L'amitie c'est comme une canelle de soda, il faul pas trop en abuser
Halte au BFF, l’avenir est dans la simple camaraderie.
Comme tout le monde, vous avez passé l’été à vous réinventer au bord d’une piscine en batifolant avec un flamant rose en plastique, vous autorisant des amitiés éphémères avec des gens que vous n’auriez jamais fréquentés dans votre hood. Mais qui, le temps d’un festival, d’une randonnée ou d’un stage de kung fu, sont devenus vos BFF, même si vous ne connaissiez pas leur numéro de Sécu ou le nom de jeune fille de leur grand-mère. Tout l’inverse de vos vrais amis qui savent tout de vous et vous en font payer le prix à longueur d’année au point que vous vous demandez parfois si vous les aimeriez encore si vous les rencontriez aujourd’hui. C’est ce qu’ont voulu éprouver les philosophes Alain Finkielkraut et Elisabeth De Fontenay qui ont mis en scène leurs dissensions dans un ouvrage, En terrain miné paru chez Stock en septembre, compilant d’intenses échanges épistolaires pour exorciser quarante ans de friendship déclinante. Une démarche qui a inspiré au journaliste de Libé Robert Maggiori un texte opposant l’amitié modèle Finki/fontenay (aimer l’autre pour ce qu’il est), et la camaraderie, basée sur l’investissement dans des activités communes. Un mode de relation plus light, mais pas forcément moins intense dans lequel on laisse de côté les confidences et les grandes déclarations à la vie à la mort pour se concentrer sur l’essentiel : partager des expériences. Envie de vous faire de nouveaux camarades ? Stylist vous donne la main.
VOUS N’AVEZ PLUS 15 ANS Contrairement à ce qu’on a voulu vous faire avaler depuis votre première rentrée scolaire, la friendzone n’est pas cette zone de confort dans laquelle vous vous épanouirez en alternant les rôles de bouc émissaire/épaule sur laquelle on pleure. L’amitié, c’est aussi devoir défendre l’autre même quand il franchit la no-go-zone. Type Nolwenn Leroy, qui excuse publiquement Laurent Baffie qui vient de lui trousser la jupe à la télévision sous prétexte que c’est son « ami ». Ou Bernard-henri Levy secourant publiquement son « ami de vingt ans », un DSK tout juste sorti de la suite 2806. Le problème, c’est que depuis Montaigne et son penchant pour l’amitié fusionnelle (« parce que c’était lui, parce que c’était moi »), peu de gens osent s’en prendre à la notion d’amitié. Surtout que la pop culture n’a rien trouvé de mieux à faire que de faire fantasmer des générations entières sur le nouveau mètre étalon d’une vie réussie : pas la Rolex, mais une joyeuse bande d’amis prête à annuler/remplacer votre famille et ses membres toxiques. Résultat, vous traînez les mêmes potes depuis si longtemps que quinze ans plus tard, votre groupe Whatsapp s’appelle « à la vie, à la
race », nom de code que vous vous étiez donné lors de votre pacte de sang. Même si vous ne voyez plus bien aujourd’hui ce qui vous lie encore. Êtes-vous une horrible personne ? Non. C’est plus grave. Vous êtes vieux. C’est ce qu’expliquait dès
2004 l’américaine Marla Paul auteure de La Crise de l’amitié : trouver, se faire et garder des amis
quand vous n’êtes plus un enfant : après 30 ans, le BFF des années lycée (peu de centres d’intérêt communs, mais beaucoup de temps à tuer ensemble) perd progressivement du terrain au profit du KOF : le kind of friends. Celui avec qui on fait des choses (du sport, des activités culturelles, du militantisme, du DIY si ça vous chante), sans surinvestir la relation. Le KOF, c’est ce camarade dont parlait Maggiori : un rapport plus léger, au bord de l’utilitarisme. « Pourtant, la camaraderie mérite d’être revalorisée, elle donne de belles relations éphémères. Le camarade, c’est l’ami circonstanciel, qui nous est un peu inconnu, mais avec qui on fait des choses », explique Matthieu Remy, enseignant à l’université de Lorraine et spécialiste des contre-cultures, qui a même consacré son premier ouvrage de fiction au sujet
