So Foot

Atlanta, la découverte de l’Amérique.

- Par Thomas Pitrel, à Atlanta, avec Charles Thiallier / Photos: Zuma/Iconsport, Atl Utd et Peyton Fulford pour So Foot

Créé il y a seulement trois ans et champion de MLS la saison dernière, Atlanta United affiche des affluences dignes d’un prétendant au Big Four de Premier League. Surtout, le club entraîné par Frank de Boer est peutêtre en train de révolution­ner la manière de consommer le football outre-Atlantique.

Surtout connue pour son trafic aéroportua­ire, le plus important du monde, le Coca-Cola et sa scène hip-hop, Atlanta a désormais une équipe de soccer qui compte. En plus d’avoir été sacré champion des États-Unis dès sa deuxième année d’exercice seulement, Atlanta United affiche des affluences dignes d’un prétendant au Big Four de Premier League. Fédérant dans son sillage toutes les communauté­s d’une ville pourtant habituée à la lose, le club est peutêtre en train de révolution­ner la manière de consommer le football outre-Atlantique.

La météo d’Atlanta est à l’image de la ville: elle hésite entre le chaud et le froid sans jamais passer par un climat tempéré. Ce midi-là, en plein mois de mars, à Marietta, banlieue nordouest de la capitale de la Géorgie, ceux qui sont à l’ombre frissonnen­t et ceux qui sont au soleil suent. Goutte au front, deux hommes garent un camion devant le centre d’entraîneme­nt flambant neuf d’Atlanta United, puis installent près de l’entrée un logo géant du club, inscrit depuis 2017 seulement dans le championna­t américain de Major League Soccer. Les impeccable­s carreaux du bâtiment, entièremen­t vitré, offrent une vue imprenable sur une poignée de terrains synthétiqu­es ou au gazon coupé ras. Quelques dizaines d’employés s’affairent dans les deux open spaces, à savoir la cafétéria aux allures très start-up et le studio de tournage aménagé spécialeme­nt pour enregistre­r des vidéos à destinatio­n des réseaux sociaux, alors que Frank de Boer et Carlos Bocanegra, respective­ment nouvel entraîneur et directeur technique du club, grimpent un escalier et s’engouffren­t dans une salle de réunion, liasse de documents sous le bras. Assise sur un confortabl­e fauteuil du hall d’accueil, la nouvelle recrue Florentin Pogba a des étoiles plein les yeux. “Je n’avais vraiment aucune idée de comment les Américains pouvaient se comporter par rapport au foot, mais en voyant les installati­ons ici, alors que le club est très récent, je me suis dit: ‘Putain, c’est comme ça en fait? Qu’est-ce que tu peux être bien dans ce club…’” Alors le défenseur franco-guinéen, qui sortait d’une expérience difficile en Turquie, n’a pas hésité bien longtemps. “Tu ne manques de rien ici, tout est fait pour que tu avances. J’ai été agréableme­nt surpris.” D’autant plus qu’Atlanta United, qui entame à peine sa troisième saison en MLS, n’a pas que de jolies infrastruc­tures à faire valoir. Sa jeune existence n’a en effet pas empêché le club d’accumuler les records. Le 8 décembre dernier, en battant Portland 2-0 en finale, il remportait le premier titre de champion de MLS de son histoire dès sa deuxième année d’activité, emmené par l’entraîneur Tata Martino, l’attaquant vénézuélie­n Josef Martinez et le milieu offensif paraguayen Miguel Almiron. D’excellents résultats sportifs qui lui ont valu en partie d’être désigné par le magazine Forbes, grand amateur de classement­s en tout genre –notamment lorsqu’il est question de pognon–, comme la franchise ayant la plus forte valeur marchande de la ligue. Mais le terrain ne fut pas le seul facteur. Si l’aventure d’Atlanta United est considérée comme un franc succès, c’est aussi parce que l’équipe attire les foules. La franchise est largement en tête des plus fortes affluences nord-américaine­s, avec 53 000 spectateur­s de moyenne en 2018, soit à peu de chose près l’équivalent de ce qu’enregistre­nt Liverpool, Manchester City, Schalke 04 ou les deux clubs de Milan. Pas mal pour un pays où le soccer n’a jamais vraiment fait l’objet d’une passion populaire. United truste ainsi les huit premières places du classement du plus grand nombre d’entrées payantes sur un match en saison régulière, et les quatre premières pour ce qui concerne les play-offs, avec à chaque fois plus de 70 000 personnes comptabili­sées. “Il y a eu beaucoup de tentatives de constructi­on d’équipes en MLS depuis sa création en 1996, et les échecs ont été nombreux, juge Bobby Warshaw, ancien joueur désormais consultant pour la chaîne officielle de la MLS et Fox Sports US. Il y a aussi eu des succès, comme à Portland et Seattle, qui ont attiré beaucoup de monde d’entrée, mais dans les deux cas il y avait une équipe évoluant en D2 avant l’arrivée en MLS. À mes yeux, il n’y a jamais rien eu d’aussi spectacula­ire qu’Atlanta United. Personne ne pensait que ça prendrait,

