Society (France)

DE BRUIT ET DE FUREUR

Macron, Le Pen, Hollande, le PS, les Insoumis, les bobos, Marseille…

- PAR EMMANUELLE ANDREANI-FACCHIN, MARC BEAUGÉ ET ALEXANDRE PEDRO / PHOTOS: RENAUD BOUCHEZ POUR SOCIETY

10 pages d’entretien total

La violence, le conflit, est-ce naturel chez vous? Comme chez tout le monde, non?

Beaucoup de personnes n’ont pas besoin du conflit. Moi non plus. Mais j’ai dû m’y habituer! La vie me l’a infligé: quand j’étais un petit gosse rapatrié, on me traitait de bicot! Je n’ai pas peur du conflit. Ceux qui en ont peur sont puérils. La vie est faite de conflits, et ceux qui les nient sont condamnés à les voir resurgir en boomerang à un moment ou à un autre. Mieux vaut les assumer pour pouvoir sortir par le haut! La classe moyenne à la lisière de la classe moyenne supérieure est la championne de l’évitement. Je la repère très vite. C’est le monsieur et la dame qui s’affolent dès que le ton monte. Ils ont bien travaillé à l’école, ils ont fait les bonnes études, le bon mariage, le nombre d’enfants idéal, ils ont acheté une voiture et une maison et ils ont une bonne carrière. Tout ce qui n’est pas strictemen­t rationnel les horrifie. C’est typiquemen­t le chercheur Sanofi. Le chercheur Sanofi? Rigolez pas, je les ai vus quand ils sont entrés en lutte au moment du plan social, en juin 2016. Ils en devenaient littéralem­ent malades. Qu’est-ce qu’ils ont demandé dès leur première réunion? Des psychologu­es. Je vous jure que c’est vrai. Ils étaient effondrés. Le conflit provoquait chez eux un malaise terrible. En revanche, quand je marche chez moi dans le Xe arrondisse­ment, un quartier populaire, les gens m’arrêtent pour me dire: ‘Je t’ai vu à la télé, t’étais bien’ –‘Et j’ai dit quoi?’ –‘Tu t’es pas laissé faire!’ C’est une vertu pour eux. Les petites gens, ils n’ont pas toujours la répartie. Tenir tête, ne pas avoir peur, ne pas se laisser faire est alors une vertu. Mon attitude leur plaît.

La stratégie de Macron était inverse pendant la présidenti­elle. Il refusait que ses militants sifflent ses adversaire­s et prônait la bienveilla­nce. Les bonnes manières des importants! Comédie! Ces gens-là vous tuent le sourire aux lèvres. Il va nous infliger les ordonnance­s et envoyer les salariés au bagne dans deux mois en supprimant le code du travail. C’est ça, la vraie violence!

Donc, la violence, c’est votre stratégie politique? Pas la violence, la conflictua­lité. Bien sûr! C’était notre ligne en 2012. Il fallait briser l’encercleme­nt. Pour ça, on a misé sur cette stratégie de la conflictua­lité. Tout transforme­r en conflit, tout le temps. Parce que c’est ça qui provoque la conscience, rompt l’évidence. Évidemment, il y a aussi du dégât: c’est comme un moteur à explosion, 80% sont perdus, mais les 20% restants donnent de l’énergie. On a convoqué Shakespear­e et l’expression ‘le bruit et la fureur’. Ça nous faisait bien rire au début. Puis, le rendement s’est vite manifesté. C’est devenu une ligne...voyez l’inverse: écoutez comment parlent les socialiste­s! Personne ne comprend rien à ce qu’ils disent. Ils parlent et ne disent rien!

Le problème, c’est que tout ça vous amène à traiter Cazeneuve d’’assassin’. Là, on est dans l’outrance. Faux! Je parle d’assassinat. Certes, le mot est mal calibré. Mais mieux que la grenade offensive qui a tué Rémi Fraisse. Et puis ce sont deux mots au milieu de trois quarts d’heure de parole dans le troisième discours de la journée, le onzième de la semaine! Parler devient un traquenard juridique, désormais?

Vous dites que ça vous a échappé, que cette formule n’était pas pensée à l’avance. Vraiment? Je pourrais vous raconter que j’avais calculé tout ça comme le grand stratège que je suis. Mais non, pas du tout! Le mot est venu sur

mes lèvres, c’est tout. Je voulais répliquer parce que Cazeneuve me reprochait d’avoir manqué au devoir républicai­n en ne disant rien contre Le Pen face à Macron. Mensonge honteux! Je réplique: il a manqué à son devoir en ne démissionn­ant pas après la mort de Fraisse. Ce moment est improvisé. Et le nom de Cazeneuve m’échappe. Alors, comme je sais être comédien, je m’en sors en disant: ‘Comment vous l’appelez celui-là?’

