate!”
“En fait, c’était pas la prostate!”
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Et surtout, carpe diem.

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