moi le premier. Même mes amis à Atlanta étaient très pessimiste­s, ils n’avaient pas envie de suivre le club. Aujourd’hui, ils sont abonnés et ne ratent pas un match.”

Des fans sans club

La tailgate party est une tradition purement nordaméric­aine dont le concept est relativeme­nt simple: garer son pick-up sur le parking d’un stade avant un événement sportif, en sortir un barbecue et une glacière, et attendre le coup d’envoi en faisant griller de la viande et en sirotant des bières glacées avec ses amis. Les abords du MercedesBe­nz Stadium ne font pas exception. Pendant que les parents se nourrissen­t et s’abreuvent, les enfants tapent la balle, un maillot rayé rouge et noir sur le dos, à l’ombre du géant de verre et de béton inauguré le 26 août 2017 pour accueillir les matchs d’Atlanta United et des Falcons, l’équipe de football américain de la ville. Ce 18 mars 2019, 42 651 spectateur­s sont venus voir le champion en titre affronter le Philadelph­ia Union d’Alejandro Bedoya. Malgré une prestation en demi-teinte et l’ouverture du score des visiteurs au retour des vestiaires, l’égalisatio­n du jeune prodige argentin Barco trois minutes après son entrée en jeu est saluée par une explosion de joie et le jet de dizaines de gobelets de bière dans les sections 101, 102 et 103 de l’enceinte. C’est là que se réunissent, lors de chaque match à domicile, les 5000 membres des quatre groupes de supporters du club, pour mettre une ambiance qui n’a rien à envier à pas mal de clubs européens, voire sud-américains. Et s’ils ont eu le temps de développer une maîtrise aussi fine du tifo, du drapeau et du chant de supporter, c’est peut-être parce que ces groupes ont été créés… avant le club lui-même. Deux jours après le match nul contre Philadelph­ie, Matt Stigall donne rendez-vous au Goldberg’s Bagel, un café du centre commercial The Battery, construit autour du SunTrust Park, le stade de base-ball d’Atlanta. “Gros fan de sport en général”, cet analyste marketing à barbe rousse a commencé à s’intéresser au soccer par le biais de l’équipe nationale, puis a “fait des recherches”: Premier League, Serie A, ligue 1, ligue des champions… “Ça n’en finissait pas, j’ai réalisé qu’on pouvait regarder du soccer en permanence”, sourit-il aujourd’hui. Alors, dès 2011, il lance une grande campagne en faveur de la création d’une franchise MLS à Atlanta, qui aboutit finalement à la création de Terminus Legion, un groupe de supporters né avant même l’annonce de la création du club en 2014. “Je frappais à toutes les portes et je voyais bien qu’il y avait une attente pour une équipe de soccer ici, mais je ne m’attendais pas à un tel succès”, se souvient Stigall. Le succès est tellement foudroyant pour Terminus Legion que trois autres groupes de supporters sont fondés avant que l’équipe ne dispute son premier match, contre les Red Bulls de New York, début 2017: Footie Mob, Resurgence et The Faction. “Terminus Legion est devenu très gros, très vite, évoque Curtis Jenkins, tombé amoureux du soccer pendant la coupe du monde 2006 et à l’origine de Footie Mob dès fin 2015. Cela a du bon et du moins bon, mais ça crée beaucoup de sous-cultures, et on avait envie de faire les choses à notre façon.” Puisque Atlanta United n’existe pas encore, les supporters vont voir jouer les Atlanta Silverback­s, club inscrit en NASL, équivalent de la deuxième division américaine, et disparu en 2016. Parfois, ils se réunissent dans des bars pour regarder des matchs de football européen, ou se déplacent pour assister à des rencontres de MLS dans d’autres villes. “Cela ne m’a pas surpris, glisse Chris Fizik, président des Red Patch Boys, un groupe de supporters de Toronto, franchise créée en 2007. Désormais, les fans s’organisent en amont pour être certains d’avoir une vraie ambiance dès le premier match. Cincinnati a débuté en MLS il y a quelques semaines devant 30 000 personnes par exemple, ça ne serait pas arrivé il y a 20 ans.” Cet enthousias­me, les fondateurs d’Atlanta United ne vont évidemment pas manquer de l’exploiter.

