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ON NOUS PILLE »

L’EX-PRÉSIDENT D’ACT UP, JOURNALIST­E EXTRAVAGAN­ZA PRÉCAIRE ET ACTIVISTE TOUJOURS REMONTÉ COMME UNE PENDULE, NOUS CAUSE DE 120 BATTEMENTS PAR MINUTE ET DES PILLEURS DES ANNÉES SIDA. OUCH !

- Act Up, une histoire de Didier Lestrade vient d’être réédité chez Denoël. 120 battements par minute, actuelleme­nt en salles ENTRETIEN FRANÇOIS GRELET

Bonjour, vous avez vu 120 BPM ? Ça vous a plu ?

Didier Lestrade : Déjà, on peut se tutoyer, et oui je l’ai vu bien sûr à Cannes, et je l’ai revu avant-hier aussi. Il y avait une avant-première à Saint-Étienne. Je ne fais plus beaucoup d’avant-premières de films parce que je suis tellement débordé de demandes que ça a fini par me gonfler. Comme je suis un bon client, je parle, je parle, je sais animer le truc mais… c’est vraiment une perte de temps pour moi. C’est deux jours sans travailler, deux jours sans être payé.

Mais le film t’a plu donc ?

Oui, beaucoup. C’est vrai que je t’ai pas répondu, je préfère me plaindre de mes soucis d’argent.

Ça m’avait frappé dans la tribune que tu as écrite pour Libé, après la projo cannoise du film : tu tenais à y causer surtout de la précarité dans laquelle tu vis désormais.

C’est un point de vue très act-upien ça : c’est-à-dire que, d’abord, je me considère transparen­t. Je veux à chaque fois appuyer mon propos par un point de vue personnel. Ça fait dix ans que je suis au chômage, quatre ans que je suis au RSA, et à un moment, c’est bien joli cette sorte d’avis uniforme sur le film, mais il y a des gens derrière cette histoire qui ont travaillé et qui ne sont aujourd’hui absolument pas reconnus par la société…

Justement, le film ne peut pas les aider à le devenir ?

Si, mais il peut très bien ne pas le faire. Encore une fois, imaginons que le film ait un énorme succès, comme Les Nuits fauves il y a vingt ans. Bon, on a bien vu que dans ce genre de succès-là, en soi, il y a quelque chose de pervers. Il y a un énorme support sentimenta­l, il y a un romantisme du drame, et ça peut vite glisser.

« Glisser » ?

C’est-à-dire que le public, ce n’est pas les institutio­ns. Ce n’est pas le public qui va te faire vivre. Le public, ce n’est pas ce qui va te donner un job. Moi, je ne suis pas dans le milieu du cinéma. Je suis dans le milieu de l’activisme, du journalism­e. Et aujourd’hui vous êtes bien placés pour savoir que le milieu du journalism­e, c’est quelque chose dont on ne vit plus. Je ne veux pas faire la drama-queen, mais quand il commence à y avoir un va-va-voom médiatique, il ne faut pas venir me dire : « Ah ouais, Lestrade, t’es génial ! » J’ai presque soixante ans, ça fait dix ans que je rame, je vis à la campagne, je ne fais chier personne. Mais ce truc qu’on a fait pour la société, cette victoire qu’on a apportée sur les médicament­s, l’activisme, toute la réussite politique qu’est Act Up, quoi, elle devrait être reconnue, en termes de travail, de récompense­s, de reconnaiss­ance intellectu­elle et surtout universita­ire. Ce qui n’est absolument pas le cas…

Ce n’est pas le principe de l’activisme justement ? Donner du temps sans attendre forcément de reconnaiss­ance ?

Non. Le principe de l’activisme, c’est d’obtenir des trucs. La générosité c’est bien, mais à un moment tu dois vivre. Ce n’est pas parce que tu sacrifies une partie de ta carrière que tu dois la sacrifier d’une manière totale. Quand j’ai commencé à Act Up en 89, c’était vraiment le moment où ça commençait à exploser, je travaillai­s notamment à Libé mais j’avais plusieurs jobs, ça allait bien. Et en l’espace de trois ans, je ne gagnais plus rien. Il y a une injustice là-dedans. Et à la fin, c’est encore une fois des chercheurs qui s’approprien­t ton travail pour faire avancer leur boulot. Donc tu es dépossédé…

Il te reste quand même une forme de destinée qui s’est

accomplie, c’est pas rien non plus… Bof, t’es surtout une sorte de produit qu’on détourne, comme ce qui s’est passé avec le bouquin de Tristan Garcia ( La Meilleure Part des hommes, ndlr) il y a dix ans. Je me suis retrouvé licencié de Têtu en même temps que le bouquin sortait. J’étais devenu un personnage, qui devenait un personnage de roman, qui en plus n’avait absolument aucun rapport avec ce que je suis vraiment. Mais vraiment on te dénature, quoi, on te fait dire des choses qui ne sont pas toi, on inverse les rôles – Dustan c’est un prolo et moi je suis bourgeois, alors que dans la vie c’est tout à fait le contraire. Et puis après on fait une pièce de théâtre. Des gens font du fric sur toi. Comme le blues a été pillé par les blancs, la même chose a été faite avec les pédés et le sida. Ouais, on nous pille.

Donc si je t’entends, seul un type passé par Act Up, comme Campillo, pouvait réaliser un film sur Act Up. Sinon ça devenait du pillage.

C’est peut-être pas aussi schématiqu­e que ça, mais… Ce film est génial parce qu’il raconte une période assez initiale d’Act Up et ne prétend pas tout raconter : il raconte juste la beauté du fonctionne­ment sociologiq­ue. Cet espace de liberté, de démocratie inouïe, qui n’a pas d’équivalent aujourd’hui. Il nous faudrait un nouvel Act Up… Et le film a beau être brillant, il n’arrive même pas à reproduire la véracité de l’hyperactiv­ité du groupe.

Quand tu vois le chemin parcouru aujourd’hui par Campillo et son film, la manière dont il a transformé ses années d’activisme pour bâtir un objet pareil, ça t’éloigne un peu de lui ?

Ah mais je l’adore Robin, j’ai voulu coucher avec lui à l’époque. À force de le draguer, j’ai réussi à passer une nuit avec lui. Ce crétin il s’est mis en position foetale, il était derrière, je lui faisais des câlins, il n’a pas bougé de la nuit. Complèteme­nt autiste. Ce que j’aimais bien chez lui – bon, il a pris un peu de ventre –, c’est qu’avant il n’avait que du nerf, que du corps, pas un bit de graisse. C’est quelqu’un que je trouvais incroyable­ment beau. En plus on partage quelque chose particulie­r, à Act Up on était plusieurs pieds noirs de la dernière génération, et il se trouve que tous ces pieds noirs étaient super beaux. On avait vraiment un lien, et Campillo, j’étais content justement qu’il fasse ce film. Quand il m’a montré le script, c’était factuellem­ent correct. En plus je trouve qu’il a mis beaucoup de couleurs par rapport à d’habitude, super important ça : moi en général je déteste le look des films français. Bon après je dois t’avouer que quand il travaillai­t avec Arnaud Rebotini pour la musique, eh ben… En fait j’espérais sincèremen­t avoir un petit job, en tant que consultant musical ou autre, mais bon… Il ne faut pas oublier que « BPM », c’est moi qui ai promotionn­é ce putain de sigle. Avant moi, personne ne savait ce que ça voulait dire…

« COMME LE BLUES A ÉTÉ PILLÉ PAR LES BLANCS, LA MÊME CHOSE A ÉTÉ FAITE AVEC LES PÉDÉS ET LE SIDA. »

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