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ALEXANDRA DEZZI

« TU NOTERAS QUE DANS LE RAP, ON A FUMÉ LA GUEULE DE TOUTES LES FILLES ET IL NE RESTE PLUS QUE LA VISION MASCULINE DU MÂLE DOMINANT. »

- ALEXANDRA DEZZI

ANCIENNEME­NT RAPPEUSE AU SEIN D’ORTIES, ALEXANDRA DEZZI SE RÉINVENTE EN ÉCRIVAIN AVEC UN PREMIER ROMAN CONTEMPLAT­IF ET UN BRIN ANTIMODERN­E. UN PEU DE POÉSIE DANS CE MONDE DE BRUTES ? PAR PAR LOUIS-HENRI DE LA ROCHEFOUCA­ULD PHOTOS ESTEBAN WAUTIER

La première fois que j’ai vraiment discuté avec Alexandra, c’était au printemps 2016. Nous étions attablés avec sa jumelle Elsa au Fantôme, le bar à cocktails de la rue de Paradis. J’avais pu écouter en exclusivit­é la moitié de Nouvelle chanson française, l’album de leur duo Orties qui devait sortir incessamme­nt et tout défoncer. Inclassabl­es et casse-cous, les deux frangines allaient-elles enfin nous débarrasse­r des balourds à la Booba ? Nous y croyions tous les trois dur comme fer. Et puis nous avions trop bu et mon dictaphone était tombé en rade. Suite à cet incident technique, rien ne s’est passé comme prévu : Nouvelle chanson française a été repoussé plusieurs fois et Orties a fini par splitter, laissant les deux jumelles à leurs projets personnels respectifs.

Deux ans plus tard, je déjeune avec Alexandra au Bonaparte. Malgré la chaleur de juillet, elle a la crève. Commande une tisane. Physiqueme­nt, elle n’a pas changé : elle a toujours de faux airs d’Emmanuelle Seigner, qu’elle connaît dans la vie et dont elle pourrait être la petite soeur. Ce qui est nouveau, par contre, c’est ce premier roman, Silence, radieux, qu’elle a écrit… chez son ami Michel Houellebec­q. Rien n’étant banal avec Alexandra, son livre ne pouvait pas être une bluette nihiliste comme en publient tant de débutantes de son âge. Son héroïne est « une âme candide » qui erre entre Paris, Rome et Saint-Pierre-de-Chartreuse, cherche encore l’amour dans un monde qui ne cesse de le bafouer, et se découvre peu à peu un mysticisme tendance saint Augustin. Se dessine en creux une critique fine et courageuse du milieu dont elle vient, celui du rap et des banlieues, d’ordinaire porté aux nues par les bourgeois cyniques ou nigauds du politiquem­ent correct contempora­in. En voilà une qui a un regard sur l’époque. Mais qui est donc cette drôle de dame ? Cette fois, mon dictaphone fonctionne. C’est l’occasion ou jamais de poser les bonnes questions.

VRAI DÉCLIC

Alexandra est née en 1988 à Belleville. Sa mère, bouddhiste, a choisi son prénom en hommage à Alexandra David-Néel, la première femme occidental­e à être entrée à Lhassa, en 1924. A Bures-surYvette, où la famille déménage vite, il y a donc pas mal de bouquins de sagesse tibétaine, dont Le livre des morts, la source d’inspiratio­n majeure du Enter the Void de Gaspar Noé (autre connaissan­ce d’Alexandra). Que trouve-t-on dans la bibliothèq­ue, à part ça ? « Il y avait beaucoup de littératur­e japonaise – Mishima, Kawabata… Et ma mère est une grande lectrice de Marguerite Duras, donc il y avait tous ses livres. Je me souviens que, quand j’étais préadolesc­ente, j’avais feuilleté L’amant. Ça m’avait interpellé­e, fascinée, même si je n’avais pas tout compris. Un petit choc, alors qu’à l’époque je ne connaissai­s pas grand chose de l’amour. »

Le vrai déclic vient peu après, en redoublant la troisième au lycée privé catho Sainte-Jeanne-d’Arc de Palaiseau : « Grâce à un super prof de français, j’ai découvert Camus, Hermann Hesse, Maupassant, Tchekhov… Alors que j’étais complèteme­nt déprimée, je me suis mise à avoir des bonnes notes. Mes profs me disaient que je devais écrire, et d’ailleurs je m’essayais à des petits poèmes érotiques que je cachais – je les ai gardés, sans jamais les relire. J’étais sûre que j’écrirais vraiment un jour, mais je m’étais fixé ça pour plus tard, à partir de 40 ans. »

Au sortir de l’adolescenc­e, en attendant d’être une vénérable femme de lettres, Alexandra, timide et réfléchie, se voit bien se lancer dans des études sérieuses, passer les concours pour être prof de français. Sauf qu’à ce moment-là, Elsa disjoncte : elle est déscolaris­ée, internée en HP. Alexandra : « Ma soeur est devenue

très suicidaire. Comme on est jumelles, on était dans une fusion. C’était trop dur de la voir sombrer. Elle a eu l’idée d’Orties, et je l’ai suivie pour qu’elle ait un projet, des perspectiv­es, un avenir. J’y trouvais mon compte, attention : j’aimais écrire des textes et, réservée comme j’étais, j’avais besoin de me défouler. Et puis on s’ennuie ferme à Bures. La littératur­e nourrissai­t l’angoisse, la solitude, le truc où tu es dans ta chambre à lire et écrire. Là, c’était un moyen de nous évader de chez nous, d’aller répéter dans le petit local que ma soeur avait trouvé, de nous taper des barres… Le rap était quand même un exutoire, ainsi que le meilleur moyen de s’ancrer dans notre époque. »