Uncle Arthur, c’est toujours un succès

Le 16 avril 2014, deux hommes descendent d’un hélicoptèr­e à peine posé sur le toit d’un gratte-ciel d’Atlanta. Don Garber, grand chef de la MLS depuis 1999, est venu annoncer la création de la nouvelle franchise en compagnie d’un homme aux cheveux blancs impeccable­ment peignés et à la moustache d’une autre époque. Dans la salle où a lieu l’événement, une grosse centaine de membres de Terminus Legion invités pour mettre l’ambiance les attendent en chantant: “MLS, we are next, Uncle Arthur you’re the best!” Uncle Arthur, c’est le surnom sous lequel toute la ville connaît Arthur Blank, l’homme à la moustache. Cofondateu­r en 1978 du groupe The Home Depot, devenu rapidement un géant des magasins d’équipement pour la maison, Blank a pris sa retraite en 2001 et partage depuis sa fortune (4,7 milliards de dollars en 2018) entre la Arthur M. Blank Family Foundation, les Atlanta Falcons –qu’il a rachetés en 2002– et donc désormais son équipe de soccer. Dans les rues de la Big Peach, personne n’a le moindre mot négatif à propos d’Uncle Arthur. “Quand je le vois, je me sens triste pour ceux qui n’ont pas un propriétai­re aussi impliqué que lui”, sourit Curtis Jenkins. Tout le monde aime l’oncle Arthur, parce que l’oncle Arthur sait quoi faire pour se faire aimer. “Il sait que ce sont les fans qui

“Il n’y a jamais rien eu d’aussi spectacula­ire qu’Atlanta United. Personne ne pensait que ça prendrait, moi le premier. Même mes amis à Atlanta étaient très pessimiste­s, ils n’avaient pas envie de suivre le club. Aujourd’hui, ils sont abonnés” Bobby Warshaw, ancien joueur et consultant pour la chaîne officielle de la MLS

“Atlanta fait les choses comme il faut et a complèteme­nt transformé la MLS. Depuis, les autres clubs ne cherchent plus à recruter de vieilles gloires en fin de carrière” Greg Griffith, directeur exécutif de Georgia Soccer, l’antenne locale de la fédé US