Vous regrettez? Non! Une lutte, c’est une lutte. Je ne baise pas la main qui me frappe. Ce n’est pas moi qui ai lancé la polémique. Or, il y a une règle de base dans la lutte: on ne recule jamais. Je ne regrette rien. Au contraire. Parce que 24 heures après, on s’aperçoit que c’est lui qui s’est mis dans la mouise. Et comment je le sais? Parce qu’il dit que si je présente des excuses, il retire sa plainte en diffamatio­n. Il a peur. Il sait qu’il vient de faire une grosse bêtise. Vas-y, bonhomme: je ne présente pas d’excuses.

Donc, vous dites qu’il n’a pas intérêt à ce que ce procès en diffamatio­n ait lieu? Évidemment. Sur le moment, je ne m’en rends pas compte. On se tape. Les mots crépitent. Les médias ont un sujet croustilla­nt. Et les milieux des gens qui n’aiment pas la violence verbale font écho: ‘C’est pas bien, on doit pas parler comme ça, on doit pas le traiter d’assassin.’ À la fin, ça fait une bouillie à tel point qu’en rentrant de l’école, ma petite-fille dit que sa copine lui a lancé: ‘Ton grand-père est impliqué dans un meurtre.’ Là, on se dit: ‘J’aurais pas dû dire ça.’ Sauf que non. Parce qu’à la télé, il faut bien illustrer cette polémique, donc on passe des images où on voit des CRS en train de tirer des grenades offensives dans un champ. Du coup, ça réveille des souvenirs perdus. Des tas de gens se disent: ‘Ah ouais, j’avais oublié cette histoire. C’est vrai, ils ont buté un môme? Qu’est-ce qui s’est passé?’ Et hop! la plaie est grattée. Donc là, Cazeneuve perd le point. Pas moi. Parce que des tas de jeunes écolos se sont dit: ‘Ah ouais, c’est vrai, ce type-là nous a tué quelqu’un!’

Le sujet, ce n’est donc pas Rémi Fraisse, pour vous. C’est juste Cazeneuve qui prend pour tous ceux qui vous ont reproché de ne pas avoir appelé à voter Macron… Si, le sujet, c’est le bilan de Cazeneuve. C’est celui du pire gouverneme­nt antisyndic­al. Ensuite, pourquoi je ne dis pas de voter Macron? Parce qu’il y a eu les élections régionales de 2015. À l’époque, déjà, pour le second tour, on n’avait pas donné de consigne de vote au sens où ils l’entendent eux. On avait juste dit: ‘Pas une voix pour le Front national.’ Personne n’avait réagi. Donc, deux ans plus tard, le soir du premier tour, je dis que tout le monde sait ce qu’il doit faire. Je veux tester. N’oubliez jamais que la France insoumise est un lieu de convergenc­e entre une gauche extrêmemen­t radicale, celle des quartiers populaires, et des gens plus sensibles au profil humaniste du projet. Macron, abstention, vote blanc: tous ces électeurs-là ne réagissent pas de la même façon. Pourtant, je dois les garder unis. Si j’appelle à voter Macron, ou autre chose, tout vole en éclats. ‘Pas une voix pour le Front national’, tout le monde est d’accord. Et puis, il y a aussi une réflexion à long terme. J’ai intérêt à ce que ce machin, le ‘front républicai­n’, s’enraye. Cette odieuse machine à tordre les bras qui fait qu’à chaque élection, au second tour, on doit voter contre ses conviction­s. Si on accepte ad vitam aeternam d’être enfermé dans la logique du front républicai­n, tout débat est vain. Prenez le Sud-est. On se retrouve à voter pour Estrosi. Ce type raconte des horreurs qui le mettent à un millimètre des fachos et puis, toi, tu devrais le soutenir au second tour et crier: ‘À bas le fascisme!’ Et quand un militant te dit: ‘Estrosi et le FN, c’est pareil’, toi, tu devrais lui répondre: ‘Mais non, c’est pas tout à fait pareil’? Le résultat, c’est qu’à la fin tu détruits tout ce que tu as construit. Et le coup d’après, le FN progresse encore.

Toutes les chaînes de télé ont ressorti la vidéo de votre appel énergique à voter Chirac en 2002... C’est Jean-luc Mélenchon qui a changé, ou le pays? Lamentable méthode! Ce n’est plus le même pays. À l’époque, la présence du FN au second tour était considérée comme un accident. Depuis, de l’eau a coulé sous les ponts, et les partis du système ont appris à utiliser le FN. C’est devenu une rente pour eux. En 2002, vous aviez Chirac, il était réputé faisandé mais il a fini à 82%. D’aucuns ont trouvé la combine géniale. Alors, on y revient à chaque fois. On fait monter le FN puis on agite la menace Le Pen, et même une chèvre gagne l’élection.