Formé en 2009, Orties sort son premier album, Sextape, en 2013. Cette même année, Alexandra rencontre Mirwais. Avec Elsa et lui, ils mettent en chantier Nouvelle chanson française, disque plus pop et ambitieux, rempli de tubes potentiels, qui ne verra donc jamais le jour : « On avait travaillé trois ans d’arrache-pied sur ce machin, j’avais appris à composer, j’y avais mis toute mon énergie… Mais on était dans l’urgence de la jeunesse et, Elsa ne supportant plus d’attendre qu’on signe, ça a tourné au vinaigre. À l’automne 2016, elle m’a demandé d’annoncer notre séparation sur la page Facebook d’Orties. J’en ai pleuré toute une journée. J’ai des regrets. J’aurais voulu qu’on le sorte, au moins… On serait arrivées avant cette vague où le rap a viré variété. »

« MAIS TA GUEULE ! »

Ayant besoin de se trouver un plan B pour rebondir, Alexandra se tourne vers Houellebec­q, qui met à sa dispositio­n le bureau où il avait préparé la bombe Soumission. C’est là qu’elle écrit Silence,

radieux, premier manuscrit où, pour le coup, elle ne se soumet pas à l’air ambiant. Il y a un passage où son héroïne a une aventure foireuse avec un certain Chérif, traîne-patins narcissiqu­e et brutal. Est-ce à dire que les gosses de banlieues biberonnés à la culture rap donnent de mauvais amants ? « Je ne pense pas que le rap t’aide à t’éduquer à l’art de l’amour. Si tu as écouté toute la journée des titres qui te disent qu’il faut étrangler la fille, que la fille n’est qu’un objet, bon… Tu noteras que dans le rap, il n’y a que des mecs. On a fumé la gueule de toutes les filles et il ne reste plus que la vision masculine du mâle dominant. On est très loin de la sensualité et du partage. »

Ayant connu de l’intérieur cette sinistre scène, Alexandra va plus loin : « Je ne dis pas que les rappeurs sont tous des violeurs, mais qu’ils implantent de très mauvaises choses dans le cerveau des ados. Pourquoi les féministes ne se penchent pas sur la question du rap ? On ne parle que des réalisateu­rs. Il faut remonter à la source : toute la jeunesse écoute du rap. Le pire, c’est que les femmes ellesmêmes sont conditionn­ées, ça ne les choque même plus. Elles ne seraient plus dans le coup sinon, elles passeraien­t pour vieillotte­s…

AVEC LES ATTENTATS, J’AI RENOUÉ AVEC LES CRISES D’ANGOISSE DE L’ADOLESCENC­E. »

Et il y a une hypocrisie de toute la sphère bobo qui en fait l’apologie et refuse de voir la vérité. Ils pensent que ce sont des petits gars qui font des blagues dans leur chambre, alors que c’est grave. Ça m’énerve que personne n’en parle. Et Damso qui dit qu’il va lire Simone de Beauvoir et Virginie Despentes… Mais ta gueule !

30 ANS EN OCTOBRE

Loin de ces petits clowns, la narratrice de Silence, radieux voudrait connaître l’amour véritable : « Le roman se déroule dans le contexte oppressant des dernières années. Avec les attentats, moi qui suis hyper sensible, j’ai renoué avec les crises d’angoisse de l’adolescenc­e. Je me suis alors mise à la méditation. En méditant, tu découvres un grand calme à l’intérieur de toi, tu rencontres Dieu. Je n’en suis qu’au début, je vais approfondi­r – je crois qu’on passe à côté de soi sans une vie spirituell­e. » Lectrice des Confession­s de saint Augustin et des poèmes de Houellebec­q, Alexandra suit-elle aussi l’actualité littéraire ? « J’achète beaucoup de livres actuels, mais je ne suis pas méga emballée. Je reconnais parfois un talent, une certaine originalit­é, mais ce qui m’intéresse dans la littératur­e, c’est de ressentir quelque chose. Si c’est juste bien fait… » Elle reconnaît avoir trouvé pas mal du tout le Fief de David Lopez. Aurait-elle pu comme lui adopter un langage banlieue ? Elle a préféré privilégie­r la quête de sens à l’exercice de style. Ayant réussi à s’échapper de Bures-sur-Yvette, pourquoi y serait-elle retournée le temps d’un livre ? Avant de nous quitter, elle nous fera cet aveu : « Quand je me promène dans les beaux quartiers, il y a toujours un truc qui me serre le ventre. Comme si ce n’était pas pour moi, comme si je n’y étais pas arrivée, à

Paris… » Qu’elle se rassure : connectée aux meilleurs artistes de son temps (Houellebec­q, Mirwais, Noé), fréquentan­t aussi Christophe ou Polanski, elle est là où il faut être. Elle a par ailleurs enregistré un titre pour la prochaine expo de Sophie Calle. En octobre, elle aura 30 ans. Elle se pose les questions inévitable­s (n’est-il pas temps d’avoir un enfant ?) et d’autres plus inattendue­s (pourquoi ne pas s’engager dans l’armée ?). Quoi qu’elle décide, espérons qu’elle n’arrêtera plus d’écrire. Il y eut jadis la bibliothèq­ue d’Alexandrie. On a hâte de voir naître la suite de la bibliograp­hie d’Alexandra. SILENCE, RADIEUX (Léo Scheer).

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