font le succès de n’importe quel club, constate Christina Hopkins, vice-présidente de Terminus Legion. Il n’a donc pas seulement négocié pour avoir un club, mais aussi pour avoir le stade le plus spectacula­ire du pays. On partage le Mercedes-Benz Stadium avec les Falcons, mais c’est chez nous.” Pas particuliè­rement connaisseu­r de soccer, Blank a compris deux choses: qu’il y avait un marché pour ce sport dans le sud-est des États-Unis, privé d’équipe de MLS jusqu’au lancement d’Orlando City SC en 2013 ; et qu’il ne fallait pas traiter sa nouvelle équipe comme une succursale des Falcons. Au Mercedes-Benz, donc, il était établi dès le départ qu’Atlanta United ne jouerait pas un seul match avec les lignes du terrain de football américain encore visibles. Le prix des billets, comme celui des hot dogs ou du soda, a également été fixé à un niveau largement inférieur à celui des autres sports US, et les supporters ont été intégrés à toutes les décisions, du nom du club au design des maillots en passant par le logo. Sans oublier l’installati­on d’une extension à la tribune pour les capos des groupes de supporters. Forcément, la mayonnaise a pris. Le 7 juillet 2016, plusieurs milliers de personnes étaient déjà réunies pour assister à l’annonce du nom et à l’officialis­ation du logo de l’équipe. En coulisses, Arthur Blank n’a pas été mauvais non plus. Il est allé dénicher Darren Eales, directeur exécutif de Tottenham et ancien joueur anglais passé par les États-Unis, et lui a laissé les mains libres au poste de président. Celui-ci a vite été épaulé par une petite équipe venue des Falcons, dont Matt Moore, directeur du digital, qui a tout de suite senti qu’il y avait du répondant sur les réseaux sociaux. “Alors on a mis le paquet, avoue ce dernier. À chaque moment clé, on organisait un événement, on multipliai­t les vidéos pour montrer comment ça se passait en coulisses. On est dans le top 5 des équipes de MLS les plus suivies sur Instagram et Twitter. Nous avions déjà plus de 100 000 followers avant le premier match.” Côté sportif, Darren Eales a très vite recruté un grand nom du Team USA, également passé par Rennes et SaintÉtien­ne: Carlos Bocanegra, deux coupes du monde au compteur. “Je négociais avec d’autres franchises pour devenir entraîneur adjoint, mais j’ai beaucoup discuté avec Darren et nous avions la même vision, nous voulions le même style de jeu”, raconte l’ancien latéral. Entré en fonction en mars 2015, celui-ci avait donc deux ans pour créer de toutes pièces une équipe. “C’était très étrange, avoue Bocanegra. On ne pouvait pas signer de joueurs plus de six mois avant le début de notre première saison et on n’avait pas de matchs le week-end, donc on voyageait un peu partout pour faire du repérage. Et ensuite, on a dû recruter tout le monde en trois mois, je peux vous dire que je ne l’oublierai pas…” Le staff n’a

reçu qu’une consigne de la part de Blank: penser aux supporters avant tout. Pour qu’ils vibrent, il faut un style spectacula­ire et de la possession. Les dirigeants du club officialis­ent donc en septembre 2016 la venue de l’ancien coach du Barça et de l’Argentine, Tata Martino. Outre Martinez et Almiron, la franchise s’offre les services d’une large délégation de joueurs connaissan­t la MLS sur le bout des doigts, et drafte le jeune Allemand Julian Gressel, venu jouer aux États-Unis en universita­ire. “C’est très difficile de créer un collectif avec des joueurs qui viennent de partout, mais on ne voulait surtout pas utiliser ça comme excuse, témoigne Gressel. Ça a demandé un gros travail de Tata Martino pour créer une vraie identité de jeu. Arthur Blank organisait aussi de grosses réceptions pour les joueurs et leurs familles à son Family Office, pour qu’on apprenne à se connaître en dehors du terrain.” Dès leur premier match à l’extérieur, ATL passe un 6-1 à Minnesota United, avant de mettre 4-0 au Chicago Fire à domicile. “Ils ont fait les choses comme il faut, et ils ont même complèteme­nt transformé la MLS, juge Greg Griffith, directeur exécutif de Georgia Soccer, l’antenne de la fédération US en Géorgie. Depuis, les clubs ne cherchent plus à recruter de vieilles gloires en fin de carrière.” Zlatan, David Villa et Rooney appréciero­nt. Pourtant, alors que son club menait 2-0 en finale de MLS en décembre dernier, Curtis Jenkins n’y croyait toujours pas. “Aucune équipe d’Atlanta n’avait remporté de titre depuis 23 ans, souffle le capo du Footie Mob. J’ai vu les Braves (franchise de base-ball, ndlr) avoir deux matchs d’avance sur les Yankees en World Series, en 1996. J’ai vu Eugene Robinson, des Falcons, se faire arrêter la veille du Super Bowl en 1999 pour être allé voir une prostituée. Même quand ils menaient 28-3 dans le troisième quart-temps du Super Bowl en 2017, je savais qu’ils allaient se faire remonter.” Mais cette fois-ci, Atlanta a gagné. Suffisant pour que United devienne cool, d’après Matt Stigall. “Le club est entré dans les conversati­ons des gens, on te demande régulièrem­ent si tu as regardé le dernier match. Et je vois beaucoup plus de maillots d’Atlanta United que de n’importe quelle autre équipe de la ville.”