(Camaraderie, éd. De l’olivier). D’ailleurs, des applis se sont lancées pour trouver des gens sympas mais pas en craving d’intimité. Genre Meetup, l’incontournable des relations platoniques, ou Bumble Bizz, qui met en contact des gens évoluant dans le même univers professionnel. Alors que vous ne voyiez pas encore bien l’intérêt de ce type de relations, Shoshanna (de Girls) avait pourtant déjà bien saisi l’idée, puisque lors du dernier épisode de la série (on spoile dans 1 seconde), elle largue ses trois boulets de « meilleures potes » qu’elle se coltine depuis six interminables saisons. Alors qu’on avait déjà bien remarqué qu’elles s’épanouissaient chacune bien mieux dans des relations de franche camaraderie avec des personnages secondaires. HISTOIRE D’UNE MÉPRISE La fatalité du quatuor de Girls, c’est la même que celle qui existe dans toutes les relations d’amitié (du moins celle de l’époque moderne, mais on va y revenir) : ça va trop loin. « Le problème de l’amitié moderne, c’est qu’elle place l’ami dans le registre de l’intime », rappelle Dimitri El Murr, maître des conférences en philo à la Sorbonne et lui-même auteur d’un essai sur l’amitié au début des années 2000. Alors que la camaraderie, c’est le rêve d’une relation partagée avec l’autre tout en ne lui donnant pas forcément tout. Lors de vos six mois en stage dans une
sous-start-up à Brooklyn, vous n’aviez pas manqué de bâcher les Américains en disant qu’on ne pouvait rien créer avec eux : tout feu tout flamme pour aller faire une marche rapide au parc mais pour relancer, y a jamais personne. Au point que certaines universités américaines préviennent désormais les étudiants étrangers dans la brochure d’accueil qui leur est destinée que si leurs potes américains acceptent de boire un café mais ne les rappellent jamais, c’est simplement culturel. En fait, c’est eux qui ont tout compris (#Americafirst). Ou plutôt nous qui nous trompons depuis des milliers d’années sur ce que doit être un ami. Pour les philosophes grecs, « c’est celui avec qui on a un projet commun, un respect mutuel et surtout ce degré d’ignorance très agréable dans une relation où l’affectivité est mise en sourdine », rappelle Dimitri El Murr. Clairement, l’ami des Grecs, c’est le camarade d’aujourd’hui. Et Cicéron ne supporterait pas une seconde d’entendre parler d’abbi et Ilana, héroïnes de Broad City en vidéocall permanent, qu’elles soient en train de s’épiler ou de copuler. Il n’était pas le seul à le penser, puisque dans un désir vain de remettre tout le monde à sa place, Derrida expliquait dans
Politiques de l’amitié que « l’amitié ne garde pas le silence, elle est gardée par le silence ». La leçon à tirer de ces années d’égarement passées à croire que pour être de bons camarades il fallait, au mieux, prêter son canap’ en cas de coup dur, au pire remplir vous-même sa déclaration d’impôts (il sait pas faire) ? Oui, vous pouvez lier une super-relation d’amitié avec cette jeune personne avec qui vous passez du bon temps devant un ciné ou autour d’un jardin communautaire. Non, vous n’êtes pas obligée de lui parler des résultats de votre dernier ECBU. UN BON CAMARADE Le mot camarade vous effraie un peu trop avec son côté révolution russe ? C’est parce que le terme est indissociable de l’histoire culturelle de la gauche, communistes, socialistes et syndicalistes. Dans ses grandes heures (avant la débâcle, les coups dans le dos, les défections et les frondeurs), le camarade, c’est celui à côté de qui on se tient parce qu’on défend une cause commune. La preuve, c’est le petit nom qu’on utilisait pour désigner les soldats. « Il y a une vraie consonance politique dans l’idée de camaraderie, poursuit Matthieu Rémy qui a lui même été militant au sein de l’unef. Mais il y a aussi toute une philosophie du communisme français, qui est loin d’avoir fait du mal à ce pays. Le camarade, c’est celui qu’on secourt, qu’on aide ou avec qui on fait front. » « Ce qui est intéressant, dans notre société où l’amitié est fondée sur la ressemblance ou sur la suggestion de gens qui nous ressemblent grâce à des algorithmes, c’est que la camaraderie tolère et encourage l’altérité », poursuit Dimitri El Murr. Un peu comme le montre cette scène de 120 battements par minute, film sur l’histoire d’act Up. L’acteur représentant Didier Lestrade, fondateur du mouvement, ne comprend pas que Nahuel Pérez Biscayart (qui joue Cleews Vellay) n’a pas particulièrement envie de le voir alors qu’il est sur le point de mourir et tente un penaud : « On ne s’aime pas beaucoup mais on est amis quand même. » Alors non, mais vous avez été de bons camarades et c’était déjà inespéré. « Il y a dans la camaraderie une volonté de faire corps », avance le philosophe, citant par exemple les échanges et les rencontres au moment de Nuit Debout. Faire corps, en se donnant une bonne tape affectueuse dans le dos, sans entrer dans le détail. Un sentiment régulièrement décrit par ceux qui avaient investi la place de la République. Et qui, même si vous n’avez pas envie de faire la révolution, pourrait bien renverser votre définition de l’amitié.