“Sur Cazeneuve, je parle ‘d’assassinat’. Certes, le mot est mal calibré. Mais mieux que la grenade offensive qui a tué Rémi Fraisse”

Mais vous deviez vous attendre à toutes ces réactions hostiles. Non, parce que je crois toujours que je vais être compris. Moi aussi, j’ai mon côté petit bourgeois! Après, il faut voir d’où partent les coups. Ce sont toujours les mêmes qui sont sur mon dos.

Et qui est sur votre dos, alors? Ceux que ça arrange sur le moment. Et les permanents de l’embrouille: d’abord, le prétendume­nt service public de l’info. C’est Aphatie, Cohen, Pujadas… Je les connais tous, un par un. Des sociaux-libéraux. La matinale de France Inter, c’est une caricature: trois béni-oui-oui du ‘oui à l’europe qui nous protège’ avec Cohen, Legrand et Guetta. Pour un oui ou un non, vous avez droit à une tartine beurrée à la gloire de la Commission européenne. Trois repentis de l’extrême gauche qui bourrent les crânes avec bonne conscience. C’est d’ailleurs pour ça qu’ils sont là, sinon ils en mettraient d’autres. Donc, je le prends pour ce que c’est: une lutte politique. Mais qu’est-ce que je peux répondre quand ils disent que je veux sortir de l’union européenne pour adhérer à l’alba, l’alliance bolivarien­ne? C’est tellement con. Mais cette affaire a quand même duré quatre, cinq jours dans les médias…

Donc, encore du conflit? Cette fois-ci, c’est l’ennemi qui m’y ramène. Je m’en passerais. Car après 2012, on a vraiment tiré toutes les leçons de l’élection, sans concession­s. Toutes. Et on a constaté le coût de mon isolement médiatique. Mon analyse de la classe médiatique n’a pas changé. C’est un élément central du système qu’il faut détruire. Mais on ne peut y arriver frontaleme­nt. Il faut d’abord instaurer un rapport de force. D’où l’idée, qui paraissait si saugrenue au début, de contourner le système médiatique officiel. Clairement, cela signifie faire passer ses idées autrement, atteindre un tel niveau de puissance pour que les médias, quand ils sont obligés de parler de vous, soient tenus en respect. Moi, je n’ai pas mis les pieds à la matinale de France Inter depuis 2014. Je n’ai pas envie d’aller m’y faire déchiquete­r. Eux crient au crime de lèse-majesté. Mais j’en ai ras-le-bol de ces interviews pugilat où l’un m’attrape par les cheveux et l’autre me tire

par les oreilles. Donc, au lieu de mener une bataille frontale au coup par coup, on est passés à une action globale de débordemen­t.

C’est pour ça que vous avez créé votre chaîne Youtube? Oui. L’idée vient de loin. Je l’ai théorisée. Les copains disent que j’ai une théorie sur tout. Primo, pour moi, l’acteur de l’histoire, c’est le peuple. Pas seulement la classe ouvrière, les salariés. Deusio, c’est le réseau qui institue le peuple. Les gens deviennent un peuple quand ils se mettent en réseau pour s’exprimer. À notre époque, les réseaux sociaux sont l’endroit essentiel où le peuple se déploie. Bien sûr, tout le monde n’est pas connecté, OK. Cela étant dit, il y a 32 millions de comptes Facebook en France! Ne cherchez pas une plus grande agora, il n’y en a pas. Les sacro-saints marchés pour les tracts? C’est fini! Il y a deux sortes de marchés dans ce pays: celui des très pauvres, qui n’en ont rien à faire de tes tracts, et celui des riches avec qui, de toute façon, tu n’as rien à gagner. Les centres commerciau­x? Tout le monde y est mais c’est interdit d’y tracter, c’est privé. Aussi, quand tu arrives devant un immeuble, il y a un digicode et tu ne peux pas entrer. L’agora s’est considérab­lement réduite dans le pays. La moindre réunion publique va coûter un bras, tu mets une lumière, c’est tout de suite 150 euros par pince. Restent les réseaux sociaux, amples et libres. On fait des vidéos, on parle aux gens. Bon, ça ne durera pas, ils vont trouver un moyen de mettre fin à tout ça. Mais, en attendant, on contourne le système médiatique comme ça. Et comme le réseau est un être vivant, il se manifeste aussi de manière autonome. Notre action a déclenché plein d’initiative­s personnell­es, que l’on ne contrôlait pas du tout. On avait déjà observé ça chez Bernie Sanders –qui clairement ne comprenait rien à tout ça– pendant la campagne américaine. Des émissions autonomes étaient apparues. Sanders ne leur avait rien demandé. C’est le symptôme du fait que le réseau est un être vivant, capable de produire sa propre expression, ses propres émetteurs.