Atlanta, capitale du black soccer?

Le soccer serait-il enfin en train de conquérir un bout de l’Amérique? Si cela devait arriver à Atlanta, ce ne serait en tout cas pas dû qu’à la bonne gestion du staff rouge et noir. Transperça­nt les banlieues nord-est d’Atlanta, la Buford Highway offre un bon résumé du niveau de cosmopolit­isme de l’agglomérat­ion. Il y a la section des restaurant­s mexicains, puis celle des vietnamien­s, puis viennent les péruviens, les italiens, les chinois… Arrivé au bout de la route avec la sensation d’avoir eu un aperçu

de toutes les cuisines du monde, il faut venir à bout d’un gigantesqu­e échangeur tentaculai­re et redescendr­e un peu vers le sud pour trouver Clarkston. Une bourgade de moins de 13 000 habitants qui a la particular­ité d’accueillir environ 1500 réfugiés chaque année, plus de 40 000 sur les 25 dernières. “Ici, chaque semaine, on apprend à dire bonjour dans une langue différente, explique Alice Collier en faisant visiter le Clarkston Community Center, dont elle garde l’accueil. Il y en a plus d’une soixantain­e: Népalais, Swahili, Français…” Dans la salle informatiq­ue, deux photos encadrées prises lors de matchs d’Atlanta United sont accrochées au mur. Au fond du jardin, le terrain de foot du centre, autour duquel les recruteurs de la région viennent parfois faire leur marché, est en pleine rénovation. À quelques centaines de mètres de là se trouve la Clarkston United Methodist Church, une église de briques rouges accueillan­t des messes en érythréen ainsi que les bureaux de l’associatio­n Fugees, qui propose notamment des cours de langue aux réfugiés, mais qui fut créée en 2004 avec l’idée d’intégrer ces derniers à la société grâce au soccer. “Pour tous nos étudiants, le football était quelque chose qu’ils connaissai­ent, et quelque chose de positif, donc c’était le meilleur moyen”, justifie Luma Mufleh, à l’origine du projet. Elle a beau avoir étendu la zone d’influence de Fugees en ouvrant une antenne en Ohio, Luma Mufleh trouve que la situation est devenue plus tendue depuis l’arrivée de Donald Trump au pouvoir. “Et pas seulement à cause des lois, dit-elle. Il a donné l’impression à certaines personnes qu’elles pouvaient tout se permettre. On se retrouve avec des drapeaux confédérés autour du terrain lors de nos matchs. D’un autre côté, ça donne aussi à d’autres personnes l’occasion de nous aider encore plus en réaction.” C’est que l’équipe des réfugiés connaît une certaine notoriété depuis un article du New York Times de janvier 2007 racontant l’hostilité rencontrée par le projet, transformé deux ans plus tard en livre à succès par son auteur, Warren St. John. “Je ne sais pas si l’article était très juste, mais bon…, élude Luma Mufleh. Ce qu’on dit à nos joueurs, c’est qu’ils ne seront jamais profession­nels, mais que l’important, c’est d’avoir un groupe d’amis et de rester loin des problèmes.” Bruno Kalonji confirme: “Les Fugees n’ont pas vraiment d’ambition sportive mais ils savent comment récupérer des subvention­s. Nous, c’est l’inverse.” Par une soirée glaciale près d’un terrain de Snellville, non loin de Clarkston, l’homme dirige l’entraîneme­nt de l’équipe première de sa Kalonji Soccer Academy et déroule un drôle de parcours en français, avec un accent indéfiniss­able. “Je suis né au Zaïre, d’un père zaïrois et d’une mère roumaine, et quand il y a eu la guerre, nous sommes arrivés aux États-Unis avec le statut de réfugiés.” Après quatre ans de fac, Bruno part jouer au foot en Roumanie, mais revient vite après une blessure au genou. “J’ai commencé à coacher une équipe féminine universita­ire. Initialeme­nt, c’était juste en attendant d’aller mieux, mais quinze ans après, j’entraîne toujours”, sourit-il. Passé par une autre académie, la JSA, il la quitte il y a quatre ans pour créer la sienne. “Parce que ma philosophi­e, c’est d’aider les enfants, et que làbas, je ne pouvais pas le faire.” En ce moment, il héberge chez lui quatre orphelins haïtiens et un ivoirien, et les réfugiés qui jouent dans ses équipes ne paient rien. “Ils proviennen­t tous de pays de football. En revanche, il faut qu’ils aient du potentiel et qu’ils soient prêts à faire des sacrifices pour s’améliorer, précise Bruno. C’est aussi une façon de les sortir de la rue. J’ai un jeune dont les deux frères sont en prison, il est le seul à s’en être sorti parce qu’il s’entraîne quatre fois par semaine.” Le système repose sur le haut niveau de l’équipe: comme elle bat toutes celles qu’elle rencontre, les parents américains paient pour que leurs enfants intègrent la Kalonji Soccer Academy et progressen­t au contact des poulains de Bruno. “Le foot se développe en dehors des réfugiés, il y a de plus en plus de clubs ici, témoigne Kalonji. Autrefois, c’était le Texas qui dominait, mais depuis quelques années, c’est nous. Le succès d’Atlanta United, c’est parce que beaucoup de gens sont intéressés. Et inversemen­t, l’arrivée de la franchise a beaucoup changé les choses parce qu’ils prennent nos joueurs, qui peuvent ainsi jouer à un bon niveau.” Un cercle vertueux qui a fait que, très vite, l’épidémie de soccer s’est répandue au-delà de la périphérie d’Atlanta. Retour en ville. Plus précisémen­t sous le métro aérien, à la station West End. Blottis entre Lee Street et Murphy Avenue, deux terrains de foot de cinq contre cinq voient s’affronter des joueurs hors de forme, d’autres qui jouent avec un kit mains libres à l’oreille, des équipes mixtes et des participan­ts qui se prennent trop au sérieux. “L’arbitre fait n’importe quoi, le mec fait une grosse faute sur moi et il ne dit rien. Si ça n’avait pas été ici, je l’aurais défoncé”, débite presque trop calmement un mauvais perdant. Fernando Güereña lève les yeux au ciel: “Je ne crois pas que ce soit une solution, quelle que soit la situation.” Fernando vient de jouer un match dans les buts, mais il est surtout le league manager de StationSoc­cer, un programme lancé en novembre 2016 par l’associatio­n Soccer in the Streets et qui consiste à installer des infrastruc­tures de ce type au niveau des stations de métro de la ville. “D’un côté, ceux qui le veulent paient pour participer à nos ligues adultes, de l’autre, ça finance nos programmes pour les enfants défavorisé­s”, expose Fernando. Soccer in the Streets a été fondée en 1989 par Carolyn McKenzie, une travailleu­se sociale d’Atlanta qui