Pourtant, avec la France insoumise, on reste quand même sur un schéma très classique. Tout tourne autour de vous. On a réfléchi à ça, aussi. On en joue. Donc, pendant un moment, j’ai dosé les apparition­s médiatique­s. On a réduit à deux médias, un écrit et un audiovisue­l, par semaine. Du coup, comme il fallait qu’ils tiennent leurs quotas pour le CSA, les médias étaient bien obligés d’inviter d’autres camarades.

Sauf que c’est surtout vous que l’on a vu… C’était moi le candidat, non? Et ce fut un si long chemin. Il ne faut pas oublier d’où on est partis. En juillet 2011, je me lève un matin et on me dit que je suis à 3,5% dans les sondages. Là, je suis bien seul. Je ne venais pas d’un groupuscul­e, je sortais du PS, où en dessous de 20%, tu n’es rien. En 2017, les choses ont changé. On avait le score de 2012 pour commencer. D’autres noms ont pu apparaître. Corbière s’est montré et il est plutôt bon client. Raquel Garrido est quand même une boule de feu sur un plateau. Il y a eu Coquerel, Simonnet et les derniers arrivés, Charlotte Girard et Manu Bompard. À la fin de notre campagne, on a réussi à faire émerger cinq ou six porte-parole bien à nous.

Qu’est-ce qui a fonctionné pour que vous parveniez à créer cette dynamique pendant la présidenti­elle? Ce qui a été fondamenta­l, c’est d’avoir franchemen­t tourné la page de tout le bazar du Front de gauche, des cartels de groupuscul­es, et d’avoir totalement ouvert l’action sur une plateforme internet ‘La France insoumise’. Elle réunit aujourd’hui 500 000 personnes, quand même. Avec nos sept millions de voix, c’est la plus puissante organisati­on politique du pays

Emmanuel Macron a lancé un mouvement, comme vous. Or, aujourd’hui, En marche! tend à devenir un parti classique. Vous ne redoutez pas le même phénomène pour la France insoumise? Le risque existe! Au départ, Macron avait un problème politique comparable au mien: comment briser l’ancienne scène? Et il a eu une gestion de sa plateforme en ligne conforme à son projet césarien. Il en a confié les différente­s fonctions à des entreprise­s. Il y en a une qui s’occupe des réseaux sociaux, une autre de ceci ou cela, et il a un rapport de commandita­ire avec elles. C’est normal, parce que c’est très exactement conforme à son but. Un système jupitérien, comme il dit. La doctrine que moi je développe, c’est le peuple qui devient réseau. Ce n’est pas du tout la même chose. Dès le début, on a alimenté la plateforme de la France insoumise sur la base de la sollicitat­ion des volontaire­s. On ne savait pas vraiment ce que ça allait donner. Les gens viennent et repartent selon les thèmes abordés. Si on pense l’action de façon névrotique, à l’ancienne, avec les bons bergers et leur ‘armée d’opéra’, la plateforme rend fou d’angoisse. Alors que c’est très excitant. Les partis, les structures, l’appareil et tout le machin, j’ai baigné dedans pendant des années. Il a fallu que j’opère une révision radicale de ma vision du combat politique. La plateforme remplit toutes les fonctions au nom desquelles le parti est constitué. L’action est libérée du poids des structures. Reste, pur et dur, le programme comme sujet exclusif de l’action et le feu d’artifice des initiative­s se déclenche tout seul.

Vous faites le bilan d’une campagne réussie, qui a permis de bouger les lignes. Pourtant, au soir du premier tour, vous aviez l’air brisé. Brisé, non. Bougon, oui. Jusqu’à la fin, j’ai pensé qu’on allait y arriver.