“Les fumigènes, ça fait de belles images, mais je ne crois pas que nous soyons prêts à nous faire arrêter ou à perdre notre boulot pour ça” Matt Stigall, du club de supporters Terminus Legion

ne connaissai­t rien au ballon rond mais qui se disait que si ça pouvait occuper les gamins latinos, il n’y avait pas de raison pour que ça ne fonctionne pas également avec les jeunes afro-américains des quartiers pauvres. “En août dernier, un article de Bleacher Report se demandait comment Atlanta avait pu devenir la capitale du black soccer, alors que les Afro-Américains semblaient en général peu intéressés par ce sport. Mais je crois que le postulat de départ était faux, veut rectifier Fernando. Je crois que s’ils ne s’intéressai­ent pas au foot, c’est parce qu’ils n’avaient pas les moyens de le faire.” Alors que le foot est, partout dans le monde, le jeu de la rue, il est en effet considéré aux États-Unis comme un luxe des classes moyennes supérieure­s, un sport de country clubs. Soccer in the Streets a voulu changer ça. “Et ça a bien marché, vend Phil Hill, le directeur exécutif ayant pris la suite de Caroline McKenzie. Avec la coupe du monde en 1994, les médias cherchaien­t des histoires à côté du foot, donc ils ont parlé de l’associatio­n, et les entreprise­s se sont mises à investir dans des programmes sociaux liés au soccer.” Depuis, la ville et les mentalités ont changé. Atlanta est l’une des cités les plus dynamiques du pays. Les quartiers pauvres comme West End sont en pleine gentrifica­tion, avec les effets négatifs que l’on connaît, mais aussi quelques bons côtés. “Le football permet de mélanger les gens, poursuit Phil Hill. C’est le sport qui transcende le plus les communauté­s ethniques et les catégories socio-économique­s.” Le boss de Soccer in the Streets se souvient quand, il y a quelques années, alors qu’il s’arrêtait au feu rouge dans un quartier très dur de la ville, il a vu un jeune Noir avec un maillot de Messi. “Ce jour-là, je me suis dit que les choses avaient changé.” L’arrivée d’Atlanta United, dont la fondation sponsorise aussi les activités de Soccer in the Streets, a encore catalysé davantage le mouvement. “Une partie des millennial­s a grandi en regardant du soccer à la télé parce que c’était gratuit, donc forcément, ça marche”, conclut Hill, appuyé par Tony Carter, directeur des programmes de l’associatio­n: “Le base-ball et le football américain sont en déclin, il n’y a plus que la NBA et le soccer qui progressen­t.” Les États-Unis auraient-ils enfin accordé au football la place qu’il a dans le reste des pays du monde?

Du rap, des choses étranges et des sièges brûlants

Toujours 1-1 entre Atlanta United et le Philadelph­ia Union au Mercedes-Benz Stadium. Au-dessus de la tribune où les 5000 membres des clubs de supporters continuent à donner de la voix, une gigantesqu­e baie vitrée laisse voir le coucher de soleil qui se reflète dans les gratte-ciel du centre-ville. À ses pieds, le Molly B’s est un restaurant dont le design ressemble à celui des bars à vin des quartiers chics. Des escalators immaculés permettent au public de se mouvoir entre les différents étages de l’enceinte et donnent à cette dernière des faux airs de terminal d’aéroport. Alors que le match est en cours et que le suspense est à son comble, nombreux sont ceux qui ont déserté leur place pour aller s’offrir un cocktail ou s’essayer à un jeu de voiture en réalité virtuelle. “Le stade est peut-être trop moderne, se plaindrait presque Matt Stigall. Nos premiers matchs, avant l’inaugurati­on du Mercedes-Benz, on les a joués au Bobby Dodd Stadium, qui était tellement nul que ça le rendait bon. Ils n’avaient pas l’habitude de vendre de l’alcool: il y avait tellement d’attente que personne n’allait s’acheter de bière pendant le match, et les sièges en métal étaient brûlants, donc tout le monde était debout. On était serrés comme des sardines, à 55 000, ça donnait une ambiance que je n’avais jamais vue, même en Europe.” Après l’ouverture du nouvel écrin, les vieux réflexes sont pourtant vite revenus. “Il y a beaucoup de gens qui viennent et qui n’ont jamais assisté à un match de football

“La culture européenne est tellement imbriquée dans le foot que lorsqu’il y a des bagarres, ce n’est pas à cause du match, c’est quasiment une lutte des classes. On ne créera jamais de telles rivalités ici” Curtis Jenkins, fondateur du club de supporters Footie Mob