Vous yavez cru jusqu’à quelle heure? Même après 20h. Les sondages de TF1 et France 2 ne correspond­aient pas, les boîtes de sondages disaient qu’on était encore dans un mouchoir de poche et les résultats des grandes villes n’étaient pas arrivés. Ensuite, j’ai une réaction humaine. Une fois qu’on sait que l’affaire est pliée, qu’il a manqué 600 000 voix, il faut absorber le choc. Parce que cela faisait une semaine que je me préparais au second tour et j’étais persuadé que j’aurais plié n’importe qui. Macron inclus. C’est mon caractère, je mène le combat avec un moral de victorieux. J’y croyais. À 600 000 voix près, je réglais deux problèmes: celui de la nouvelle alternativ­e, que l’on aurait incarnée, et Marine Le Pen, qui n’aurait plus été là. On ne gagnera jamais sans la sortir du jeu. C’est à nous qu’elle coûte, pas aux autres. Tout le discours populaire et une partie de la mobilisati­on populaire nous ont échappé à cause d’elle. Elle nous a usurpé tant de mots. À la fin de la campagne, c’était grotesque. Cette folle commençait à parler de planificat­ion écologique à la télé. La sortir et l’affaiblir, c’est la clé pour nous. Voilà aussi pourquoi je fais la gueule le dimanche soir.

“Je me préparais au second tour et j’étais persuadé que j’aurais plié n’importe qui. Macron inclus. C’est mon caractère, je mène le combat avec un moral de victorieux”

Mais vous ne reconnaiss­ez même pas la défaite, vous êtes tout de suite dans la rancoeur… Rancoeur? N’embourgeoi­sez pas tous les comporteme­nts. Je suis tribun du peuple. Quand les miens sont tristes, je suis triste. Je ne vais pas faire l’illuminé de politicien content du score et qui ignore les conséquenc­es de la défaite: ‘Je suis content, on a fait tant, et maintenant, passons à autre chose.’ Non. Il y a des milliers de braves gens qui ont les boules, qui pleurent, et moi, j’ai les boules aussi et je me retiens de pleurer. Donc, je dois exprimer cette déception… J’en ai assez de ces psychanaly­ses de comptoir! Toute mon action est jugée sur ma psyché. Avant-hier, il y avait une émission dont le titre était: ‘Mélenchon est-il fou?’ Qui d’autre est-il traité comme ça? Bon, il faut sans cesse se souvenir que tout ça, c’est de la lutte politique. Sinon, l’acide passe sous l’armure.

“Hollande, c’est le genre de gars qui devait arracher les ailes aux mouches quand il était gamin. C’est ça, sa psychologi­e. Ça l’amuse de rouler les gens et de les voir se débattre”

En 2012, vous aviez appelé à voter François Hollande au second tour. Vous regrettez? Qu’est-ce que vous vouliez que je fasse d’autre? On voulait sortir Sarkozy. La personne ne compte pas. Je m’en moque de François Hollande. Un pauvre type. La plus éminente médiocrité du PS des années 2000. La bureaucrat­ie satisfaite d’elle-même. Il n’y a rien à en dire! Il n’a jamais rien fait. Il était à L’ENA, même pas bien classé. Il est sorti de là, est passé d’un poste à l’autre, fondu dans la grisaille. Mais il est marrant, toujours la blagounett­e aux lèvres. Personne ne faisait attention à lui. Au début, il a émergé aux côtés de Jean-yves Le Drian. Lui, c’est une pointure. Jacques Delors aussi. Hollande portait leurs valises! Quand Lionel (Jospin, ndlr) a été nommé Premier ministre, on était tous là, autour de la table, avec le revolver, en se demandant qui allait le remplacer. On était prêts à s’entretuer. Et Lionel nous dit: ‘Je propose François.’ ‘Ah bon? Bon bah, on se tuera la prochaine fois.’ C’est comme ça que ça s’est passé. Lionel s’est dit qu’il tiendrait la boutique sans histoire le temps qu’il gagne la présidenti­elle. Personne ne se préoccupai­t de lui. On discutait directemen­t avec Lionel, le grand chef à Matignon. Mais lui, pendant ce temps-là, une petite pizza avec celui-là, des raviolis avec l’autre, et les fêtes de la Rose pardessus tout ça… Il a été au bon endroit, au bon moment. Il était l’ami de tous les bureaucrat­es du PS. À la fin, ils ont pris le pouvoir au parti, ils se ressemblai­ent tous: la même allure, michair, mi-poisson, tu ne savais jamais ce qu’ils voulaient, à part rester en place.