de leur vie, donc ils importent leur façon de suivre une rencontre sportive, c’est normal”, appuie Stigall. Certains disent que s’il y a du monde, c’est uniquement grâce aux prix bas. Greg Griffith, de Georgia Soccer, juge plutôt que si le club a autant de succès, c’est parce qu’Atlanta “est une ville dont beaucoup d’habitants viennent d’autres endroits des États-Unis. Ils ont donc déjà une équipe de NBA, une autre en NFL, avec lesquelles ils ont grandi, mais pas en MLS. Comme ils veulent supporter une équipe d’Atlanta, le choix est vite fait”. Même les groupes de supporters sont parfois gentiment moqués. Les autres fan-clubs de MLS reprochent ainsi à ceux d’Atlanta d’être trop proches du staff de la franchise et trop soft en tribunes. Être un ultra ne s’improvise pas. Et, de toute façon, ce n’est pas vraiment l’ambition de Matt Stigall et de sa Terminus Legion. “Nous n’avons pas ce goût de la confrontat­ion, il n’y a pas de sentiment anti-police chez les supporters américains, par exemple. Les fumigènes, ça fait de belles images, c’est vrai, mais je ne crois pas que nous soyons prêts à nous faire arrêter ou à perdre notre boulot pour ça.” De là à dire que les États-Unis n’ont toujours pas saisi l’essence du football, il n’y a qu’un pas. Un pas un peu trop facile à franchir, en vérité. Car ce qui se passe à Atlanta dit autre chose: les Américains ne vivent pas le football comme les Anglais, les Italiens, les Turcs, les Argentins ou les habitants des Balkans. Ils ne le vivront sans doute jamais pareil, mais ils commencent à l’assumer pleinement. “La culture européenne est tellement imbriquée dans le foot que lorsqu’il y a des bagarres, ce n’est pas à cause du match, c’est quasiment une lutte des classes, analyse Jenkins, du groupe de supporters Footie Mob. On ne créera jamais de telles rivalités ici. La plus grosse rivalité sportive à Atlanta, c’est sans doute celle qui oppose les Falcons aux Saints de La Nouvelle-Orléans. Mais en 39 ans, je n’ai vu qu’une seule baston, à cause d’un mec qui était beaucoup trop bourré. On comprend bien ce qui se passe en Europe, mais on n’a pas le même historique.” Alors, les supporters du coin rêvent de créer leur propre culture foot. Quand Jenkins a quitté Terminus Legion pour créer Footie Mob, dont le nom s’inspire du premier groupe de hip-hop connu de la scène locale, Goodie Mob, il voulait inclure au maximum la culture de la ville dans la façon de supporter United. “Notre plus gros export après Coca-Cola, c’est la musique, affirme-t-il. Il y a aussi tous les programmes de la chaîne Adult Swim, ou les vieux films de Burt Reynolds, qui n’auraient pu être faits qu’ici.” Depuis quelques années, Atlanta est surnommé “le Hollywood du Sud”. Les chants des supporters reprennent les morceaux d’Outkast et d’autres artistes de cette scène qui a fait exploser l’omniprésen­te rivalité East Coast-West Coast dans le rap des années 90. Les tifos font également référence à Stranger Things, la série Netflix tournée dans les parages. Évidemment, le club n’a pas mis longtemps à récupérer et reproduire la tendance. Atlanta étant une ville construite autour du chemin de fer, chaque but est célébré par un impression­nant coup de sirène de locomotive. Et avant chaque coup d’envoi, une personnali­té de la ville prend part à un cérémonial consistant à enfoncer le golden spike, un de ces gros clous servant à fixer les rails, à l’aide d’un marteau géant. La plupart des rappeurs de la ville, dont 2 Chainz, ainsi que des sportifs d’autres franchises d’Atlanta, se sont déjà prêtés au jeu. Waka Flocka Flame est devenu un supporter hardcore de l’équipe et s’affiche constammen­t avec le maillot rouge et noir sur les épaules en concert. Donald Glover, alias Childish Gambino, a lui aussi attrapé le virus du soccer puisqu’il inclut des images des rencontres de United dans les épisodes de sa série, Atlanta. “Copier les autres, c’est un peu facile, on ne veut pas supporter l’équipe d’une certaine manière sous prétexte que c’est comme ça qu’on fait en Amérique latine ou en Europe, répète Jenkins. On veut le faire à notre façon, parce que c’est ce qu’on aime.” Finalement, il ne reste peut-être qu’une étape à franchir à Atlanta pour valider son statut de ville de foot: apprendre à perdre. Après son titre de champion en décembre, United a dû encaisser les départs de Tata Martino et Miguel Almiron. Malgré une transition difficile assurée par le nouveau coach, Frank de Boer, et cinq points pris en six matchs, Jenkins ne panique pas. “On avait besoin d’un retour à la réalité”, rigole-t-il. Qui a dit que dans le soccer, l’important, c’était les trois points?

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534 000 euros d’amende selon la LFP.
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Évidemment, que le Milan AC allait finir par revenir.

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