En 2012, Hollande vous avait promis d’amnistier des syndicalis­tes condamnés à des amendes, comme Xavier Mathieu, ex-délégué syndical de Continenta­l. Il est revenu sur cette décision. Pourquoi, selon vous? C’est le genre de gars qui devait arracher les ailes aux mouches quand il était gamin. C’est ça, sa psychologi­e. Ça l’amuse de rouler les gens et de les voir se débattre. Quand je suis allé à l’élysée après son élection et que je lui ai raconté l’histoire de ces syndicalis­tes qui ont pris cher, il m’a dit avec ferveur: ‘Mais tu as raison! Je le note!’ Je lui ai répondu: ‘Ah bon’, puis raconté deux, trois cas douloureux. Sur le palier –je me souviens que c’est quand même un tordu–, je vérifie. ‘François, la presse nous attend en bas: je peux l’annoncer?’ ‘Mais bien sûr, fais-le, ça va m’aider.’ Et moi, je descends, sur un petit nuage. Pour moi, ça veut dire beaucoup de choses, c’est très important. Les communiste­s ont proposé une loi d’amnistie au Sénat puis à l’assemblée. Elle est renvoyée en commission. Enterremen­t garanti. Il ne voulait pas que ça passe. C’est une telle faute contre notre histoire. Mais tout l’amuse, je n’ai pas la clé. Après cet épisode, je ne l’ai plus jamais cru, quoiqu’il dise. J’ai su que c’était un mariole.

Vous détestez le PS, qui dit en gros: ‘On gouverne parce qu’on est responsabl­e, et on est responsabl­e parce qu’on gouverne.’ Vous accusant donc, en creux, de ne pas l’être. Quelle morgue! Ils sont pitoyables avec leur: ‘Il ne veut pas gouverner.’ Je ne sais pas où ils sont allés trouver ça. Mais si, je veux gouverner: je suis prêt à le faire. Tout de suite! Mais sur mes bases.

Mais, alors, comment avez-vous fait pour rester aussi longtemps au PS? Parce que ce n’était pas le même parti. J’y ai adhéré en 1977. Tous les ans, il y avait une révolution socialiste dans le monde. Donc, ce qui était bizarre, c’était de ne pas être révolution­naire. Et il n’y avait pas 50 choix: il y avait le programme commun (un plan de réforme signé en 1972 entre le PS, le PC et le

Mouvement des radicaux de gauche, ndlr) ou les gauchistes. À la fac, j’ai toujours été trotskiste. Quand je suis sorti de la fac, je suis entré dans le parti de masse. J’avais envie d’être avec les masses, moi. Je suis né comme leader en montant sur les tables, en parlant à des dizaines de copains, pas en me réunissant à quatre à fumer et à mettre des virgules dans les textes! Donc, j’adhère au PS. Dans la déclaratio­n de principe, il était marqué que le marxisme était notre doctrine et qu’on allait faire la révolution. Après, j’ai embêté tout le monde pendant quatre congrès à empêcher qu’on enlève le mot révolution­naire. C’est à ce parti-là que j’ai adhéré. Et on a appliqué le programme commun!

Aujourd’hui, vous espérez encore que l’aile gauche du PS vous rejoigne? Les Montebourg, Lienemann, Filoche… Oh, vous avez vu le niveau de ce qu’ils racontent sur moi? C’est devenu une comédie morbide, ils crient à l’unité pour organiser la division. C’est quand même le stade suprême de la décomposit­ion, là. L’unité? Il n’y a jamais personne pour la faire. Benoît Hamon, j’ai encore dans mon téléphone le dernier rendez-vous auquel il n’est pas venu. Mais la vérité, c’est qu’ils ne peuvent pas rompre avec le PS! Ils n’y arrivent pas. C’est toujours le petit bout de pain pour finir le petit bout de fromage... Marie-noëlle Lienemann, elle me fait ça depuis cinq ans maintenant. C’était: ‘Attends les prochaines municipale­s.’ Là, maintenant, c’est: ‘Attends les législativ­es.’ Après, il y aura les sénatorial­es, puis les européenne­s… Enfin, qu’est-ce qu’on peut faire avec des gens comme ça ? Qu’est-ce qu’ils savent faire, d’ailleurs? Quand est-ce qu’ils ont organisé une action de masse? Où? Nulle part. Ils ne savent rien faire à part des congrès, des pétitions, des colloques à La Bellevillo­ise… Je dis ça et en même temps, j’aurais tellement aimé qu’ils soient là. Mais jamais! Jamais le moindre coup de main, le moindre geste amical! Toujours quelque chose qui ne va pas. ‘Eh bah, si Jean-luc était un peu plus comme ça, un peu moins comme ça…’ C’est trop tard.

À quel moment avez-vous fait le constat que le PS s’était détaché du peuple, et qu’il fallait inventer ce que Chantal Mouffe appelle un ‘populisme de gauche’? Je ne suis pas sorti un matin de mon lit avec une théorie construite. Il y a eu plusieurs étapes. En 2010, j’ai écrit un livre intermédia­ire, Qu’ils s’en aillent tous!, en m’inspirant de l’amérique latine. Je suis très attentif à l’évolution des formes que prend l’action. Je pense que nos sociétés latines sont un miroir des pays d’amérique latine: je fais le constat que nous sommes des sociétés de droit écrit, que le libéralism­e a fait exploser ces sociétés en minant toutes leurs structures citoyennes. La réplique arrive à un moment donné sous la forme de ‘que se vayan todos’, c’est-

à-dire foutez tous le camp. Donc, je reviens avec ça d’amérique latine, et j’en fais une théorie d’action. Je la présente à l’époque au bureau politique du Parti de gauche. C’était très marrant à voir: la salle était coupée en deux. Tous ceux qui avaient moins de 40 ans disaient que c’était insuffisan­t, qu’il fallait mettre: ‘Dégageons-les!’ Je leur ai répondu que ‘Qu’ils s’en aillent tous!’ c’était déjà beaucoup pour moi. J’ai su le défendre en disant que ça venait d’amérique latine. Mais ‘Dégagez’, non, ça, je ne sais pas le faire. Et les plus anciens disaient: ‘C’est du populisme, ce n’est pas possible, on ne met pas notre cuillère dans cette soupe-là.’ Bref, on vote et on finit par trancher que j’ai le droit de publier. Mais je m’en veux de ne pas avoir eu le cran d’aller jusqu’au bout et de mettre ‘Dégageons-les!’ Parce que c’est ce mot d’ordre qui s’est imposé ensuite partout, au Maghreb puis au Brésil. Ce pays nous fascinait à cause du PT, le parti de Lula. Qu’est-ce que c’est? Une coalition de groupuscul­es qui ont fusionné à l’ancienne. C’est ce qu’on a voulu faire avec le Front de gauche. Mais c’était déjà trop tard. Le ‘dégagisme’ était déjà si violent et les petits partis si conservate­urs! En France, ce qui bloque tout, c’est le PC qui ne veut pas faire un nouveau parti. Du coup, il est obsédé par l’idée de se débarrasse­r de moi, qui incarne le dépassemen­t et la sortie des arrangemen­ts avec le PS. Le même scénario a eu lieu en Espagne où une partie des membres sont sortis d’izquierda Unida, dominée par le PC, pour créer Podemos. Partout, les tenants de la ligne traditionn­elle se font décrocher de la réalité. Exemple: l’insurrecti­on contre les JO au Brésil. Les gens étaient dans la rue et disaient: ‘Pas de football, de stades, des transports publics!’ C’est un mouvement populaire de masse. Mais la gauche traditionn­elle n’y comprend rien. Pour elle, ça n’existe pas un mouvement de gauche contre un gouverneme­nt de gauche! L’étiquette ne colle pas. Pourtant, des gens qui manifesten­t pour maîtriser leur vie quotidienn­e, c’est ce que j’appelle la révolution citoyenne! La gauche traditionn­elle ne comprend les révolution­s qu’à partir des usines et du programme du socialisme.

Toutes ces révolution­s citoyennes démarrent dans la rue: les Indignés, Nuit debout, Occupy Wall Street. Mais souvent, ça s’arrête là parce que comme le dit le théoricien de Podemos, Inigo Errejon: ‘Au bout d’un moment, les gens finissent par rentrer chez eux.’ Vous avez créé un mouvement avec la présidenti­elle. Et après, quoi? C’est de la pure théorie politique, mais c’est un sujet très important. Toutes ces formes-là de révolution, de ce qui se passe après, restent à théoriser. Tout cela est neuf. Qu’est-ce qu’on fait avec ces 500 000 Insoumis, par exemple? Après la présidenti­elle, on fait quoi? À cette heure, je réfléchis encore.

En Espagne, Podemos, associé au milieu associatif, a gagné plusieurs mairies. Celle de Barcelone, par exemple. Est-ce que vous allez essayer de vous implanter localement? On verra. Moi, j’ai une autre thèse. Je vais à Marseille aussi pour ça. Je pense qu’il faut oublier le vieux schéma du socialisme municipal. La représenta­tion politique municipale est en général subclaquan­te. Le fait numéro un de l’élection présidenti­elle, c’est la destructio­n de LR et du PS. Il reste le FN, qui peut éclater car il est très lié à l’ancien système. Et il y a Macron et nous. Quand une forme s’effondre, ce n’est pas vrai qu’une autre prend la place derrière. Non, il faut du temps pour que le neuf se formalise. Donc, je vais à Marseille parce qu’il y a la conjonctio­n de tout en même temps. C’està-dire une classe politique effondrée, un bon niveau de mobilisati­on sociale –ce n’est pas le cas dans tout le pays. Et à Marseille, la classe moyenne culturelle et scientifiq­ue a été reléguée. Donc, on a déjà deux couches d’explosifs qui se superposen­t: une classe politique effondrée –le PS est en ruine, la droite sidérée, parce que son grand chef s’en va–, un haut niveau de mobilisati­on sociale, avec des gens très proches de mes positions, et une classe moyenne qui peut surgir politiquem­ent. Et surtout, enfin, Marseille est une des rares villes où il y a des formes d’auto-organisati­on populaire. Elles sont sous les radars. Je vais dans une rue et les gens disent: ‘Monsieur Mélenchon, ici, la rue, c’est nous qui la balayons.’ Pourquoi ça? L’état n’y est plus, la mairie n’y est pas,

“N’oubliez jamais que la France insoumise est un lieu de convergenc­e entre une gauche extrêmemen­t radicale, celle des quartiers populaires, et des gens plus sensibles au profil humaniste du projet. Je dois les garder unis. Si j’appelle à voter Macron, ou autre chose, tout vole en éclats”

tout le monde s’en fout, on abandonne les gens. Et qu’est-ce qu’ils font? Il y a certains endroits, dans le Nord de la France, où les gens se résignent : ‘C’est comme ça.’ Eux, à Marseille, ils se sont auto-organisés. Et mon pari à moi, c’est que l’étape suivante soit celle de l’auto-organisati­on générale, la révolution citoyenne: les gens s’auto-organisent.

Que va-t-il se passer ensuite? Je ne sais pas. Les municipale­s, c’est en 2020 les amis. C’est loin, c’est un autre monde. Entre-temps, il va y avoir un choc social terrible. Si les candidats de Macron gagnent, ce sera de la baston méchante. Sur les fondamenta­ux, sur le travail. Dur. Macron n’a pas la base sociale pour faire ça. Et ce qu’il a ramassé, ce sont des lobbyistes, des aventurier­s, une horde, pas une armée. Tout ça ne tiendra pas le choc. Nous, même si on perd les législativ­es, notre centralité va tout de même nous donner les moyens de maîtriser la forme de la réplique. Je ne sais pas quel nom ça va avoir, mais ça sera forcément un nouveau Front populaire. Avec des forces sociales, politiques et des gens du monde de la culture, des créateurs. Il faut que ce soit le surgisseme­nt d’une contre-société. Contre cette société du fric. Quoi qu’ils en pensent, on n’est plus dans les années 90 ou 2000, où les petits jeunes à cheveux gominés voulaient être traders. Ce n’est plus vrai. Aujourd’hui, la majorité d’entre eux trient avec ferveur les ordures à la maison, veulent savoir ce que mangent leurs gosses, en ont marre de respirer du diesel. La contre-société est déjà émergente.

Vous ne croyez pas à l’entreprene­uriat? Emmanuel Macron a gagné là-dessus. Comme il est en retard sur l’état d’esprit de la jeune génération. La cupidité n’est plus le moteur de leurs rêves. Quand il dit que la France doit être une start-up, il est à côté de la plaque. Mais c’est habile de sa part. Parce qu’il entretient des gens dans leurs illusions réactionna­ires. Ça flatte un petit milieu. Mais comment ça tient, ça, si les trains se bloquent, si les gens dans les hôpitaux disent qu’ils en ont rasle-bol… Et vous aurez l’événement imprévu. En Tunisie, c’est le suicide d’un jeune qui a déclenché la révolution citoyenne. Vous ne pouvez pas savoir quelle sera la petite chose qui allumera la mèche…mais elle brûle déjà.

Qu’est-ce que vous allez faire pendant cinq ans si vous perdez les législativ­es: descendre dans la rue? Entre autres. C’est mon devoir.

Vous n’avez pas envie d’être force de propositio­n? On l’est davantage que quiconque dans ce pays avec le programme L’avenir en commun. Mais c’est un refrain de confort pour le système: vous êtes toujours contre tout! Bah oui, je ne vais laisser les gens se faire essorer. Déjà, on a fait émerger une force politique, on est un des rares pays d’europe à y être arrivé, avec Podemos en Espagne. C’est à nous d’avancer, de prendre nos responsabi­lités, d’être à la hauteur du rôle, de cette synthèse idéologiqu­e que je représente entre l’écologie et le socialisme traditionn­el. Avec un groupe parlementa­ire, on aura un outil complet: le groupe, le mouvement, et on va être dans l’action tout le temps. Tout le temps.

“On n’est plus dans les années 90, où les petits jeunes à cheveux gominés voulaient être traders. Aujourd’hui, ils veulent savoir ce que mangent leurs gosses, en ont marre de respirer du diesel”

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À Marseille, le vendredi 2 juin.
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